-ounes

Le français du Québec est friand des mots en –oune.

La minoune est une voiture qui a subi des ans l’irréparable outrage. C’est aussi une femelle féline, voire un hypocoristique (Viens ici, ma minoune).

La pitoune est un jeton, une pièce de bois flotté ou une beauté — nécessairement féminine — surfaite (littéralement). Martin Winckler emploie le mot en ce dernier sens dans son polar les Invisibles (2011, p. 152).

Dans le même registre, poupoune n’est guère mieux. Celle-ci peut être «extrême», croit la Presse (23 octobre 2010, p. A5). Si elle fréquente les pistes de course, elle est dans une catégorie, au moins lexicale, à part : «“Les racing poupounes” : jolies reliques du passé» (la Presse, 28 novembre 2011, cahier Auto, p. 16). Elle a son verbe : se poupouner.

En revanche, poupoune peut s’employer pour parler affectueusement d’une enfant. Ainsi, la chanteuse Shilvi a un album intitulé Ma p’tite poupoune (2001).

Comme le ti-coune, la nounoune n’est pas appréciée pour ses qualités intellectuelles. On suppose qu’il en va de même de la «paranounoune» évoquée par Mélika Abdelmoumen (le Dégoût du bonheur, 2001, p. 154). Certains lecteurs de ce blogue se sont demandé récemment si le mot n’est pas la forme féminine de nono; sur le plan du sens, cela se défend; en revanche, sur le plan morphologique, le passage de nono à nounoune ne va pas de soi. (Cela étant, on peut imaginer un cas semblable, de coco à coucoune.)

Les foufounes désignent l’arrière-train, sans distinction de sexe : tout le monde en a. Elles ont donné leur nom à un célèbre bar montréalais, Les foufounes électriques. À l’antipode des foufounes, il y a la noune (chez les femmes) ou la bizoune (chez les autres).

Une chanson est une toune, par exemple «Toune d’automne» des Cowboys fringants (Break syndical, 2002).

La toutoune n’a (généralement) rien à voir avec la musique. Le mot désigne une personne du sexe, un brin enrobée. Francine Allard a signé une Défense et illustration de la toutoune québécoise (1991); le catalogue numérique de Bibliothèque et Archives nationales du Québec classe ce titre sous «Femmes obèses–Humour».

Les gougounes se portent aux pieds. Ailleurs qu’au Québec, ce seraient des sandales de plage ou des tongs.

La balloune existe sous deux orthographes, avec une l ou deux, et sous au moins cinq espèces. L’une est enfantine : on souffle une balloune comme on souffle un ballon. La deuxième est pré-enfantine : une femme en balloune est enceinte. Les deux suivantes relèvent de la beuverie : qui part sur une balloune vise l’imbibition alcoolique, au risque d’être forcé à souffler dans l’ivressomètre (à souffler dans la balloune). La dernière est sportive : une balloune est un tir sans force au baseball ou au tennis, par exemple.

Qui fait la baboune ou, plus simplement, qui baboune, exprime ouvertement son mécontentement. La bouderie a plus d’un nom, comme la lèvre (aussi dite baboune).

La doudoune québécoise n’est pas une «Veste matelassée, légère et chaude» (le Petit Robert, édition numérique de 2010), mais un «Objet choisi par le jeune enfant qui s’y attache; objet transitionnel» (bis). Bref, un doudou.

La guidoune est une personne aux mœurs légères, femme (surtout) ou homme. Il lui arrive donc de guidouner, parfois contre rétribution. L’ange tutélaire de l’Oreille tendue, André Belleau, avait une belle formule pour parler des échanges linguistiques : «La langue française aussi est à tout le monde. C’est une guidoune que personne n’a réussi à maquer» (éd. de 1986, p. 35).

