Langue politique (québécoise ?)

Jacques-Émile Ruhlmann, argentier, 1921

Il est beaucoup question de Marc Bibeau dans les médias québécois ces jours-ci. On rappelle à l’envi qu’il a longtemps été «l’argentier», voire le «grand argentier» du Parti libéral du Québec.

Argentier ? Le Petit Robert (édition numérique de 2014) connaît deux sens à ce mot : «1. HIST. Le grand argentier : le surintendant des finances. AUJ., PAR PLAIS. Le ministre des Finances. 2. Meuble où l’on range l’argenterie.» Le dictionnaire numérique Usito a des définitions semblables. Le Multidictionnaire de Marie-Éva de Villers ne donne que le premier sens. À l’Office québécois de la langue française, on évoque aussi un argentier parmi les métiers de l’hôtellerie. Qu’en pense l’Académie française ? «Officier qui était préposé à la cour pour distribuer certains fonds d’argent. Il se disait particulièrement du Surintendant ou ministre des Finances. Le grand argentier. Il se disait aussi de Celui qui faisait le commerce d’argent» (huitième édition).

Marc Bibeau n’ayant pas été ministre des Finances — et n’étant pas un meuble, même s’il en a longtemps fait partie —, on peut se demander si argentier, utilisé pour désigner le collecteur de fonds en chef d’un parti politique, est un québécisme. (Collecteur de fonds est probablement aussi un québécisme.)

Amis francophones, qu’en dites-vous ?

P.-S. — Le mot est rarement pris en bonne part. Argentier vient souvent avec un parfum de scandale (potentiel). L’argent a une odeur.

 

[Complément du jour]

Dans les années 1970-1980, un jeu télévisé de Radio-Canada, le Travail à la chaîne, avait son «Grand argentier». (Merci à @machinaecrire pour le souvenir.)

 

[Complément du jour]

Réponse, venue de Belgique : le mot y existe, dans le même sens qu’au Québec. Exemples : «L’ancien argentier du PS avait 62 ans. François Pirot, l’éminence déchue» (le Soir, 7 février 2004); «L’ancien argentier des Tories avait pourtant investi huit millions de livres pour le parti conservateur» (le Soir, 21 septembre 2015). Là comme ici, l’argentier peut être grand : «Le grand argentier de Suez est appelé à occuper une place de choix dans le futur groupe formé avec Gaz de France» (le Soir, 3 octobre 2006).

 

Illustration : Jacques-Émile Ruhlmann, argentier, 1921, collections du Musée d’art moderne de la Ville de Paris, photo par Sailko déposée sur Wikimedia Commons

Le chapeau qui va déborder

«Casque à la coquette», gravure de L.F. Labrousse (?), 1798-1799

Soit trois phrases.

«Je commençais à en avoir plein mon maudit casque de courir, de lever des poids ou de planter des arbres» (Attaquant de puissance, p. 21).

«J’en ai mon casse aussi» (les Singes de Gandhi, p. 30).

«Dans les années soixante-dix, les Québécois commencent à en avoir plein leur casque que des rivières et des forêts soient réservés à l’usage de quelques riches hommes d’affaires souvent originaires des États-Unis» (Taqawan, p. 177).

En avoir plein son casque, donc, «maudit» ou pas, prononcé «casse» ou pas. Au Québec, l’expression signifie qu’on en a marre, qu’on est tanné, qu’on en a plein le dos. L’exaspération et le ras-le-bol règnent.

Ce n’est pas agréable.

 

[Complément du 7 mai 2024]

Explication de François Hébert, dans Holyoke (1978) : «C’est drôle : en France, on dirait ras le bol; au Québec, plein le casque. Les deux ensemble, le bol et le casque, ça fait une sphère, bizarre évidemment : une sorte de tête artificielle…» (p. 41).

 

Illustration : «Casque à la coquette», gravure de L.F. Labrousse (?), 1798-1799, Rijksmuseum, Amsterdam

 

Références

Hébert, François, Holyoke. Les ongles noirs de Pierre. Roman, Montréal, Quinze, coll. «Prose entière», 1978, 300 p.

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Plamondon, Éric, Taqawan. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 13, 2017, 215 p.

Roy, Patrick, les Singes de Gandhi, Montréal, Le Quartanier, coll. «Nova», 8, 2013, 68 p.

