Autopromotion 058 ou l’internationale de la gougoune

François Hébert, De Mumbai à Madurai, 2013, couverture

En 2009, l’Oreille tendue publiait un petit livre rassemblant des souvenirs de Thaïlande, Bangkok. Notes de voyage. Sous le titre «retirez-les», on pouvait y lire ceci :

Bouddha et les divinités hindoues ont des relations complexes avec les pieds. Dans un temple, il n’est pas permis que les pieds des pèlerins et des touristes pointent vers leurs statues, et qui enfreint la règle se le fait rappeler sèchement, parfois à coups de bâtons. De même, doit s’y déchausser qui y entre, y compris bébé sur le dos de papa; encore une fois, on ne badine pas avec la règle.

Elle est également laïque, encore que d’application plus douce. Pas de chaussures dans certains espaces des maisons, quelques commerces, les orphelinats, du moins dans les zones fréquentées par les enfants, dans des musées. (Où l’on voit que la tolérance est laïque plus que religieuse.)

Voilà pourquoi le lacet n’est pas de mise, et la gougoune en plastique si populaire (p. 32).

Un écrivain ami de l’Oreille, François Hébert, vient de faire paraître De Mumbai à Madurai. L’énigme de l’arrivée et de l’après-midi, où il la cite (merci).

Selon Benoît Melançon dans Bangkok, le bouddhisme favoriserait l’usage de la gougoune, ou tong comme disent les Français de France, de préférence en plastique, plus facile à déchausser que nos baskets ou running shoes quand il faut entrer nu-pieds dans les temples, et meilleur marché bien entendu.

L’hindouisme aussi, ma foi.

Archéologues, la gougoune est l’artefact de demain ! (p. 32)

Suit un passage à propos des gougounes «fantômes» qui flottent «sur les eaux portuaires de Bombay» (p. 32-33).

Plus tard, à Madurai, Hébert se souviendra de ces «gougounes dépareillées» (p. 96) et il croisera des «stands à gougounes» (p. 80).

C’est dit : il existe bel et bien une internationale de la gougoune.

P.-S. — Le sous-titre de De Mumbai à Madurai provient, par V.S. Naipaul interposé, d’un tableau de Giorgio de Chirico, «L’énigme de l’arrivée et de l’après-midi». Pour François Hébert, ce titre est une «anacoluthe qui laisse rêveur» (p. 166). Ne s’agirait-il pas plutôt d’un zeugme ? Ça se discute.

 

[Complément du 10 janvier 2014]

Un nouveau livre de François Hébert a paru, Où aller (2013). Dans le poème «Quelque part dans le Sud» (p. 30), on lit :

de Macao à Higüey
dans les fossés bouts de tuyaux
sacs aux branches des buissons
plastiques et chromes de véhicules
gougounes dépareillées canettes défoncées
tessons de Crush ou de Fanta

D’autres «gougounes dépareillées».

 

[Complément du 4 janvier 2019]

Soit la réplique suivante, tirée de la nouvelle «Socorro», du recueil le Nombril de la lune, de Françoise Major, qui se déroule au Mexique : «Tu vas t’ennuyer des chanclazos» (p. 132). Chanclazos ? «Coup de gougoune [chancla], LA punition classique des mères latinas» (p. 271). Oui, l’internationale de la gougoune.

 

[Complément du 18 septembre 2019]

Rebelote chez François Hébert, dans le poème «Quoi voir au musée» de Des conditions s’appliquent (2019) :

6

voyons voir le fond des choses

les baleines crèvent
le corail s’éteint
le plancton se raréfie

les océans sont graisseux
de pétrole et de crèmes
pour la beauté

s’emplissent de contenants
cannettes
gougounes

soie dentaire
pour les requins (p. 26)

 

[Complément du 29 mai 2023]

Le plus récent roman de François Hébert, Frank va parler (2023), vient de paraître. Que peut-on y lire au sujet de la crise climatique ? Que «le climat, pour aller vite, se détériore sur la planète à cause des goons ou gorgones actuels de l’économie et de leurs sales gougounes dans les océans» (p. 109-110).

 

[Complément du 3 janvier 2024]

Pas de gougounes dans Si affinités, le recueil posthume de François Hébert, mais ceci : «gongs tongs poteries loteries soieries lanternes» («Dans le Chinatown de San Francisco», p. 65).

 

Références

Hébert, François, De Mumbai à Madurai. L’énigme de l’arrivée et de l’après-midi. Récit, Montréal, XYZ éditeur, coll. «Romanichels», 2013, 127 p. Ill.

Hébert, François, Où aller, Montréal, l’Hexagone, coll. «L’appel des mots», 2013, 89 p.