Parmi les mots en -oune, il en est un particulièrement populaire depuis quelques années. Il y a jadis naguère, surtout dans les cours d’école, moumoune désignait l’efféminement, voire l’homosexualité; il évoque aujourd’hui une faiblesse supposée, et désapprouvée. Les exemples abondent, avec ou sans italiques : «Ce n’est pas un hasard si “moumoune” rime avec “Sigmund”» (le Devoir, 10 juin 2003); «Gang de moumounes» (la Presse, 26 janvier 2004); «Je n’ai pas envie d’avoir l’air d’une moumoune en sortant d’ici» (Suzanne Myre, Humains aigres-doux, p. 148); «Camping de moumoune» (le Devoir, 14 octobre 2005, p. B10); «Croisière d’hiver pour une moumoune quatre saisons» (le Devoir, 24 février 2006, p. B10); «Éloge du hockey moumoune» (la Presse, 21 avril 2006, p. A5); «Ce n’est pas sa faute si vous êtes aptères, / Mounounes, / À ce que rapportent les dernières dépêches Reuter» (François Hébert, Toute l’œuvre incomplète, p. 9). On ne devient pas moumoune; on «vire moumoune» (Patrick Roy, la Ballade de Nicolas Jones, p. 48). La moumoune est victime de sa moumounerie : «Toutes ces moumouneries étaient inutiles pour un Bleuet qui a fait la drave» (la Presse, 1er mars 2003).

On imagine sans peine les euphoniques concaténations que permet cette terminaison.

«[Deux] filles, l’une un peu nounoune et nièce de la Poune [surnom de la comédienne Rose Ouellette], l’autre un brin toutoune et qui ne quittait jamais ses gougounes, se promenaient dans une minoune rue Sainte-Catherine Est. Au feu rouge, à la sortie d’un bar de moumounes, une cliente, partie sur une balloune, traitait ses amis de guidounes» (le Devoir, 5 décembre 2003).

«les poupounes les toutounes
avec leurs grosses foufounes
forment des rimes assez nounounes» (Plume Latraverse, «Le beau filon», Chants d’épuration, 2003)

Plume a raison : le «filon» est «beau».

 

[Complément du 7 janvier 2017]

Un esprit chagrin pourrait voir, dans la «baboune boudeuse» de Patrick Senécal en 2011 (p. 249), un pléonasme (mais aussi une alliération).

 

[Complément du 8 avril 2022]

Qui ne souhaite pas utiliser guidoune peut remplacer ce mot par guedaille. Exemple tiré de Mouron des champs de Marie-Hélène Voyer (2022) : «boîtes de dévotion maisons de poupées bagues de foi brassards de communion trousseaux rongés Vierges d’accouchées coiffes de Sainte-Catherine guêpières de guedailles robes d’enfirouapeuses fourrures informes fuseaux rouets soufflets icônes de bois Jésus de cire statues de carême images pieuses aux visages effacés» (p. 89).

N.B. En 1981, Léandre Bergeron propose la graphie guédaille (p. 108), de même que Pierre Corbeil en 2011 (p. 138); Ephrem Desjardins, en 2002, guidaille (p. 91). C’est comme ça.

 

[Complément du 21 avril 2022]

Coup double, chez Stéfanie Tremblay, dans Musique (2022) : «lady guedaille de Sainte-Guedoune» (p. 63). On notera le guedoune mis pour guidoune.

 

Références

Abdelmoumen, Mélika, le Dégoût du bonheur, Montréal, Point de fuite, 2001, 174 p.

Allard, Francine, Défense et illustration de la toutoune québécoise, Monréal, Stanké, 1991, 125 p.

Belleau, André, «Parle (r)(z) la France», Liberté, 138 (23, 6), novembre-décembre 1981, p. 29-34; repris, sous le titre «Parle(r)(z) la France», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 45-47; repris, sous le titre «Parle(r)(z) de la France», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 33-38; repris, sous le titre «Parle(r)(z) de la France», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 33-38. https://id.erudit.org/iderudit/60322ac

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Corbeil, Pierre, Canadian French for Better Travel, Montréal, Ulysse, 2011, 186 p. Ill. Troisième édition.

Les Cowboys fringants, Break syndical, 2002, disque audionumérique, étiquette La Tribu.

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

Hébert, François, Toute l’œuvre incomplète, Montréal, l’Hexagone, coll. «Écritures», 2010, 154 p.

Latraverse, Plume, Chants d’épuration, 2003, disque audionumérique, étiquette Disques Dragon.

Myre, Suzanne, Humains aigres-doux. Nouvelles, Montréal, Marchand de feuilles, 2004, 157 p.

Roy, Patrick, la Ballade de Nicolas Jones. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 01, 2010, 220 p.

Senécal, Patrick, Malphas 1. Le cas des casiers carnassiers, Québec, Alire, coll. «GF», 16, 2011, 337 p.

Shilvi, Ma p’tite poupoune, 2001, disque audionumérique, étiquette Les Disques Petite Plume.