Dureté de la brouette

«Brouette», dans Étienne Blanchard, Vocabulaire bilingue par l’image, 1931, p. 89

Lue dans la Presse+ du 24 avril, cette phrase, au sujet d’Alex Galchenyuk, le joueur des Canadiens de Montréal — c’est du hockey :

Barouetté du centre à l’aile, employé au sein du quatrième trio en séries, puis à la gauche de Brian Flynn…

Barouetté, donc, de barouette, comme dans brouette. Qui est barouetté est déplacé, généralement sans ménagement. C’est, dans la mesure du possible, à éviter.

Autre sens, signalé par Pierre DesRuisseaux : «Se faire tromper, se laisser tromper, se faire renvoyer de l’un à l’autre. Se faire barouetter (de “brouette”), c’est se faire raconter toutes sortes d’histoires invraisemblables» (Trésor des expressions populaires, p. 30). Ce n’est pas mieux.

 

[Complément du 20 février 2022]

L’Oreille tendue ne s’en cache pas : elle est nulle en étymologie («Science de la filiation des mots, reconstitution de leur ascendance jusqu’à leur état le plus anciennement accessible», le Petit Robert, édition numérique de 2018).

Spontanément, elle avait rattaché barouetter à barouette. Peut-être se trompait-elle.

Signalant, sur Twitter, une occurrence de barouetter dans la Presse+ du jour, elle a reçu les deux réponses suivantes :

«Dans la campagne normande d’où je viens on serait plutôt beurouetté» (@msonnet);

«Tout comme dans la Brie champenoise !» (@perceval45)

Lisant ce beurouetté, l’Oreille a évidemment pensé au beurre et à la baratte.

Vérification faite dans le Trésor de la langue française informatisé, il existe un sens figuré du verbe baratter, proche de celui de barouetter au Québec et de beurouetter en Normandie et en Champagne.

Cela laisse une question ouverte : où est-on le plus secoué, dans une baratte ou dans une barouette ?

Tant de questions, si peu d’heures.

 

Illustration : Étienne Blanchard, Vocabulaire bilingue par l’image. Leçons de choses et rédaction. Observons mieux — Parlons mieux, Montréal, Les frères des écoles chrétiennes, coll. «Parlons mieux», 1931, 111 p., p. 89.

 

Référence

DesRuisseaux, Pierre, Trésor des expressions populaires. Petit dictionnaire de la langue imagée dans la littérature et les écrits québécois, Montréal, Fides, coll. «Biblio • Fides», 2015, 380 p. Nouvelle édition revue et augmentée.

Accouplements 88

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

On dit souvent que les intellectuels sont de purs esprits, insensibles aux réalités concrètes. Voilà des rêveurs, vivant dans les sphères les plus éthérées qui soient. Ce qui est vrai des intellectuels en général le serait aussi des dix-huitiémistes en particulier.

Or c’est évidemment faux.

Prenez Devoney Looser, l’auteure de The Making of Jane Austen (2017). La voici, en patins à roulettes, au sein de son équipe de roller-derby.

Ou prenez l’Oreille tendue, en patins à glace.

https://youtu.be/LzFYOwCsOZk

Les intellectuels seraient-ils plus vites sur leurs patins qu’on ne le dit ?

Non, non, non

Les bélugas «décédés» du journal Métro

Non, non, non : ces bélugas sont morts.

Décéder : «Mourir* (personnes). Il est décédé depuis dix ans. […] Employé surtout dans l’Administration ou par euphémisme, au passé composé et au participe passé» (le Petit Robert, édition numérique de 2014).

Répétons-le une fois encore (ce ne sera pas la dernière) : laissez-les mourir.

 

[Complément du 7 juin 2017]

Tout à l’heure, à la radio de Radio-Canada : «19 des 21 caribous sont décédés.» Les caribous sont des bélugas : ils ne décèdent pas; ils meurent.

 

[Complément du 19 juin 2017]

Les buses sont des bélugas : elles ne décèdent pas; elles meurent.

Une «buse décédée», Journal de Montréal, 12 juin 2017

 

[Complément du 4 avril 2018]

Sur les ondes de la radio de Radio-Canada, le 6 août 2012 : le cheval d’Éric Lamaze est «décédé». Non : ce cheval est une buse.

Dans un cabinet de vétérinaire :

«Elle décédera en deux ou trois jours.»
Était-il question d’une chatte ? D’une chienne ? D’une femelle iguane ?
Non. L’experte parlait d’une mite.

La mite est un cheval.

 

[Complément du 2 février 2023]

Les marmottes sont des bélugas.

[Complément du 13 avril 2023]

Entendu à la radio le 6 avril : «Mon lilas est décédé.» Si les animaux ne peuvent pas décéder, les arbres encore moins !