Néologisme animal du jour

Le palmipède est trompeur. Il glisse sur l’eau sans faire de mouvements apparents. Pourtant, pour y parvenir, il faut que ses pattes s’agitent sous lui.

Les étudiants de l’Université Stanford, rapporte Ken Auletta dans le New Yorker du 30 avril, sont semblables au canard : calmes en surface, ils vibrionnent dessous. Cela s’appelle le Stanford duck syndromestudents seem cheerful, but all the while they are furiously paddling their legs to stay afloat»).

Bref, ils rament, mais ça ne doit pas paraître.

Du chien et de ses usages au Québec

Sandra Gordon, les Corpuscules de Krause, 2010, couverture

Soit les deux citations suivantes :

—J’ai déjà dit que je ne voulais pas vous voir fourrer le chien par ici, a-t-il aboyé.

—Je ne… fourre pas le chien.

Je ne savais pas ce que l’expression voulait dire, sinon que c’était quelque chose que Rigger n’aimait pas (Hockey de rue, p. 150).

Ça prend juste un bâtard comme toi pour venir fucker l’chien (les Corpuscules de Krause, p. 189).

Qu’en est-il donc de ce chien, qu’on fourre ou qu’on fucke (prononcé phoque) ?

Dans le premier texte, fourrer le chien signifie glander, ne rien faireloafer (verbe intransitif du premier groupe, prononcé lôfer), aurait-on dit à une autre époque.

Dans le suivant, il s’agit plutôt de compliquer une situation, de la faire se détériorer; cet emploi est péjoratif. Qui fucke le chien, donc, fout le bordel ou fait merder. (Cette deuxième acception, du moins aux oreilles de l’Oreille, paraît moins commune que la première.)

La langue anglaise est la source de cette expression, en ces deux sens.

Un forum de discussion sur Internet — merci à @LucGauvreau — évoque une troisième signification : avoir de la difficulté. Il y est question de «fuckage de chien» et de «fuckage de canidés».

Ces tentatives de définition laissent deux questions ouvertes.

D’où une telle expression peut-elle bien venir ? Comme dans d’autres cas, il vaut peut-être mieux ne pas se poser la question, histoire de ne pas se représenter l’affaire.

Le bon usage recommande-t-il fourrer (comme dans la traduction du roman de David Skuy par Laurent Chabin) ou fucker le chien (ainsi que l’écrit Gordon) ? Le débat a récemment occupé Twitter.

L’Oreille a souvenir d’avoir entendu les deux verbes. Forcée d’utiliser l’expression, elle choisirait le second.

@PimpetteDunoyer, résolument montréalocentriste, @LucieBourassa, trifluvienne d’origine, et @VeroMato, de la Mauricie, pencheraient pour fucker le chien.

En Outaouais, c’est moins clair. Pour @catherine_pj, il faut fucker, mais, selon @iericksen, dans «le nord de l’Outaouais», ce serait fourrer. Commentaire de @PimpetteDunoyer : «Va falloir que vous fixiez la ligne de partage ;-).»

Histoire de compliquer les choses, @AMBeaudoinB connaît au moins une région où on fucke la chienne.

Avant Twitter, en 1980, dans son Dictionnaire de la langue québécoise, aux articles «chien» et «fourrer», Léandre Bergeron retient fourrer (p. 128 et 233). L’année suivante, dans son Supplément, voilà «Foquer l’chien» (p. 102). On voit aussi apparaître «Fourreur de chien» («n.m. — Sobriquet donné au contremaître dans les chantiers. — Paresseux», p. 103). Nulle trace, cependant, du foqueur de chien.

Qui fixera l’usage ? Qui sera le Vaugelas de la copulation canine ? En attendant, cela fait désordre.

 

[Complément du 19 janvier 2015]

C’est Victor-Lévy Beaulieu qui a publié il y a plus de trente ans les dictionnaires de Bergeron. Le 31 décembre 2014, histoire de finir l’année en beauté, le quotidien le Devoir reproduisait un texte tiré de la page Facebook de Beaulieu sous le titre «Ce désastre qu’est devenu notre langue». Son dernier paragraphe était le suivant : «Tout cela pour vous dire que dorénavant, j’éliminerai systématiquement de ma page toutes celles et tous ceux-là que je considère comme les assassins de notre langue, donc du pays à faire venir. Que toutes celles et tous ceux-là aillent foquer le chien avec des pareils à eux-mêmes !» (p. A7) Manifestement, foquer le chien ne fait pas partie des vœux de bonne année de VLB à ses lecteurs.

 

[Complément du 19 mai 2018]

En chanson, fucker le chien se trouve dans «Mon pays» (interprétation : Robert Charlebois; paroles : Réjean Ducharme). C’est un reproche.

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Gordon, Sandra, les Corpuscules de Krause. Roman, Montréal, Leméac, 2010, 237 p.