Tremblay, Stéfanie, Musique, Saguenay, La Peuplade, coll. «Poésie», 2022, 120 p.

Voyer, Marie-Hélène, Mouron des champs suivi de Ce peu qui nous fonde, Saguenay, La Peuplade, coll. «Poésie», 2022, 196 p.

Winckler, Martin, les Invisibles, Paris, Fleuve noir, 2011, 277 p.

Dixième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Allitération

Définition

«Retours multipliés d’un son identique» (Gradus, éd. de 1980, p. 33).

Exemples

En f : «rencontre fortuite du fiancé furax, à vingt futaies de mon futon» (Éric McComber, la Solde, p. 20).

En f, bis : «feu de fleur fumée envolée» (Plume Latraverse, «Blouse d’automne», Chants d’épuration).

En g : «Gare goret, tu te goures de Gourin» (Jean Rouaud, les Champs d’honneur, p. 69).

En n : «Non, il n’est rien que Nanine n’honore» (Voltaire, Nanine, acte III, sc. dernière).

En p : «Pourquoi Pierre Pitre parle presque pas ?» (titre d’une chanson d’Arseniq33).

En p, bis : «une pomme on n’peut plus pulpeuse» (Plume Latraverse, «Érosion éolienne», Chants d’épuration).

En v : «Ce vent vert qui vient des villes» (Forces, 167, automne 2011, p. 43).

En fricatives : «Il perçut, tout autour de son corps, les sons entrelacés des vagues, du vent, et du vent sur les vagues, comme un vaste frisson froid, frisé, froncé, froissé, et ce fut sur ce fond farci de fricatives qu’il entendit se rapprocher les mercenaires» (Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich, p. 234-235).

En image et en ville :

Vos vets en ville, enseigne, rue Décarie, Montréal

 

 

[Complément du 8 décembre 2011]

Les passionnés de Philip Roth et de baseball se souviendront des premières pages du «Prologue» de son The Great American Novel (1973). Non seulement elles abondent en allitérations, mais le narrateur, Word Smith, y livre des bribes de sa théorie en matière de rhétorique. En une formule : «Alliteration is at the foundation of English literature» (éd. de 1980, p. 9). Rien de moins.

 

[Complément du 18 juin 2012]

«Un jour, je le jure, je jouirai d’un juste juillet joyeux, juste pour jubiler de juin joufflu, juteux, jeté» (@franciroyo).

 

[Complément du 12 août 2015]

En titre et en image, gracieuseté de @mcgilles :

P. Nouvel, Crissements de Kriss, couverture

 

[Complément du 11 avril 2016]

Allitération du jour, tirée de la Presse+ : «Voilà, Voiles en Voiles envoie la voile.»

 

[Complément du 27 avril 2016]

F comme…

Affiche de film érotique, dans le Dictionnaire de la censure au Québec, 2006, p. 553

Source : Hébert, Pierre, Yves Lever et Kenneth Landry (édit.), Dictionnaire de la censure au Québec. Littérature et cinéma, Montréal, Fides, 2006, 715 p., p. 553.

 

[Complément du 5 juin 2016]

Conseil du jour, via @AcademiaObscura : «Always avoid alliteration. Alternatives are available

 

[Complément du 3 août 2016]

Dans ses fabuleux Mémoires, Open (2009), le joueur de tennis Andre Agassi offre une utile mise en garde : «Bud Collins, the venerable tennis commentator and historian, the coauthor of [Rod] Laver’s autobiography, sums up my career by saying I’ve gone from punk to paragon. I cringe. To my thinking, Bud sacrificed the truth on the altar of alliteration. I was never a punk, any more than I’m now a paragon» (éd. de 2010, p. 371). L’allitération n’est pas un autel («altar»), dit-il. En revanche, «the altar of alliteration», n’est-ce pas une allitération ?

 

[Complément du 19 septembre 2017]

Ella aussi…

Ella Sings Sweet Songs for Swingers, 1959, pochette

 

 

[Complément du 10 décembre 2017]

Cette allitération (en p) provient des Notules du jour : «“Dans le domaine de la mode, signalons les nouveaux Peignes Pleins Pour Personnes Pelées. On a remarqué bien souvent, en effet, combien était absurde, pour des personnes entièrement chauves, l’usage du peigne ordinaire à dents divisées. Le peigne plein, au contraire, est un polissoir du plus heureux effet qui, loin d’écorcher le crâne inutilement, lui donne l’aspect brillant d’un ivoire ancien.” Gaston de Pawlowski, Inventions nouvelles & dernières nouveautés

(Les Notules ? Par ici.)

