Vingt-cinquième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Soit la phrase suivante : Ça l’a l’air que c’est une chose à ne pas faire.

Comment désigner cette adjonction du «l» au verbe avoir après «ça» ?

S’agit-il d’une épenthèse ?

«Ling. Apparition à l’intérieur d’un mot d’un phonème non étymologique. L’épenthèse se produit pour adoucir des articulations inhabituelles. L’épenthèse du b dans nombre qui vient du latin “numerus» (le Petit Robert, édition numérique de 2010).

Stricto sensu, non : le «l» ajouté à «a» («ça l’a») n’est pas «un phonème non étymologique» ajouté «à l’intérieur d’un mot» (l’Oreille tendue souligne).

Serait-ce un phonème éphelcystique ?

«Un phonème éphelcystique (du grec […], “attiré à la suite”) est, en phonétique, un phonème — la plupart du temps une consonne — ajouté à la fin d’un morphème ou d’un mot (c’est dans ce cas une paragoge) pour des raisons euphoniques, lesquelles sont le plus souvent la résolution de l’hiatus» (Wikipédia).

Exemples : «On tira-Z-à la courte paille (bis) pour savoir qui qui qui serait mangé (bis) (“Il était un petit navire”)» (@MrJeg57); «Il resta-T-au village, tout le monde l’aimait bien (“Le petit âne gris”)» (@MrJeg57).

Si «ça l’a» semble bien être lié à la «la résolution de l’hiatus», le «l» superfétatoire ne se situe pas «à la fin d’un morphème ou d’un mot» (bis).

Et si c’était, tout bêtement, une forme (fautive) de la prosthèse ?

«Ajout, au début [ter] d’un mot, d’une lettre ou d’une syllabe qui n’en modifie pas le sens : fr. populaire, un esquelette» (Dictionnaire des termes littéraires, p. 391).

Le débat reste ouvert.

Synonymes médiatiques

Pierre Foglia, dont c’est une des bêtes noires, parle de «lalaïsation», cette «lèpre» (la Presse, 4 octobre 2012, p. A10).

Antoine Robitaille, sur Twitter, propose «çalatisme» : «Karine Vallières, députée de Richmond, vient de nous sortir un joli “ça l’allait”.»

 

Référence

Van Gorp, Hendrik, Dirk Delabastita, Lieven D’hulst, Rita Ghesquiere, Rainier Grutman et Georges Legros, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, coll. «Dictionnaires & références», 6, 2001, 533 p.

Transfert automobile

L’Oreille tendue, au volant, surveille ses angles morts depuis presque quarante ans. Elle sait qu’elle doit se méfier de cette «zone dans laquelle le tir, l’observation sont rendus impossibles (par un écran, etc.)» (le Petit Robert, édition numérique de 2010).

Elle ne savait pas, jusqu’à tout récemment, que la même expression désignait dorénavant le fait d’avoir oublié quelque chose.

Elle a eu la puce à l’oreille quand, en séminaire, un de ses collègues a reconnu ne pas avoir couvert une question dans sa bibliographie; c’était resté «dans son angle mort».

Le Devoir du 4 mars lui donne à penser que ce sens de l’expression est relativement courant : «La professeure admet qu’un des angles morts de l’étude concerne la nouvelle surveillance critique instaurée par le Web» (p. B7).

Tout cela était manifestement resté dans l’angle mort de l’Oreille.

 

[Complément du 18 septembre 2016]

Exemple tiré du Devoir du 16 septembre 2016 : «Cela étant, je crois que la richesse de la diversité réside dans la faculté des uns d’ouvrir le regard des autres sur des phénomènes qui se situent dans leur angle mort» (p. A9).

Trouble de l’Oreille

L’Oreille tendue essaie d’être sensible aux modulations de la langue. Elle ne peut donc qu’être troublée quand d’autres signalent un phénomène qu’elle-même n’a pas remarqué.

Exemple : la popularité, dit-on, de l’expression dans le fond.

Cela a commencé avec @NathalieCollard :

«Pourquoi tout le monde commence ses phrases par “Dans le fond…” ? #observationdusamedi.»

Cela a continué avec @AMBeaudoinB et @Hortensia68 :

«@benoitmelancon Avez-vous déjà tendu votre oreille vers “dans le fond” ? Introduit le discours soigné des gens un peu mal à l’aise…» (@AMBeaudoinB).

«@AMBeaudoinB @benoitmelancon Depuis quelques années, lors des exposés oraux, le “dans le fond” est un fléau très répandu» (@Hortensia68).

«@Hortensia68 @benoitmelancon N’est-ce pas ? À chaque début de session, j’avertis mes étudiants que je le remarquerai. C’est une épidémie !» (@AMBeaudoinB).

