Par les temps qui courent, tout le monde a son concours linguistique, et ses résultats : le Monde, Libération, les éditeurs du dictionnaire Merriam-Webster, ceux d’Oxford University Press. L’American Dialect Society n’est pas en reste.
Le mot de la décennie 2000, en anglais, selon l’ADS ? To google (faire une recherche sur Internet). Les finalistes ? 9/11 (le 11-Septembre), blog (blogue), green (vert, comme dans écologie), to text (envoyer un texto), war on terror (guerre contre le terrorisme) et wi-fi.
Pour l’année 2009 ? Tweet : le substantif et le verbe, l’un et l’autre à cause de Twitter.
On entend parfois dire que certaines langues sont plus belles / plus riches / plus logiques / plus universelles / plus universelles parce que belles / plus universelles parce que riches / plus universelles parce que logiques / etc. que d’autres. (Rayez les mentions inutiles, s’il y en a.) On l’a dit du latin, puis de l’italien, puis du français. On le dit aujourd’hui de l’anglais.
Pour se défaire de cette vision essentialiste des langues, il suffit de lire de la poésie. Ces quelques vers, par exemple.
Dearest creature in creation,
Study English pronunciation.
I will teach you in my verse
Sounds like corpse, corps, horse, and worse.
I will keep you, Suzy, busy,
Make your head with heat grow dizzy.
Tear in eye, your dress will tear.
So shall I ! Oh hear my prayer.
On y voit clairement que, du moins sur le plan de l’orthographe et de la prononciation, «English is Tough Stuff» (L’anglais est difficile). («English is Tough Stuff» est un des titres de ce poème, dans une version dont on raconte qu’elle serait populaire dans les corridors de l’OTAN.)
De quoi s’agit-il ? Des premiers vers d’un poème composé par un professeur néerlandais, Gerard Nolst Trenité (1870-1946), d’abord paru en 1920 sous le titre «The Chaos», puis repris et augmenté, sous divers titres, par diverses personnes, au fil des ans. Sa plus récente version, en 1993-1994, compte 274 vers. (Merci à Wikipédia.)
C’est bien la démonstration de ce qu’avançait l’essayiste québécois André Belleau en 1983 : «Une langue, c’est un dialecte qui s’est doté un jour d’une armée, d’une flotte et d’un commerce extérieur…» (éd. de 1986, p. 118). Ce ne sont pas ses qualités supposées qui la rendent dominante, pour un temps.
[Complément du 28 janvier 2015]
Un autre poème, qui va dans le même sens que «The Chaos», mais sur le plan de la formation des pluriels : «Why English is Hard to Learn».
We’ll begin with box; the plural is boxes,
But the plural of ox is oxen, not oxes.
One fowl is a goose, and two are called geese,
Yet the plural of moose is never called meese.
You may find a lone mouse or a house full of mice;
But the plural of house is houses, not hice.
The plural of man is always men,
But the plural of pan is never pen.
If I speak of a foot, and you show me two feet,
And I give you a book, would a pair be a beek ?
If one is a tooth and a whole set are teeth,
Why shouldn’t two booths be called beeth ?
If the singular’s this and the plural is these,
Should the plural of kiss be ever called keese ?
We speak of a brother and also of brethren,
But though we say mother, we never say methren.
Then the masculine pronouns are he, his, and him;
But imagine the feminine… she, shis, and shim !
Pour une explication claire et vivante — sur laquelle, il est vrai, on pourrait pinailler —, allons voir ceci :
[Complément du 9 avril 2019]
Sur le même thème que Belleau, variation romanesque : «Je n’ai jamais oublié cette phrase qu’il m’avait dite : une langue, c’est un patois qui a gagné la guerre» (Oyana, p. 45).
Référence
Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac
Plamondon, Éric, Oyana, Meudon, Quidam éditeur, 2019, 145 p.
La lexicographie est la branche de la linguistique appliquée qui a pour objet d’observer, de recueillir, de choisir et de décrire les unités lexicales d’une langue et les interactions qui s’exercent entre elles. L’objet de son étude est donc le lexique, c’est-à-dire l’ensemble des mots, des locutions en ce qui a trait à leurs formes, à leurs significations et à la façon dont ils se combinent entre eux (p. 11).
Une deuxième réponse : celle d’Erin McKean, dans le cadre des conférences TED, sous la forme d’une vidéo de quinze minutes tournée en mars 2007 à Monterey en Californie.
Non seulement McKean présente le travail du lexicographe, mais elle s’intéresse aussi à l’évolution du dictionnaire.
Sur le plan lexicographique, elle est ouvertement descriptiviste : tous les mots sont égaux, et tous leurs sens doivent être décrits scientifiquement.
Sur le plan dictionnairique, elle est résolument tournée vers l’avenir, et cet avenir est numérique : «Paper is the enemy of words», affirme-t-elle, le papier ici évoqué étant celui des dictionnaires traditionnels. Pour rompre avec cette forme caduque, il faut se mettre à plusieurs, ramasser les mots — tous les mots —, retenir leur contexte. En un mot : «Make the dictionary the whole language.» Beau projet.
On peut suivre Erin McKean sur Twitter (@emckean), lire son blogue, Dictionary Evangelist, ou consulter son dictionnaire à collaborateurs multiples, Wordnik, «the most comprehensive dictionary in the known universe» («le dictionnaire le plus exhaustif de l’univers connu»).
P.-S. — TED ? Il s’agit d’un organisme à but non lucratif créé en 1984 afin de faire dialoguer la technologie, le spectacle et le design : Technology, Entertainment, Design. Ses vidéos (gratuites) sont passionnantes. La préférée de l’Oreille est ici.
La fin d’année entraîne toujours sa foultitude de rétrospectives. Ces jours-ci, il y en a partout, pour 2009 comme pour l’ensemble des années 2000. La langue n’y échappe pas.
Patrick Lagacé, sur son blogue de cyberpresse.ca, a organisé un sondage : corruption serait le mot de l’année 2009 au Québec.
Le Globe and Mail propose ses «mots de la décennie» ici, prononciation à l’appui. Comme on le verra — on l’entendra —, beaucoup de ces mots sont liés à l’air du temps technologique. Attention : site très mal foutu.
The New Yorker cherche — sans succès — une expression pour résumer les années 2000, «this unnameable decade». Le magazine ne doit pas connaître ego.com, la réponse de Céline Harvey à un concours organisé par Marie-France Bazzo en 2004 avec exactement le même objectif.
Le Devoir y va d’une entreprise différente : elle a choisi de consacrer un article par jour aux «Objets de 2009». Le premier, celui du 28 décembre, a le mérite de rappeler que certains de ces objets ont une dimension linguistique plus forte que d’autres : la cravate du criminel à cravate — la variété locale du criminel en col blanc — a pris un nouveau sens à cause des fraudes financières des dernières années; cet accessoire désuet de l’uniforme masculin a dorénavant fort mauvaise presse.
La contribution de l’Oreille à l’entreprise rétro-anthologique pour la décennie écoulée ? Elle tiendrait en un titre d’article : «Le modèle québécois : le Québec se veut un leader au niveau du festival.»
«“Me too,” her husband said. It’s cold as shit in there.” Shit is the tofu of cursing and can be molded to whichever condition the speaker desires. Hot as shit. Windy as shit. I myself was confounded as shit, for how had I so misjudged these people ?»
David Sedaris, «Town and Country», GQ, août 2005. Repris dans When You Are Engulfed in Flames, New York, Back Bay Books. Little, Brown and Company, 2009, xii/323 p., p. 167. Édition originale : 2008.