 

[Complément du 19 décembre 2017]

P comme poules.

Poules qui pondent, 1927, couverture

 

 

[Complément du 19 décembre 2018]

Wine, Women and War, couverture

 

[Complément du 15 avril 2019]

Encore en p.

«Prison passion péril possession», Bibliothèque nationale de France, 2019

 

 

[Complément du 22 mai 2019]

En w.

The Weird of the White Wolf, couverture

 

 

[Complément du 6 juillet 2019]

En (double série de) s : «Tel un animal savant (“sussucre”, susurre ce sadique Sabrecourt), la Tourterelle d’argent a dû longtemps se consacrer uniquement à apprendre sous sa férule les rôles du répertoire (“Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?”).» L’Oreille tendue — promis juré — n’avait aucun souvenir d’avoir publié cette phrase en… 2002.

 

[Complément du 4 avril 2022]

En f : «sifflons feux follets fumées vents fous» (Mouron des champs, p. 33).

 

[Complément du 5 avril 2022]

Allitération en a, «impeccable» selon son auteur, Jean-Philippe Toussaint :

Dans les vapeurs de l’air ambiant, flottait une odeur de détergent parfumé, aux relents d’andropogon, d’ammoniaque et d’agrumes.

Avant d’écrire cette phrase dans Faire l’amour, je ne connaissais pas, je le confesse, le mot andropogon. Je crois, mais le souvenir est lointain, que je cherchais un équivalent au mot anglais lemon grass, parce qu’il me semblait qu’il devait régner une odeur de citronnelle dans cette piscine du grand hôtel de Shinjuku où se trouve le personnage. Mais, ouvrant un dictionnaire, puis un autre, mes recherches m’ont entraîné trop loin et je me suis vite retrouvé avec trop de mots sur les bras, parmi lesquels l’énigmatique schénanthe ou l’exotique herbe au chameau. J’ai jeté mon dévolu sur cet impénétrable andropogon, qui m’offrait l’occasion d’une impeccable allitération : «d’andropogon, d’ammoniaque et d’agrumes». J’étais satisfait, et je pensais que les choses s’en tiendraient là. Mais lorsque, quelques années plus tard, au collège de Seneffe, mes traducteurs, déconcertés, m’ont interrogé sur cet andropogon, j’ai bien dû leur avouer que j’en ignorais l’origine, et nous avons été amenés à nous poser cette intéressante question : comment traduire dans une autre langue un mot qu’à l’origine l’auteur ne comprend pas lui-même en français ?

 

[Complément du 7 avril 2022]

En t, chez la Monique Proulx des Aurores montréales : «Prends garde à toi, Ugo Lagorio, je m’en viens tuer la tiédeur qui te tue» (éd. de 2016, p. 98).

 

[Complément du 22 janvier 2024]

Deux occurrences dans le Crook Manifesto (2023) de Colson Whitehead.

En p : «Quincy huffed in disgust. “Pickles. Pepper. Pope—what is this, some kind of fucked-up convention”» (p. 164).

En s : «Grinding & Sharpening Blades Saws Scissors Skates» (p. 185).

 

[Complément du 21 avril 2024]

En h : «I stamped through the high, hushed, hollow marble halls and accosted the grand ex-cavalry officer who started the twenty elevators» (The Body on Mount Royal, p. 131).

 

[Complément du 6 mai 2024]

En r, dans Histoire de l’impossible pays (1984), de François Hébert : «Mais, sire, dit Zkté, les hordes impériales de Hiccope 13 font des ravages, du ramdam, du raffut, du rififi, des razzias !» (p. 49)

 

Références

Agassi, Andre, Open. An Autobiography, New York, Vintage Books, 2010, 385 p. Ill. Édition originale : 2009.

Arseniq33, Tranquillement les tranquillisants, 2002, étiquette Indica.

Dupriez, Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’éditions, coll. «10/18», 1370, 1980, 541 p.

Echenoz, Jean, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p.

Hébert, François, Histoire de l’impossible pays. Nommé Kzergptatl, de son roi Kztatzk premier et dernier et de l’ennemi de celui-ci le sinistre Hiccope 13 empereur du Hiccopiland. Roman, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, 187 p.

Latraverse, Plume, Chants d’épuration, 2003, étiquette Disques Dragon.