Hébert, François, Des conditions s’appliquent. Poèmes, Montréal, L’Hexagone, 2019, 75 p.

Hébert, François, Frank va parler. Roman, Montréal, Leméac, 2023, 203 p.

Hébert, François, Si affinités. Poèmes, Montréal, L’Hexagone, 2023, 104 p. Postface de Nathalie Watteyne.

Major, Françoise, le Nombril de la lune. Nouvelles, Montréal, Le Cheval d’août, 2018, 276 p.

Melançon, Benoît, Bangkok. Notes de voyage, Montréal, Del Busso éditeur, coll. «Passeport», 2009, 62 p. Quinze photographies en noir et blanc. Édition numérique : Montréal, Numerik:)ivres et Del Busso éditeur, 2011.

Benoît Melançon, Bangkok, 2009, couverture

L’orthographe de la CEIC

L’Oreille tendue ne saurait être partout; voilà pourquoi elle a des taupes. S’agissant de la Commission (québécoise) d’enquête sur l’octroi et la gestion des contrats publics dans l’industrie de la construction — la Commission Charbonneau, du nom de la juge qui la préside —, là où règne le «croustillant», son informatrice est @NieDesrochers (merci).

En matière de jurons, celle-ci lui rapportait hier deux décisions orthographiques, dont l’une bien étonnante, dans le cadre de la transcription des débats télévisés de la commission.

La première : «“Tabarnak” ou “tabarnaque”, la #ceic opte pour la 2e orthographe.» C’est une décision qui, à l’écrit, se défend, mais elle n’est pas d’un très grand poids, dans la mesure où, à l’oral, nak et naque, c’est kif-kif. Nac aurait d’ailleurs tout aussi bien fait l’affaire. Chacun pourra continuer à dire selon son cœur.

La seconde : «Ah ? “Siboire” ? #ceic.» Cela attriste. La culture religieuse et la culture littéraire exigent, à l’écrit, «ciboire», et rien d’autre. À l’oral, c’est autrement complexe.

Les contribuables sont en droit de se demander si toutes les décisions de la CEIC sont, et seront, également fondées.

P.-S. — @curler101 voyait, dans ce «siboire», «le vin qui coulait à volonté» chez les témoins, d’où «six boires». On aimerait le croire.

Transcription d’écoute électronique (CEIC)

Merci à @PaulJournet

Sans avec pas d’

L’œuf ou la poule. L’expression avec pas de / d’ doit-elle sa popularité au journaliste sportif Jean Dion, qui l’a beaucoup pratiquée, ou au groupe musical Avec pas d’casque ?

Peu importe. En revanche, le moment est peut-être venu de la manier avec parcimonie.

Exemples.

Le 2 février, la Presse consacrait un article à Stéphane Lafleur, cinéaste et membre d’Avec pas d’casque. Cahier Arts, p. 1 : «Avec pas d’effets…» Cahier Arts, p. 10 : «Avec pas d’limites.» Cahier Arts, p. 11 : «Avec pas d’pause.»

D’autres ?

«Avec pas de parking» (Urbania, 18 juillet 2012). «Avec pas de hockey» (la Presse, 22 octobre 2012). «Avec pas d’voix» (Infoman, 1er février 2013).

Une pause s’impose, sauf chez Jean Dion, bien sûr.

 

[Complément du 16 novembre 2024]

Les mots croisés du quotidien le Devoir, dans sa livraison du jour, proposent un synonyme.

Mots croisés, le Devoir, 16-17 novembre 2024, «Avec pas de casque» / «Nutête»

Le jeu de l’Oreille

Quelques questions pour les bénéficiaires habituels de l’Oreille tendue, histoire de tester leurs connaissances.

(Réponses officielles le 4 février. Si vous préférez soumettre les vôtres d’ici là, prière d’utiliser la rubrique «Laissez une réponse» ci-dessous.)

1. On doit à un auteur fétiche de l’Oreille l’incise suivante : «L’aveugle se doit d’être un peu muet, sentencia Russel.» De quel auteur s’agit-il ? (Deux points supplémentaires si vous repérez l’œuvre d’où est tirée cette phrase.)

2. Quelle est la capitale de la Notulie ?

3. Trouvez l’intrus : «une avion», «une escalier roulante», «une autobus», «une ascenseur», «une ambulance».

4. Donnez cinq synonymes du mot rondelle. (Un point pour l’ensemble des cinq réponses.)

5. Comment désigne-t-on un enseignant de sciences dans les écoles montréalaises ?

6. Votre journée de travail est finie. Devriez-vous dire «Je me suis flushé du bureau» ou «J’ai quitté pour la journée» ?