Cela est de nouveau chez @NathalieCollard :

«J’écoute la radio. J’entends “Dans l’fond” aux deux minutes. Ce tic de langage est devenue une plaie.»

L’Oreille est inquiète. Elle a certes trouvé cette expression dans le blogue OffQc | Quebec French Guide et dans une vidéo célèbre de Solange te parle, «Solange te parle québécois». Pourtant, pour elle, ce n’est pas un «fléau», une «épidémie» ou une «plaie».

Serait-ce qu’elle devient dure de la feuille ?

P.-S. — Dans le fond, non : Solange ne te parle pas québécois.

 

[Complément du 9 mars 2013]

Commentaire, reçu par courriel, d’un professeur de cégep québecquois : «Je l’atteste : l’usage de “dans l’fond” est abusif chez nos étudiants du collégial, et ailleurs sans doute.» L’inquiétude de l’Oreille grandit.

 

[Complément du 28 septembre 2016]

Selon un correspondant de l’Oreille, la source du mal serait glandulaire.

Familiarité de la pancarte

On a beaucoup vu de pancartes au Québec depuis un an.

Ci-dessous, cinq exemples, choisis pour leurs caractéristiques communes, dont les deux premiers sont tirés de l’actualité immédiate.

«Heille Agnès
Couper les moins nantis
C’est cheap en esti !» (le Devoir, 5 mars 2013, p. A3).

«Pauline
c’est pas
vargeux
ton
affaire» (le Devoir, 26 février 2013, p. A3).

«Line
mange un
osti d’charest
d’marde !
Les étudiants» (les Pancartes de la GGI).

«Bachand,
tes
hausses
de tarifs
fous-toi
les dans
le cul !» (les Pancartes de la GGI).

«Charest !!!
Décalisse
C’est tu clair» (le Devoir, 2-3 juin 2012, p. A1).

Ces caractéristiques ? Le tutoiement. L’interlocution directe («Heille»), soit par le prénom (pour les femmes : Agnès Maltais, Pauline Marois, Line Beauchamp), soit par le patronyme (pour les hommes : Raymond Bachand, Jean Charest). Le recours au juron («esti», «osti», «Décalisse») ou à la vulgarité («marde», «cul»).

Peut-on dire de ces pancartes qu’elles sont représentatives de l’ensemble de celles qu’on a vues pendant le Printemps érable et depuis ? Évidemment pas : il aurait été impossible de relever le contenu de toutes les pancartes alors brandies. Peuvent-elles servir, seules, de corpus pour essayer de comprendre le rapport des Québécois à l’autre ? Pas plus. Disent-elles néanmoins quelque chose de ce rapport ? Sans aucun doute : que la familiarité reste un des traits profonds de la société québécoise, jusque dans son langage politique.

Précautions pré-commentaires

On objectera à l’Oreille tendue que toutes les pancartes n’avaient pas recours à cette proximité supposée. C’est vrai : «Où s’en va le Québec ? / M. Charest, / je veux connaître / votre itinéraire» (les Pancartes de la GGI); «Charest / reculez» (le Devoir, 17 avril 2012, p. A5); «Charest / les / voyous / c’est / vous» (le Devoir, 25 mai 2012, p. A1).

On lui objectera que certains manifestants avaient un vrai sens de la formule, familiarité ou pas. C’est encore vrai : pour l’Oreille, «Mon père est dans l’anti-émeute» (les Pancartes de la GGI) est un texte de pancarte admirable.

On lui objectera enfin que la vulgarité avait un ton bonhomme. Là-dessus, l’Oreille ne sera pas d’accord. «1625 / moé l’cul» (les Pancartes de la GGI); «Charest / Ta yeule / On peut s’crosser tu-seuls» et «Charest / Salaud / Le peuple aura ta peau» (le Devoir, 2-3 juin 2012, p. A1 et la Presse, 16 juin 2012, p. A20); «Charest, en prison, échappe pas ton savon» (la Presse, 16 juin 2012, p. A20); «Étudiants / fourrés / Beauchamp / mal / baisée !» : non, ce ne sont pas des textes bonhommes.

Pas terrible, en effet

Une pancarte brandie durant une manifestation à la suite du Sommet sur l’enseignement supérieur du gouvernement du Québec :

«Pauline
c’est pas
vargeux
ton
affaire» (le Devoir, 26 février 2013, p. A3).

Un tweet :

«La pochette de Chic de ville : pire ou meilleure que celle de Rêver Mieux ? Elle n’était pas vargeuse elle non plus…» (@OursMathieu).

Vargeux, donc. Ce qui, au Québec, n’est pas vargeux n’est pas terrible.

Remarque. Vargeux ne s’emploie que dans des constructions négatives. On ne dira pas Pauline, c’est vargeux ton affaire.