McComber, Éric, la Solde. Roman, Montréal, La mèche, 2011, 218 p. Ill.

Melançon, Benoît, «Diderot chez les francs-maçons : les Gymnastes de l’émotion. Ode au théâtre, sur fond de mauvaise critique / Louis Champagne et Gabriel Sabourin», Jeu, 104, septembre 2002, p. 12-17. https://id.erudit.org/iderudit/26390ac

Montrose, David, The Body on Mount Royal, Montréal, Véhicule Press, A Richochet Book, 2016, 237 p. Édition originale : 1953. Introduction de Kevin Burton Smith. David Montrose est le pseudonyme de Charles Ross Graham.

Proulx, Monique, les Aurores montréales. Nouvelles, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 85, 2016, 238 p. Édition originale : 1996.

Roth, Philip, The Great American Novel, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1980, 382 p. Édition originale : 1973.

Rouaud, Jean, les Champs d’honneur. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1990, 187 p.

Toussaint, Jean-Philippe, C’est vous l’écrivain, Paris, Le Robert, coll. «Secrets d’écriture», 2022, 176 p. Édition numérique.

Voltaire, Nanine ou le Préjugé vaincu, dans Théâtre du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 241, 1972, vol. I, p. 871-939 et p. 1442-1449. Textes choisis, établis, présentés et annotés par Jacques Truchet. Édition originale : 1749.

Voyer, Marie-Hélène, Mouron des champs suivi de Ce peu qui nous fonde, Saguenay, La Peuplade, coll. «Poésie», 2022, 196 p.

Colson Whitehead, Crook Manifesto. A Novel, New York, Doubleday, 2023, 319 p.

Hostie, ostie, osti, estie, esti, astie, asti, stie, sti, etc.

«Hostie», publicité du diocèse de Montréal, 2011

Dans un coin, ceux qui se demandent si la baisse radicale de la pratique religieuse au Québec ne risque pas d’y menacer la survie du juron d’origine religieuse. Le National Post se posait la question le 9 septembre 2011, sous la plume de Graeme Hamilton : «Can Quebec’s Church-based curse words survive in a secular age ?» (Réponse évidente : oui.)

Dans l’autre coin, ceux qui croient que l’héritage catholique est encore bien vivant au Québec. C’est la position d’un collègue théologien de l’Oreille tendue, Olivier Bauer. Il la défend dans ses deux plus récents livres. Dans Une théologie du Canadien de Montréal (2011), il écrit par exemple : «Aussi bizarre que cela puisse vous paraître, je crois plus à la présence à long terme du christianisme au Québec qu’à celle de la religion du Canadien» (p. 152). Le dernier chapitre de l’Hostie, une passion québécoise (2011) est sous-titré «L’Église catholique tente de reconquérir l’hostie — vingt et unième siècle»; il porte sur la place dans le Québec d’aujourd’hui de cette «Petite rondelle de pain azimé que le prêtre consacre pendant la messe» (Diocèse de Montréal, avril 2006).

S’intéressant à l’hostie («le corps du Christ», dit la liturgie) au Québec, Olivier Bauer a nécessairement eu à réfléchir aux jurons qui lui sont rattachés. Il s’appuie sur les travaux de linguistes (Diane Vincent), d’historiens (René Hardy, Heinz Weinmann) et de lexicographes inégalement sérieux (Jean-Pierre Pichette, Gilles Charest, Léandre Bergeron) pour suivre l’histoire de ce sacre. Conclusion ? «Aussi surprenant que cela puisse paraître à des oreilles québécoises, il fallut entrer dans le vingtième siècle et attendre 1920 pour que “hostie” soit attestée comme sacre !» (p. 40) Pourquoi cette apparition tardive ? «On peut avancer deux explications : soit l’hostie était jusque-là trop sacrée pour devenir un sacre, soit elle était trop peu importante pour que les blasphémateurs aient l’envie d’en faire un sacre» (p. 40). En littérature, ce serait encore plus tardif. Bauer (p. 56), s’appuyant sur les travaux du Trésor de la langue française au Québec, affirme que la première occurrence du mot dans un texte littéraire date de 1964 : le mot apparaîtrait dans le Cassé de Jacques Renaud.

L’Oreille tendue aimerait se pencher autrement sur ce mot et ses dérivés (ostie, osti, estie, esti, astie, asti, stie, sti).

