Le siège de la connaissance

Michel Tremblay, Conversations avec un enfant curieux, 2016, couverture

Avec quoi pense-t-on au Québec ? Avec sa bolle (sa tête). C’était avec elle que travaillaient, à l’Université de Montréal, les participants du jeu-questionnaire Bols & bolles.

Qui se sert de sa bolle est, bien sûr, une bolle.

Qui s’en sert beaucoup risque de se le faire reprocher : «Coudonc, t’es-tu bollée ?» (Ouvrir son cœur, p. 183) Une bollée, dans ce contexte, aurait aussi été acceptable, bollé(e) pouvant être une épithète ou un substantif.

Sur la bolle se trouvent aussi les cheveux (courts) : «Pis chus tanné d’avoir un rase-bol tous les étés» (Conversations avec un enfant curieux, p. 59).

Il est d’autres bol(le)s au Québec, mais ce sera pour un autre jour.

P.-S.—On voit aussi une bol et une bole, comme le montrent les exemples du Trésor des expressions québécoises (p. 47).

P.-P.-S.—On ne confondra pas le verbe de la connaissance et le siège de la connaissance.

 

[Complément du 3 avril 2024]

On voit aussi bolé : «Le jeune bolé qui sort de son labo à Québec (ou à Paris), peu importe sa langue maternelle, ne pensera pas à s’adresser à un passant en anglais, même s’il utilise l’anglais une bonne partie de son temps au travail» (la Presse+, 3 avril 2024).

 

Références

DesRuisseaux, Pierre, Trésor des expressions populaires. Petit dictionnaire de la langue imagée dans la littérature et les écrits québécois, Montréal, Fides, coll. «Biblio • Fides», 2015, 380 p. Nouvelle édition revue et augmentée.

Morin, Alexie, Ouvrir son cœur. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 29, 2020, 343 p. Édition originale : 2018.

Tremblay, Michel, Conversations avec un enfant curieux. Instantanés, Montréal et Arles, Leméac et Actes sud, 2016, 148 p.

Ceci n’est toujours pas une pipe

Jean-Philippe Baril Guérard, Royal, 2018, couverture

Au cours d’aventures antérieures, nous avons croisé deux pipes linguisticoquébécoises : mettre ça dans sa pipe et tirer la pipe.

Ajoutons aujourd’hui conter de(s) pipes.

Exemples romanesques :

«On va pas se conter de pipes : l’élite de la société, dans la tranche d’âge des dix-huit à vingt-cinq ans, ça se compte pas par centaines; il doit nécessairement y avoir de l’ivraie, ici» (Royal, p. 3).

«J’haïssais d’une haine pure leur amour des coups pendables — cacher les outils, changer les vêtements de rechange de casier, conter des pipes aux filles […]» (Ouvrir son cœur, p. 281-282).

Conter des pipes : raconter des histoires, des bobards.

À votre service.

 

Références

Baril Guérard, Jean-Philippe, Royal. Roman, Montréal, Éditions de Ta Mère, 2018, 287 p. Édition originale : 2016.

Morin, Alexie, Ouvrir son cœur. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 29, 2020, 343 p. Édition originale : 2018.

Douceur de la dureté

Alexie Morin, Ouvrir son cœur, éd. de 2020, couverture

Soit le texte suivant, tiré d’Ouvrir son cœur, d’Alexie Morin :

L’usine comprenait son propre service de la construction. Y travaillaient menuisiers, charpentiers, peintres et hommes à tout faire qui gagnaient le mirobolant salaire des gars de la Domtar en plus de travailler de jour seulement, du lundi au vendredi. Qu’on se le dise : le temps qu’ils passaient à se changer ou à prendre leur douche était payé. Ils mettaient le pied dans l’usine à huit heures et en sortaient comme un seul homme à quatre heures tapantes — certains plus tôt encore. Gras dur (éd. de 2020, p. 271).

À quoi ce «Gras dur», auquel l’italique confère le statut de citation, renvoie-t-il ?

En 2004, l’Oreille tendue en coproposait la définition suivante dans le Dictionnaire québécois instantané :

État du repu, soit parce qu’il a profité du bar ouvert, soit parce qu’il a échappé à la plus récente rationalisation, soit parce qu’il s’est empiffré au buffet à volonté. Plus généralement, condition du satisfait, du content de lui-même. Robert est fonctionnaire; il est gras dur (p. 111).