Skuy, David, Hockey de rue, Montréal, Hurtubise, 2012, 232 p. Traduction de Laurent Chabin. Édition originale : 2011.

S’asseoir avec le Devoir

Antoine Robitaille, journaliste au Devoir, consacrait, le 23 avril, une entrée de son blogue, Maux et mots de la politique, à «“S’asseoir”, verbe de l’heure au Québec !». Sa démonstration s’appuyait — merci — sur quelques textes de l’Oreille tendue, soit publiés dans le Dictionnaire québécois instantané, soit parus ici (le 6 octobre 2010, le 25 février 2011 et le 16 mars 2011).

Le Devoir, le 24 avril, en première page, titrait «Le ministre s’assoit avec toutes les associations d’étudiants en grève».

S’asseoir, c’est parler. CQFD.

P.-S. — «Le ministre» dont il est question est… Line Beauchamp.

P.-P.-S. — Le «réassis» existe aussi, mais c’est une autre histoire.

 

[Complément du 28 avril 2012]

Des sources conjugales proches de l’Oreille tendue sont formelles : cet emploi du verbe s’asseoir est maintenant courant dans les médias anglophones du Québec («The minister has to sit with the students»). Serait-ce un signe de plus de la forte influence du français sur l’anglais ?

 

[Complément du 24 février 2013]

Au Devoir, l’influence d’Antoine Robitaille ne paraît pas être ce qu’elle devrait être : «Les étudiants, eux, ont aussi envie de s’asseoir», lit-on cette fin de semaine dans son journal (23-24 février 2013, p. B4).

 

[Complément du 14 juin 2016]

Rebelote : «L’AMF veut s’asseoir avec les joueurs de la fintech» (le Devoir, 14 juin 2016, p. B2).

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Réponse à Michel Dumais, genre

Hier, sur Twitter, @mdumais formulait le souhait suivant : «Un jour, j’aimerais bien que l’Oreille tendue de @benoitmelancon s’intéresse au mot “genre”, genre tsé ?».

Demandez et vous recevrez.

Avant de devenir l’Oreille, l’Oreille avait déjà coréfléchi à l’affaire. C’était en 2004, dans le Dictionnaire québécois instantané.

Mot issu du langage ado, désormais passé dans la vie courante. La réalité réellement réelle est très dangereuse, aussi vaut-il mieux la nommer comme si elle appartenait à une catégorie plus large qui paraît plus inoffensive. J’ai mangé une pizza, genre. Y m’a abusé, genre. «La solidarité, genre» (la Presse, 18 avril 2001). Voir comme, saveur (à ~) et style.

Dans les cas de doute accentué, ces mots peuvent s’employer l’un à la suite de l’autre de manière à créer un effet cumulatif appréciable. Victor Hugo a produit un texte romantique genre, comme, style.

Depuis, les choses ne se sont pas tassées. Trois exemples, d’abord, tirés de textes littéraires.

Dans son recueil Toute l’œuvre incomplète (2010), François Hébert utilise le mot genre dans deux poèmes : «Un terrain vague, genre, plein de bidons vides» (p. 10); «Lo voit en elle une mariée cadavérique, genre. / Une poupée gonflable genre, / Genre pas de son genre» (p. 148-149).

L’essayiste Nicolas Lévesque s’intéresse au mot et à ses synonymes dans (…) Teen Spirit. Essai sur notre époque (2009) :

Les conventions sont nécessaires. Il ne peut en être autrement si l’on veut se comprendre un tant soit peu. Mais les penseurs et les écrivains sont là pour rappeler aux mots leurs racines métaphoriques, leur part d’aléatoire, de jeu, de fiction. Genre. Style. Comme. Tout est allégorie. La question est plutôt de savoir laquelle choisir (p. 20).

Sous pression (2010) est un roman de Jean-François Chassay dans lequel un personnage s’interroge sur sa façon de parler.

C’est comme le mot «genre», les gens disent toujours «genre» : «Ben, là, il est, genre, 4 heures.» «Ben, le gars était, genre, pas de bonne humeur.» «Puis là, j’ai pensé, es-tu fou, genre ?» Alors j’ironise là-dessus, en disant : «Je suis fatigué, genre.» Mais à force de m’habituer à l’ironie, j’oublie que j’ironise, pis je finis par dire : «Je suis fatigué, genre», en oubliant les italiques, si tu vois ce que je veux dire, je suis certain que tu vois, un gars brillant comme toi. Finalement, je dis «genre» plus que tout le monde et, une fois sur deux, les italiques disparaissent (p. 135-136).

On notera que, pour entendre les italiques, il faut avoir l’oreille bien tendue.

Il existe par ailleurs des blogueurs qui n’ont pas peur d’utiliser le mot, sans italiques : «La langue du baseball à travers les âges (genre)»; «C’est une apocope, genre»; «ledit narrateur enquête, genre». Ce sont les mêmes qui utilisent parfois comme : «La langue du hockey à travers les âges (comme).»