Comme tabarnak et crisse, dont il a longuement été question il y a une quinzaine, hostie et ses dérivés sont épicènes : ils ont la même forme au féminin et au masculin.

Pierre met du Beatles dans l’gettho
I regarde déhors i fait pas beau
En face y a une grosse tour à bureau
Ça d’l’air qu’y a une ostie de vue d’en haut (Les Dales Hawerchuk, «Dale Hawerchuk», chanson, 2005)

Mon voisin se lève et quitte en disant : — Si je le revoué l’hostie, m’a y crisser ma main su a yeule ! (Georges Dor, Anna braillé ène shot [Elle a beaucoup pleuré]. Essai sur le langage parlé des Québécois, p. 28)

Comme tabarnak et crisse, toujours, il s’agit d’une interjection.

Je laçais mes bottes de travail, assis dans l’escalier du vestibule, lorsque je l’entendis pousser un «osti !» sonore et inattendu (les excès de langage de mon père étaient rarissimes) (Nicolas Dickner, Tarmac, p. 219).

Think big, stie (Elvis Gratton).

Vas-tu souffler toutte le sac esti tu vas toutte te sécher en dedans (blogue les Fourchettes, 4 octobre 2011).

De la même façon qu’avec ses acolytes, on peut l’enchaîner avec jouissance :

Calice de ciboire d’hostie ! (Roch Carrier, la Guerre, yes sir !, p. 77)

Criss de tabarnak d’hostie de calice de ciboire d’étole de viarge, oussé kié le sacramant de calice de morceau de casse-tête du tabarnak ! (François Blais, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, p. 124).

Il est possible d’imaginer des usages affectueux d’hostie et de ses dérivés, mais le plus souvent on emploie ces mots pour invectiver. Ainsi de ses autocollants visibles dans les rues de Montréal durant la campagne électorale d’ en avril 2004, où l’on voyait une photo du premier ministre Jean Charest accompagnée des mots «Ostie d’crosseur».

On ne connaît pas de verbe construit avec hostie, alors qu’il y a tabarnaker et crisser. Crissement existe, mais pas hostiment. Cela manque, dans un cas comme dans l’autre.

Malgré ces (relatives) limites créatives, hostie aurait été le juron préféré des Québécois au début des années 1980, selon une étude de l’Office de la langue française préparée par la «sacrologue» Diane Vincent (1982) et que cite Olivier Bauer. L’Oreille tendue est un peu déçue.

P.-S. — Un tweet de Leroy K. May du 7 janvier 2011 nous apprend une chose intéressante : «RT @LaurentLaSalle: Le nom de domain ost.ie est disponible, mais à 117$ US annuel, ça coûte cher comme joke…» En effet.

 

[Complément du 21 décembre 2018]

Les magistrats sont souvent appelés à mesurer la portée des mots. La Presse+ du jour donne un exemple d’une telle analyse lexicale.

Le juge Patrice Simard, de la cour municipale de Québec, a dû statuer, en novembre 2018, sur la portée de la phrase «Estie de gros douchebags» lancée par un citoyen à deux policiers. Jugement : «Le “estie”, blasphématoire en soi, est plutôt utilisé, à l’instar de l’adjectif “gros”, comme marqueur d’intensité pour le substantif qui les suit immédiatement, savoir le mot “douchebag”. Pris dans leur ensemble, il s’agit de propos injurieux, insultants, blessants, blasphématoires et grossiers.» Cela coûtera 150 $ au coupable.

Morale de cette histoire : en cour, ne dites jamais «Estie de gros juge», «estie» étant «blasphématoire en soi».

 

[Complément du 3 novembre 2020]

Autre variante, chez le Hugo Beauchemin-Lachapelle de la Surface de jeu : «Astique, Laurent, tu me dois ben ça !» (p. 137)

 

[Complément du 19 mars 2024]

L’Oreille découvre aujourd’hui, dans un numéro spécial de la revue Liberté, une nouvelle graphie : «stsi» (1987, p. 68).

 

[Complément du 12 juin 2024]

La graphie stsi est aussi celle de François Hébert dans son ouvrage Dans le noir du poème (2007, p. 60), comme si Hébert et Almanzor Ratapopoulos ne faisaient qu’un…

 

Références

Bauer, Olivier, l’Hostie, une passion québécoise, Montréal, Liber, 2011, 81 p.

Bauer, Olivier, Une théologie du Canadien de Montréal, Montréal, Bayard Canada, coll. «Religions et société», 2011, 214 p. Ill.

Beauchemin-Lachapelle, Hugo, la Surface de jeu. Roman, Montréal, La Mèche, 2020, 276 p.

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Carrier, Roch, la Guerre, yes sir ! Roman, Montréal, Éditions du Jour, coll. «Les romanciers du jour», R-28, 1970, 124 p. Rééditions : Montréal, Stanké, coll. «10/10», 33, 1981, 137 p.; Montréal, Stanké, 1996, 141 p.; dans Presque tout Roch Carrier, Montréal, Stanké, 1996, 431 p.; Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, coll. «10/10», 2008, 112 p. Édition originale : 1968.

Les Dales Hawerchuk, «Dale Hawerchuk», les Dales Hawerchuk, disque audionumérique, 2005, étiquette CPR2-2098 C4 Productions.

Dickner, Nicolas, Tarmac, Québec, Alto, 2009, 271 p. Ill.

Dor, Georges, Anna braillé ène shot (Elle a beaucoup pleuré). Essai sur le langage parlé des Québécois, Montréal, Lanctôt éditeur, coll. «L’histoire au présent», 2, 1996, 191 p.

Hamilton, Graeme, «Can Quebec’s Church-based curse words survive in a secular age ?», The National Post, 9 septembre 2011.

Hébert, François, Dans le noir du poème. Les aléas de la transcendance, Montréal, Fides, coll. «Nouvelles études québécoises», hors série, 2007, 214 p.

Ratapopoulos, Almanzor, «Du char. Petit manuel à l’usage du FAD1001F», Liberté, numéro spécial «Watch ta langue !», 1987, p. 63-73.

Vincent, Diane, avec la collaboration de Hélène Malo et Louise Grenier, Pressions et impressions sur les sacres au Québec, Montréal, Gouvernement du Québec, Office de la langue française, coll. «Langues et sociétés», 1982, 143 p.

Le zeugme du dimanche matin et de François Hébert

Les Mohawks «ne connaissent pas le vertige ! Si une trentaine d’entre eux sont tombés dans le fleuve en 1907 lors de la construction du pont de Québec, ce n’est pas pour avoir perdu l’équilibre : c’est toute la structure qui s’est effondrée. Ils reposent en terre et en paix à Kahnawaké, sous des croix faites des poutres d’acier du pont.»

François Hébert, Signé Montréal, Montréal, Pointe-à-Callière. Musée d’archéologie et d’histoire de Montréal, 2010, 159 p., p. 80. Moment Factory : visuels. Avec la collaboration de Sylvie Dufresne, Paul-André Linteau et Raymond Montpetit.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Crissement riche

Un ministre (très) provincial permet à l’Oreille tendue de revenir sur un juron bien québécois : crisse ou criss. Norman MacMillan, pas plus tard que jeudi dernier, le 22 septembre, a traité une collègue de l’opposition, Sylvie Roy, en pleine chambre des députés, de «grosse crisse» (le Devoir, 24-25 septembre 2011, p. A4). Crisse, donc.

Son origine religieuse (Christ) est transparente, comme c’est le cas de beaucoup de jurons autochtones : tabarnak, câlice, ostie, sacrament, cibouère, etc. Ses emplois sont nombreux.

Crisse est tout bonnement une interjection, comme zut ou merde, encore que beaucoup plus satisfaisante que celles-là. C’est ce qu’a bien vu François Blais dans un passage de son roman Vie d’Anne-Sophie Bonenfant (2009) : «Criss de tabarnak d’hostie de calice de ciboire d’étole de viarge, oussé kié le sacramant de calice de morceau de casse-tête du tabarnak !» (p. 124). Un autre exemple, plus récent ? Sur Twitter, hier soir, s’agissant d’une communicatrice québécoise en vue, Catherine Voyer-Léger écrivait : «Criss qu’elle est dramatico-tragédienne…» On remarquera au passage que crisse se construit aussi bien avec de qu’avec que.

Le mot peut devenir un verbe. Le cowboy de «Saskatchewan», une chanson des Trois accords (2003), se désole que sa femme l’ait «crissé là / Pour un gars d’Regina». Cet usage est particulièrement attesté dans le domaine sportif : «Pis i s’en va t’la t’la crisser dans’l net» (Vincent Vallières, «1986», chanson, 2003). Dans les deux cas, il faut se débarrasser de quelque chose (un mari, la rondelle), non sans violence.

Il entre dans la composition d’un adverbe, comme l’a noté Simon Boudreault dans la pièce Sauce brune (2010) : «Y aiment crissement ça, tabarnak. Si j’fais pas ça, stie d’tabarnak, quessé m’as faire, crisse ? C’est mon ostie d’job d’être la tabarnaque de chef-cook, câlisse. On sert à d’quoi, icitte, crisse de tabarnak. On pourrait pas m’laisser tranquille une crisse de fois d’estie d’tabarnak ? Ça s’pourrait tu ça, câlisse de crisse ?» (p. 81). Ô bonheur de la concaténation !

L’exemple (à ne pas suivre en toutes circonstances) de l’Assemblée nationale le disait déjà : crisse est aussi un substantif épicène. Norman MacMillan parlait d’une «grosse crisse»; le tandem Jacamon-Matz, dans la bande dessinée le Tueur (2010), évoquait plutôt «les ‘tits criss» (p. 39). Vous êtes en crisse ? C’est que vous êtes en colère.

Lancer à quelqu’un Mon crisse peut être le signe d’une mésentente profonde (pour le dire poliment). Étrangement, cette expression peut aussi avoir valeur d’hypocoristique («Qui exprime une intention affectueuse, caressante», explique le Petit Robert, édition numérique de 2010). Il est vrai que, dans ce cas, on entendra plus volontiers quelque chose comme Mon p’tit crisse ou Ma p’tite crisse.

Crisse et ses dérivés, c’est bien. En construction complexe, ce n’est pas plus mal. Si s’en contre-crisser est attesté, décrisser, lui, est banal. On le lit par exemple dans «A», un poème du recueil comment serrer la main de ce mort-là (2007) de François Hébert (p. 60) :

come on dégrise ou ben décrisse pour l’amour
qu’a te disait
Desbiens
Patrice
dans un alexandrin gagné au Super 7

Il ne faudrait pas se priver de pareille richesse lexicale, tout en choisissant avec soin où et dans quel contexte utiliser ce mot.

P.-S. — Ce n’est pas la première fois que l’Oreille tendue se penche sur ce juron, auquel elle avoue pourtant préférer tabarnak (tous les goûts sont dans la nature) : voir, par exemple, ici ou .

 

[Complément du 22 mars 2012]

Beaucoup d’étudiants québécois sont actuellement en grève contre une augmentation annoncée des droits de scolarité à l’université. Cette semaine, ils ont inscrit leur mécontentement sur la façade d’un édifice gouvernemental.

Façade de l’édifice d’Hydro-Québec, 2012

Leur utilisation de crisser ne pose aucun problème. L’absence de l’adverbe de négation dans «on en a rien», elle, si.

 

[Complément du 21 décembre 2023]

Querisser est attesté : «Sauf que, soyons honnêtes, ce ne sont pas seulement les client·es qui sont visé·es par la répression; les flics et les tribunaux ont plus d’un tour dans leur sac et savent très bien comment querisser les TDS [travailleuses du sexe] en taule» (Anne Archet, «La plume ou le martinet : lequel choisir ?», Lettres québécoises, 191, hiver 2003, p. 88-89, p. 88).

 

[Complément du 15 avril 2024]

Emploi rare, au sens de rageant, chez Jean-Philippe Pleau : «c’est très crissant, je vous jure» (Rue Duplessis, p. 309).

 

[Complément du 20 novembre 2024]

Actualité oblige, plusieurs découvrent l’existence du jeu «Sonne-décrisse». Il s’agit de sonner à la porte de quelqu’un, puis de s’enfuir en courant. Les sœurs Boulay ont une chanson qui porte ce titre.

 

Références

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Boudreault, Simon, Sauce brune, Montréal, Dramaturges éditeurs, 2010, 137 p.

Hébert, François, comment serrer la main de ce mort-là, Montréal, l’Hexagone, coll. «L’appel des mots», 2007, 72 p.

Pleau, Jean-Philippe, Rue Duplessis. Ma petite noirceur. Roman (mettons), Montréal, Lux éditeur, 2024, 323 p. Ill.

Les trois accords, «Saskatchewan», Gros mammouth album turbo, 2003.

Le Tueur. Volume 8. L’ordre naturel des choses, Casterman, coll. «Ligne rouge», 2010, 56 p. Dessins de Luc Jacamon. Scénario de Matz.

Vallières, Vincent, «1986», Chacun dans son espace, 2003.