7. La formule «catholique progressiste», lue dans le Devoir des 26-27 janvier 2013, est-elle un pléonasme ou un oxymore ?

8. Dans le Charretier de la «Providence», Georges Simenon écrit la phrase suivante : «on vit le matelot […] faire sauter, du pont et d’un geste précis, les amarres de leurs bittes» (p. 53). À quelle figure de style a-t-il recours ?

9. Dans quelle capitale trouve-t-on Les Capitales ?

10. Quelle ville du Saguenay—Lac-Saint-Jean peut-on confondre avec une expression latine ?

 

Référence

Simenon, Georges, le Charretier de la «Providence», dans Romans. I, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 495, 2003, p. 1-103 et 1337-1353. Édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis. Édition originale : 1931.

Il n’y a plus de sot métier

«Je me suis magasiné un emploi épanouissant […].»
Charles Bolduc, les Truites à mains nues, 2012

Le monde du travail se transforme sous nos yeux. Aujourd’hui, on le sait, n’importe qui peut devenir associé ou ambassadeur de marque. De même, quand l’employabilité est en crise, il y a de l’avenir pour les conseillers en insolvabilité. Inversement, le bougon, lui, dépenserait beaucoup d’énergie, mais pour ne pas travailler.

Ce n’est bien sûr pas tout.

Engager des employés, c’est bien. Être «conseillère principale en attraction de talent» (la Presse, 30 janvier 2013, cahier Affaires, p. 7), c’est mieux. On imagine sans peine que cette personne doit travailler de près avec «des agents de talent spécialisés en branding humain».

Plus modestement, vous aimeriez devenir «responsable de la recherche et de l’élaboration du matériel relatif à l’engagement du public, notamment des campagnes de sensibilisation et de la campagne annuelle de collecte de fonds du Carême pour l’ensemble du Canada (anglophone et francophone)» ? Vous êtes potentiellement une «Personne agente au matériel pédagogique».

À une époque, les consultants — ces intervenants bien payés, le plus souvent par des décideurs avec une vision — et les experts pullulaient. Les coachs les ont remplacés.

Il en est de toutes sortes : pour les acheteurs de voitures Cadillac (la Presse, 14 mai 2012, cahier Auto, p. 5), pour ceux qui écrivent (@Coachingecrit), pour ceux qui ont besoin «de redressement» (la Presse, 11 juillet 2009, cahier Affaires, p. 10), pour les clientes des esthéticiennes (merci à @fbon), pour les «dirigeants» (@sokallis) comme pour les artistes (Culture pour tous).

Il existe même, cela ne s’invente pas, une Fédération internationale des coachs du Québec (la Presse, 23 mai 2012, cahier Affaires, p. 7).

Le cas le plus paradoxal est celui de l’autocoaching : vous êtes votre propre coach. (C’est, peut-être, plus économique.) Il faut toutefois se méfier : s’il est un «autocoaching efficace», c’est qu’il doit en exister un qui ne l’est pas. (Vous aurez été prévenus.)

De même, le «slow coaching» suppose un «fast coaching», d’où l’idée, déplaisante, d’un «coaching à deux vitesses».

L’ampleur du phénomène du coaching n’a pas échappé à Éric Chevillard, qui publiait en 2011 L’autofictif prend un coach.

Attention. Il ne faut pas confondre sauter sa coach et sauter sa coche.

P.-S. autopromotionnel — Jadis, l’Oreille tendue a publié un long texte sur la représentation de l’expert dans la prose romanesque française de la fin des années 1990. Cela s’intitulait, tout simplement, «Notice sur la précarité romanesque ou ANPE, ASSEDIC, CDD, CV, DDASS, HLM, IPSO, RATP, RMI, SDF, SMIC et autres TUC».

 

Références

Chevillard, Éric, L’autofictif prend un coach, L’Arbre vengeur, 2011.

Melançon, Benoît, «Notice sur la précarité romanesque ou ANPE, ASSEDIC, CDD, CV, DDASS, HLM, IPSO, RATP, RMI, SDF, SMIC et autres TUC», dans Pascal Brissette, Paul Choinière, Guillaume Pinson et Maxime Prévost (édit.), Écritures hors-foyer. Actes du Ve Colloque des jeunes chercheurs en sociocritique et en analyse du discours et du colloque «Écritures hors-foyer : comment penser la littérature actuelle ?». 25 et 26 octobre 2001, Université de Montréal, Montréal, Université McGill, Chaire James McGill de langue et littérature françaises, coll. «Discours social / Social Discourse», nouvelle série / New Series, 7, 2002, p. 135-158. https://doi.org/1866/13815