Une dernière chose. L’Oreille tendue, en tout bien tout honneur, fréquente beaucoup les cours d’école montréalaises. Elle peut attester que genre y maintient une fort popularité.

Yapadkoi.

P.-S. — L’origine de genre ? La langue de Shakespeare, œuf corse, et son like.

P.-P.-S. — C’est donc hier que @mdumais souhaitait en savoir plus sur genre. C’est aussi hier qu’il écrivait, toujours sur Twitter : «Ouais, mettons là. Style.»

 

[Complément du 24 juillet 2014]

Genre serait donc une version québécoise de like. Mais qu’arriverait-il si like ne méritait pas l’opprobre qu’on lui fait subir ? C’est l’hypothèse défendue par Adam Gopnik du magazine The New Yorker dans un article intitulé «The Conscientiousness of Kidspeak» (20 juillet 2014). Faudrait-il aussi réhabiliter genre ?

 

[Complément du 28 août 2014]

On ne confondra pas ce genre-là, qui a valeur adverbiale, et le genre qu’on dira introductif, même s’il signifie, lui aussi, comme. Exemple, tiré de Proust est une fiction (2013), de François Bon : «sur quoi Proust reviendra jouer au moins trois fois, et toujours via adverbe, genre : “Non, mais je vous jure, quand elle a appris que Dechambre était mort, elle a presque pleuré”» (p. 101).

 

[Complément du 3 août 2015]

Le mot est chez Jean-Bernard Pouy, dans Nous avons brûlé une Sainte, en 1984 : «Si on lui dit “le monde sera beau”, il comprend “le monde ce rabot”. Genre» (p. 161).

 

[Complément du 15 août 2015]

Du même Jean-Bernard Pouy, en 1985 : «Elle m’a tenu le crachoir : pas une phrase sans “plan”, “look”, “genre”» (éd. de 2000, p. 101).

 

[Complément du 21 octobre 2015]

Les usages poétiques de genre sont rares. En voici un — involontaire, il est vrai —, mis en ligne par l’excellent compte Twitter @Derappoetiques.

Le mot «genre»[Complément du 27 janvier 2016]

Tout est dans tout, et réciproquement.

 

Références

Bon, François, Proust est une fiction, Paris, Seuil, coll. «Fiction & cie», 2013, 329 p.

Chassay, Jean-François, Sous pression. Roman, Montréal, Boréal, 2010, 224 p.

Hébert, François, Toute l’œuvre incomplète, Montréal, l’Hexagone, coll. «Écritures», 2010, 154 p.

Lévesque, Nicolas, (…) Teen Spirit. Essai sur notre époque, Québec, Nota bene, coll. «Nouveaux essais Spirale», 2009, 147 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Pouy, Jean-Bernard, Nous avons brûlé une Sainte, Paris, Gallimard, coll. «Série noire», 1968, 1984, 181 p.

Pouy, Jean-Bernard, Suzanne et les ringards, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 184, 2000, 178 p. Édition originale : 1985.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Causons

En 2004, pour leur Dictionnaire québécois instantané, l’Oreille tendue et son complice avaient recensé, au Québec, un nombre considérable de tables : d’aménagement, de concertation, de convergence, de prévention, de suivi, ronde, de conversion, des nations. Ils les avaient rapportées à d’autres manifestations du grégarisme des habitants de la Belle Province : les audiences, le carrefour, le chantier, la coalition, le comité, la commission, la concertation, le consensus, la consultation, les états généraux, le festival, le forum, le groupe, les partenaires sociaux, la rencontre, le salon et le sommet.

On pourrait aujourd’hui ajouter à l’énumération la table de pilotage — il existe une Table de pilotage du renouveau pédagogique du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec — et le café urbain — selon RueMasson.com, «Depuis un peu plus d’un mois, Rosemont s’est transformé en vaste lieu d’échange : les cafés urbains ont donné la parole aux habitants pour que leur quartier reflète davantage leurs préoccupations»; on y prépare notamment le Forum social de Rosemont qui aura lieu en mai prochain.

Il faudrait surtout faire une place à la conversation, par exemple la Conversation publique sur l’avenir minier du Québec. Quiconque connaît la langue de Shakespeare avait pu y repérer depuis longtemps le succès du mot conversation employé à toutes les sauces, des colloques universitaires aux débats publics. Le voilà donc maintenant en français.

Comme le disait un slogan célèbre du siècle dernier : «On est six millions, faut s’parler.

 

[Complément du 2 janvier 2014]

Une publicité (de pétrole ?) entendue à la télévision québécoise le 31 décembre 2013 se présente comme une «conversation». Même la publicité s’y met.

 

[Complément du 19 décembre 2014]

Au Québec, il arrive même qu’une table écrive.

Une table de concertation écrit à une ministre

 

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture