Le numérique et la langue des écrivains : esquisse de dictionnaire

Mordecai Richler, Barney’s Version, 1997, couverture

Les écrivains qui mettent en scène des intrigues où le numérique joue un grand rôle utilisent le vocabulaire du numérique. C’est banal. N’en parlons pas.

Attachons-nous plutôt à ceux qui font appel à ce vocabulaire, en français aussi bien qu’en anglais, dans des contextes où le numérique n’est pas mis en scène. Comme tout le monde, ils ont intériorisé la langue de l’informatique.

binary : «There was a generation waiting to inherit the earth, caring nothing for old-timers’ concerns : dedicated to the pursuit of the new, speaking the future’s strange, binary, affectless speach — quite a change from our melodramatic garam-masala exclamations» (Salman Rushdie, The Moor’s Last Sigh, Toronto, Vintage Canada, 1996 [1995], 437 p., p. 343).

bogue : «J’aurais beau inventer, c’est toujours aux mêmes manques que la page me ramène, filles, frères, fantômes, du fond de ma tranchée, sous les images qui s’amoncellent, toujours aux mêmes bogues que je reviens, détails que le recul magnifie, petits mythes personnels, témoin tous ceux qui, de près ou de loin, me viennent de l’hiver» (Patrick Roy, la Ballade de Nicolas Jones. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 01, 2010, 220 p., p. 89).

copie de secours : «Joyce a l’impression de vivre en marge d’un monde précieux et insaisissable. De l’autre côté de cette fenêtre, les événements se produisent par eux-mêmes, sans que l’on puisse les arrêter ou infléchir leur logique propre. Chaque seconde, chaque instant se déroule pour la première et la dernière fois. Impossible d’interrompre ce processus, de revenir en arrière ou d’enregistrer une copie de secours» (Nicolas Dickner, Nikolski, Québec, Alto, 2006, 325 p., p. 241).

deleter : «On doit se “deleter”, pour le bien de l’humanité, pour que l’humanité ait encore le droit à sa connerie» (Catherine Mavrikakis, Ça va aller. Roman, Montréal, Leméac, 2002, 155 p., p. 99); «Il faut que j’arrive à roupiller, à me coucher hébétée et à me deleter» (Catherine Mavrikakis, Fleurs de crachat, Montréal, Leméac, 2005, 198 p., p. 113).

disque dur : «“Oh !” said James, his eyes opening wide. He opened his mouth again, wordless. The language sector of his hard disk was spinning, inaccessible» (Russell Smith, Noise, Erin [Ontario], The Porcupine’s Quill, 1998, 266 p., p. 37); «Je voudrais tant apprendre à oublier, effacer tout mon disque dur» (Catherine Mavrikakis, Fleurs de crachat, Montréal, Leméac 2005, 198 p., p. 108); «le disque mou que j’ai dans ma tête» (Daniel Bourrion, 19 francs, édition numérique, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, 2010); «Vers 14 h 10, hier, sur la Saint-Denis, j’ai croisé François Guérette (le reconnaissant après qu’il m’ait interpellé, mon disque dur de visage ayant pris du temps à trouver les correspondances baudelairiennes associées aux joues, mâchoires, yeux, barbe, sourire etc.)» (Bertrand Laverture, blogue Technicien coiffeur, 20 janvier 2011).

données : «Ce cauchemar m’a court-circuité les neurones, une décharge qui a érasé des données impossibles à stocker» (Tonino Benacquista, la Maldonne des sleepings, Paris, Gallimard, coll. «Série noire», 2167, 1989, 249 p., p. 149).

hyperlink : «my memory […] hyperlinks the two announcements» (Jaclyn Moriarty, The Year of Secret Assignments, Scholastic, 2005 [2004], 338 p., p. 195).

interface : «“Lookee,” she said, “if we’re going to go on like interfacing together, you know, and why not, it’s a free country, why don’t we grab that little table in the corner, you know, before somebody else like beats us to it ?”» (Mordecai Richler, Barney’s Version. With Footnotes and an Afterword by Michael Panofsky, Toronto, Alfred A. Knopf, 1997, 417 p., p. 235).

navigating : «His head, he realized, was like a computer game bristling with hidden lasers and fanged things; it was just a question of navigating the right path through the bad thoughts without getting zapped» (Russell Smith, Young Men. Stories, Toronto, Doubleday, 1999, 254 p., p. 119).

programming : «But twelve years, that’s something else, every programming you ever received out of jail, from birth onward, will have been erased from your mind» (John Burdett, The Godfather of Kathmandu. A Novel, New York, Alfred A. Knopf, 2010, 295 p., p. 120).

ram : «He slid the key in and turned over the engine. The random access memory of his mind produced the image of the pizza delivery car he had seen earlier. A reminder that he was hungry» (Michael Connelly, Chasing the Dime, Boston, New York et Londres, Little, Brown and Company,  2002, 371 p., p. 323).

réinitialisation : «Une expérience propice à la réinitialisation des valeurs, à l’introspection solitaire sous le regard des étoiles» (Julien Blanc-Gras, Touriste, Vauvert, Au diable vauvert, 2011, 259 p., p. 81).

software : «I think the question is so far out of her range of knowledge she assumes I’m just another local whose mental software differs so far from the Australian that no understanding between us is possible» (John Burdett, The Godfather of Kathmandu. A Novel, New York, Alfred A. Knopf, 2010, 295 p., p. 93).

Rien n’est (plus) gratuit en ce bas monde

Les amateurs de football — le nord-américain, pas le soccer — le savent : quand une équipe approche de la zone des buts de l’autre équipe, elle entre dans la zone payante (red zone dans la langue de Tom Brady).

Joe Paterno, un célèbre instructeur de football universitaire, vient de mourir. Pour assister au service religieux en sa mémoire, qui a lieu aujourd’hui, il faut payer sa place.

L’expression zone payante vient de prendre un sens nouveau.

Ceci n’est (toujours) pas une rétrospective

C’était le 1er janvier 2011 : «Tout un chacun le sait : l’Oreille tendue n’aime pas les rétrospectives — du millénaire, du siècle, de la décennie, de l’année, du mois, du jour, de l’heure, de la minute, de la seconde.» Elle ne va donc pas se dédire et annoncer son «Mot de l’année 2011». Cela étant, ce genre d’annonce mérite réflexion. D’où ces «mots de l’année» sortent-ils ?

Les médias raffolent de l’exercice. «“Autrement”, mot vague de l’année», titre Antoine Robitaille dans le Devoir des 17-18 décembre 2011 (p. B2). Son collègue Christian Rioux, le 6 janvier 2012, énumère «Les mots de 2011» (p. A3) et propose qu’on les laisse de côté pendant au moins un an : «autrement», «indignés», «ouverture», «intelligent», «persévérance», «patente à gosse» seraient des «mots-valises», «de véritables béquilles de la pensée».

On pourrait pousser l’énumération plus loin. Pour le Québec médiatique de 2011, certaines séries lexicales ont connu un succès incontestable. La série des C : la triade «collusion» / «corruption» / «commission», «commotion (cérébrale)», «cônes (oranges)» et «(Randy) Cunneyworth». Celle des P : «paralume», «printemps arabe» (il y a aussi «rue arabe»), «pont» et «PPP» (le pauvre parti de Pauline). On a déjà vu celle des I : «indigné» et «indignation».

Quand les médias ne s’en occupent pas, d’autres prennent leur place. En France, le Festival XYZ du mot nouveau vient, par exemple, de retenir «attachiant» comme néologisme de 2011.

La pratique de choisir les mots de l’année n’est évidemment pas propre au monde francophone. Le 26 décembre, le Philadelphia Inquirer, sous la signature d’Amy S. Rosenberg, publiait «Occupied with the Word of the Year 2011». Et il n’y a pas que les journaux à s’en mêler : ainsi qu’elle le fait depuis 1990, l’American Dialect Society (ADS) a annoncé, le 5 janvier, le résultat du vote de ses membres. En 2011, comme pour le quotidien de Philadelphie, ils ont sélectionné «occupy».

Ces mots, locaux ou universels, s’imposent de deux façons. D’abord, par la répétition, la redite, le martèlement : utiliser le même mot jour après jour l’impose dans les consciences. Ensuite, par l’adaptation : il s’agit moins de reprendre un mot dans son contexte premier que de le placer dans de nouveaux. C’est particulièrement visible dans les médias dits «sociaux». On postulera même l’hypothèse que l’adaptation est plus efficace que la simple répétition pour assurer la pérennité d’un mot.

Soit le cas d’«occupy» / «occupons». Originellement employé pour désigner un mouvement social protéiforme («Occupy Wall Street»), il a par la suite été repris à toutes les sauces, comme le note Ben Zimmer, de l’ADS, interviewé par Amy S. Rosenberg. En anglais : «Occupy Christmas !», «Occupy Amazon», «Occupy Sesame Street», «OccupyTheCell», «Occupy Music», «Occupy NYT». En français (en quelque sorte) : «OccupyFrance», «OccupyParis», «occupons_les_superhéros», «Occupons le Bye Bye 2011 !!», «Occupez le Pôle Nord, et l’esprit de Noël», «Occupons St-Hubert» (la «plaza» de ce nom), «OccupyLesCentreDachats». On fera une place à part à la manchette suivante : «Occupy le train et le potager» (la Presse, 16 novembre 2011, p. A14). Comme «fusion» / «défusion» au Québec au début des années 2000 et comme «tsunami» partout dans le monde en 2004 et en 2011, le couple «occupy» / «occupons», par sa plasticité, devrait avoir un bel avenir.

On n’en fera cependant pas un prévision officielle, car les choses changent vite en ce domaine. Hier, Marie-France Bazzo, sur Twitter, pouvait écrire, par allusion à la situation parlementaire québéco-canadienne : «Le mot de janvier 2012 : “transfuge”. “Autrement”, ça fait teeeelllement décembre 2011…»

P.-S. — Quel est le mot de l’année pour les lecteurs de l’Oreille tendue ? On peut penser qu’il s’agit de swag. Ils sont plus de 15 000 à avoir consulté la page consacrée à ce mot. L’Oreille ne se l’explique pas.

 

[Complément visuel du 15 mars 2012]

«Occupy Bourdieu», Université de Montréal, 2012

«Occupy Rousseau», 2012

Roman gothique, Montréal, 1924

Jean Féron, le Philtre bleu, 2011, couverture

L’histoire de la littérature le dit et le redit : la littérature québécoise du XIXe et d’une large part du XXe siècle aurait été moralisatrice, agricole, historique, «chaste et pure comme le manteau virginal de nos longs hivers» (dixit Henri-Raymond Casgrain, en 1866, dans «Le mouvement littéraire en Canada»). La réédition récente du roman le Philtre bleu de Jean Féron (1924) permet de nuancer l’affirmation.

À Montréal, en 1907, les détectives de l’agence Godd, Hamm, Quik & cie reçoivent une lettre anonyme. Il se passerait des choses mystérieuses dans la résidence cossue, rue Sherbrooke Est, d’un mystérieux médecin, Hiram Jacobson. Les détectives ayant un vieux contentieux à régler avec Jacobson, l’un d’entre eux se déguise pour s’établir chez lui et faire enquête. Ce qui s’annonce comme un roman policier se transforme toutefois en récit fantastique.

Quik, se faisant passer pour… un neveu de Jacobson — Féron n’est guère porté sur le réalisme —, découvre l’opulence de sa résidence et ses habitants — le médecin, les pépiantes Lina, Pia et Maria, une camériste et une cuisinière. (Il ne comprendra que plus tard que la maison est aussi occupée par «un grand singe roussâtre et à demi pelé» et par «une panthère toute noire, mais légèrement tachetée de blanc et de gris» [p. 28].) Il entend surtout, la nuit, des bruits troublants.

Pour essayer d’en comprendre l’origine, il introduit subrepticement ses deux associés dans la maison. Le trio fera l’erreur de boire de ce «philtre bleu», pas encore commercialisé, inventé par Jacobson pour guérir… la lèpre. Leur imagination les entraînera de supplices en tortures, dans une crypte «horrible» (p. 96) ou «fantastique» (p. 97), où des machines atroces, certaines inspirées de «nos scieries» (p. 101), leur feront subir sévices sur sévices. L’explication finale rassurera tout le monde.

Le style est celui du roman populaire, qui ne recule ni devant la grandiloquence ni devant l’exagération. Quelques citations suffiront à le faire entendre :

la mémoire n’est pas toujours un livre imprimé en gros caractères (p. 13);

Ô lèpre ! Ô maladie infâme ! Ô pustule maudite ! Oh ! auras-tu jamais fini de faire des misérables ! Car je te tiens, lèpre immonde… et je te vaincrai, je te vaincrai (p. 39);

leurs dents, en s’entrechoquant, se brisèrent (p. 95).

L’auteur, qui n’a pas peur des répétitions, va fréquemment à la ligne :

Car la liqueur versée avait une teinte bleue… un bleu foncé, comme un Bleu de Prusse !
— Le Philtre bleu ! bégaya M. Godd.
— Le Philtre bleu ! balbutia M. Hamm.
— Le Philtre bleu ! bredouilla M. Quik.
Tous trois chancelèrent… (p. 85).