Le gras dur profiterait, de façon presque obscène, des douceurs de la vie. On n’hésitera pas à le lui reprocher.

P.-S.—Un autre exemple de «gras dur» en littérature québécoise ? Par ici.

P.-P.-S.—Remarque grammaticale : Robert peut être gras dur; il peut aussi être un gras dur.

 

Références

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Morin, Alexie, Ouvrir son cœur. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 29, 2020, 343 p. Édition originale : 2018.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, éd. de 2019, couverture

Diderot et Netflix

The Queen’s Gambit, 2020, épisode 5, détail

Comme tout le monde, l’Oreille tendue avait entendu parler de la série télévisée The Queen’s Gambit (2020, le Jeu de la dame). Elle l’avait mise sur sa liste de choses à voir un de ces jours. Puis, une de ses étudiantes — merci à elle — lui a annoncé qu’il était question de Diderot dans le cinquième épisode, «Fork» («Fourchette»). Elle y est donc allée tout de suite.

Beth Harmon, la jeune prodige des échecs qui est l’héroïne de la série, rentre à la maison, à Lexington (Kentucky), après la mort de sa mère adoptive. Elle y reprend contact avec Harry Beltik, un joueur qu’elle a écrasé dans un tournoi cinq ans plus tôt, alors qu’elle n’avait que 13 ans. Depuis, elle est devenue cochampionne des États-Unis. Beltik lui propose de devenir son entraîneur (il sera aussi son amant), lui apporte des livres et lui donne des conseils.

À la 19e minute de l’épisode, Harry et Beth font la vaisselle. «Je crois qu’il y a plus dans la vie que les échecs» («I think there’s more to life than chess»), avance Harry, qui entreprend de s’expliquer à partir de la vie d’un de ses «héros», François-André Danican Philidor (1726-1795). Il demande d’abord à Beth si elle connaît Diderot. «French Revolution», répond-elle. Harry ne la corrige que partiellement — «À peu près» («Close enough») — avant de lui citer de mémoire — lui aussi — un passage d’une lettre de Diderot où il est dit que Philidor jouait parfois les yeux bandés.

Il s’agit bien d’une lettre de Diderot, celle à Philidor du 10 avril 1782, mais la phrase que cite Harry — «Il y a de la folie à courir le hasard de devenir imbécile par vanité» (éd. de 1997, p. 1323) — n’est pas de Diderot. Elle est d’un autre joueur d’échecs du XVIIIe siècle, «M. de Légal» (1702-1792), que cite Diderot dans sa lettre.

Aux échecs, pareille double approximation aurait été lourde de conséquences.

P.-S.—Oui, il s’agit des joueurs d’échecs qu’évoque Diderot au début du Neveu de Rameau :

Si le tems est trop froid, ou trop pluvieux, je me refugie au caffé de la Regence; la je m’amuse a voir jouer aux echecs. Paris est l’endroit du monde, et le caffé de la Regence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux a ce jeu. C’est chez Rey que font assaut Legal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot; qu’on voit les coups les plus surprenants, et qu’on entend les plus mauvais propos; car si l’on peut etre homme d’esprit et grand joueur d’echecs, comme Legal; on peut être aussi un grand joueur d’echecs, et un sot, comme Foubert et Mayot (éd. 1977, p. 3-4).

P.-P.-S.—Les travaux sur Diderot et les échecs ne manquent pas. Voir des exemples ci-dessous.

 

Références

Diderot, Denis, le Neveu de Rameau, Genève, Droz, coll. «Textes littéraires français», 37, 1977, xcv/329 p. Édition critique avec notes et lexique par Jean Fabre.

Diderot, Denis, Œuvres. Tome V. Correspondance, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1997, xxi/1468 p. Édition établie par Laurent Versini.

Sumi, Yoichi, «Autour de l’image du jeu d’échecs chez l’auteur du Neveu de Rameau», dans Jacques Proust (édit.), Recherches nouvelles sur quelques écrivains des Lumières, Genève, Droz, coll. «Études de philologie et d’histoire», 25, 1972, p. 341-363.

Sumi, Yoichi, le Neveu de Rameau. Caprices et logique du jeu, Tokyo, France Tosho, 1975, 520 p. Préface de Jacques Proust.

Thomas, Ruth P., «Chess as Metaphor in le Neveu de Rameau», Forum for Modern Language Studies, 18, 1982, p. 63-74.