On n’est donc guère étonné par l’écriture, mais on peut l’être par le décor, par la galerie de personnages, par les horreurs que subissent (ou pas) les détectives. On l’est plus encore quand on constate que tous les protagonistes — les amis comme les ennemis de Jacobson — s’expriment, dans leur vie quotidienne, en anglais, bien que le récit soit livré en français. Si Jacobson peut lire en français les romans publiés par l’éditeur original du Philtre bleu, les éditions Édouard Garand — charité bien ordonnée commence par soi-même —, il n’en est pas de même de Quik, qui ne parle pas cette langue : «Vraiment ? je ne savais pas qu’on écrivait en français en Canada» (p. 71). Jean Féron — Joseph-Marc-Octave-Antoine Lebel de son vrai nom — met en scène une société qui n’est pas celle que l’on trouve habituellement dans les romans de la même époque. La fin du roman consistera d’ailleurs en un jeu de mots, uniquement en anglais, sur le nom de l’agence de détectives (p. 113).

Tout ça, c’est indubitable, nous change du roman du terroir.

P.-S. — Un mot sur l’édition. Il faut féliciter les gens de Moult éditions, dont c’est le deuxième titre, de donner à lire pareille curiosité, mais ils ont encore du travail à faire, et doublement. En matière de typographie : coquilles, ligatures aléatoires, espacements irréguliers. En matière d’interprétation : le rapprochement de Féron avec Sade, même martelé en préface et en postface, n’est guère convaincant; la Juliette du divin marquis n’est pas «une héroïne de roman policier» (p. 118); il n’est pas sûr que l’imagination soit «un organe du texte» (p. 120); il faut beaucoup de bonne volonté pour faire de ce roman une œuvre érotique; il est question de censure dans la postface, mais on ne sait pas si ce roman de Féron a été censuré ou pas (en tout cas, il n’apparaît pas dans le Dictionnaire de la censure au Québec). Une dernière chose : le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec dit que l’auteur est né en 1879 et est mort en 1955 (p. 706); le Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord (p. 508) et l’Histoire de la littérature québécoise (p. 211) donnent 1881 et 1955; dans sa postface, Christian Lacombe retient 1881 et 1946 (p. 116). Qu’en est-il ?

 

Références

Biron, Michel, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge, avec la collaboration de Martine-Emmanuelle Lapointe, Histoire de la littérature québécoise, Montréal, Boréal, 2007, 689 p. Ill.

Dionne, René, «De la littérature française à la littérature québécoise (évolution de la littérature canadienne-française)», dans René Dionne (édit.), le Québécois et sa littérature, Sherbrooke et Paris, Naaman et ACCT, 1984, p. 31-46. (La citation d’Henri-Raymond Casgrain se trouve p. 38-39.)

Féron, Jean, le Philtre bleu. Grand récit canadien, Montréal, Moult éditions, coll. «Inauditus», 2, 2011, ix/125 p. Illustrations d’Albert Fournier. Préface de Jasmin Miville-Allard. Postface de Christian Lacombe. Édition originale : 1924.

Hamel, Réginald, John Hare et Paul Wyczynski, Dictionnaire des auteurs de langue française en Amérique du Nord, Montréal, Fides, 1989, xxvi/1364 p.

Hébert, Pierre, Yves Lever et Kenneth Landry (édit.), Dictionnaire de la censure au Québec. Littérature et cinéma, Montréal, Fides, 2006, 715 p. Ill.

Lemire, Maurice, avec la collaboration de Gilles Dorion, André Gaulin et Alonzo Le Blanc (édit.), Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec. Tome II. 1900-1939, Montréal, Fides, 1980, xcvi/1363 p.

Le zeugme du dimanche matin et de Jonathan Franzen

Jonathan Franzen, The Corrections, 2001, couverture

«Les hommes étaient de tailles et de formes diverses, mais les femmes étaient invariablement minces et âgées de 36 ans; beaucoup étaient à la fois minces et enceintes.»

Jonathan Franzen, les Corrections, Paris, Éditions de l’Olivier, coll. «Littérature étrangère», 2002, 720 p. Traduction de Rémy Lambrechts. Édition originale : 2001.

Merci @ljodoin.

P.-S. — Dans le texte ? «The men came in various shapes and sizes, but all the women were slim and thirty-six; many were both slim and pregnant

Jonathan Franzen, The Corrections, Toronto, HarperCollins, 2001, 567 p., p. 94.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)