Faire entendre des voix

Laurent Binet, la Septième Fonction du langage, 2016, couverture

«Épistémè, mon cul.»

Dire de la Septième Fonction du langage, le roman de Laurent Binet (2015), qu’il est irrévérencieux relève de la litote. Peu des personnalités françaises des années 1970-1980 y survivent (littéralement et dans tous les sens). François Mitterrand, Michel Foucault, Roland Barthes, Jacques Derrida, Louis Althusser, Philippe Sollers (aïe !), Julia Kristeva (ouille !) : tout le monde en prend pour son grade. Et il n’y a pas qu’eux.

Dire de la Septième Fonction du langage qu’il s’agit d’un roman policier sans rebondissements relèverait de la plus mauvaise foi. Prenons ce résumé partiel (il reste alors 150 pages à lire) :

À Bologne, [Simon Herzog] couche avec Bianca dans un amphithéâtre du XVIIe et il échappe à un attentat à la bombe. Ici [à Ithaca, New York], il manque de se faire poignarder dans une bibliothèque de nuit par un philosophe du langage [John Searle] et il assiste à une scène de levrette plus ou moins mythologique sur une photocopieuse. Il a rencontré Giscard à l’Élysée, a croisé Foucault dans un sauna gay, a participé à une poursuite en voiture à l’issue de laquelle il a été victime d’une tentative d’assassinat, a vu un homme en tuer un autre avec un parapluie empoisonné, a découvert une société secrète [le Logos Club] où l’on coupe les doigts des perdants, a traversé l’Atlantique pour récupérer un mystérieux document. Il a vécu en quelques mois plus d’événements extraordinaires qu’il n’aurait pensé en vivre durant toute son existence. Simon sait reconnaître du romanesque quand il en rencontre. Il repense aux surnuméraires d’Umberto Eco. Il tire sur le joint (éd. de 2016, p. 329).

Dire de la Septième Fonction du langage qu’il est insensible à la diversité linguistique serait mentir. Voilà un roman où l’on parle bien sûr français, mais aussi russe, italien et anglais. Surtout, le romancier ne cesse de tendre l’oreille aux accents et à la prononciation des uns et des autres («D’où vient cet accent ?», p. 16).

On reconnaît les Bulgares — surtout les Bulgares — à leur façon de rouler les r, mais c’est aussi vrai des Russes; bref, attention aux slaves (p. 16-17, p. 56). Jean-Edern Hallier a «l’accent typique des aristocrates ou des grands bourgeois qui confine au défaut de prononciation» (p. 58). Aux Bains Diderot (p. 56-65), Simon Herzog a beaucoup de mal à retrouver un des amants de Michel Foucault, dont il ne connaît que l’accent, mais il va y arriver, quand il entendra : «Tu es gentil, Michel, et tu as uneu belleu queue, con !» (p. 64) Roland Barthes a une «voix de basse», à la Philippe Noiret (p. 68, p. 99). Valéry Giscard d’Estaing est l’homme «au parler chuintant» (p. 81), mais «Personne n’a, à ma connaissance, relevé que le fameux chuintement de Giscard s’accentuait dans les situations de gêne ou de plaisir» (p. 144-145). (Précision, plus loin : «chuintement de hobereau de province», p. 439-440.) Foucault a une voix «nasillarde comme les voix de l’ancien temps» (p. 92). Il suffit de prêter l’oreille pour savoir qu’un tel est de New York (p. 156), tel autre des Pouilles (p. 229), une dernière du Midwest (p. 352). À un moment, on «croit distinguer un accent anglais» (p. 176). Umberto Eco a un accent italien quand il parle anglais (p. 251).

Inversement, bien sûr, certain personnage «intervient, en français, sans accent» (p. 218). Ou encore : Simon «ne détecte aucun accent» (p. 345).

Tout cela, ce sont des signes.

Dans ce roman sur la sémiologie — «La sémiologie est un truc étrange» (p. 14) —, l’attention aux sons et le souci de les interpréter sont omniprésents. Ce n’est pas la seule raison pourquoi il faut le lire.

P.-S. — La «septième fonction du langage» ? L’arme rhétorique par excellence.

 

Référence

Binet, Laurent, la Septième Fonction du langage. Roman, Paris, Librairie générale française, coll. «Le Livre de poche», 34256, 2016, 477 p. Édition originale : 2015.

Accouplements 80

Portraits de Spinoza et d’Hegel

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Dans la Septième Fonction du langage de Laurent Binet (2015), le commissaire Jacques Bayard enquête sur l’accident dont a été victime Roland Barthes en 1980, et dont le célèbre critique mourra. Cela l’entraîne à Vincennes, où, dans la cafétéria de l’université, il entend une bande de «jeunes fans rassemblés autour [d’un] homme aux bottes de lézard mauve» scander «Spinoza encule Hegel ! Spinoza encule Hegel ! À bas la dialectique !» (éd. de 2016, p. 50)

Comment ne pas penser à la nouvelle de 1983 de Jean-Bernard Pouy intitulée «Spinoza encule Hégel» (accent aigu certifié d’origine) ?

P.-S. — Spinoza et Hegel se recroiseront chez Binet (p. 178), mais ils garderont leurs distances.

Sources des images : Wikipédia et Hegel Society of Great Britain

 

Références

Binet, Laurent, la Septième Fonction du langage. Roman, Paris, Librairie générale française, coll. «Le Livre de poche», 34256, 2016, 477 p. Édition originale : 2015.

Pouy, Jean-Bernard, «Spinoza encule Hégel», dans Patrick Raynal et Jean-Bernard Pouy, Very Nice, Paris, Albin Michel, coll. «Sanguine», 16, 1983, p. 169-250.

Crampe et beauté

Étudiante, l’Oreille tendue — c’était il y a plus de six lustres — a séjourné quelques mois en Wallonie. Elle avait réussi, non sans fierté, à convertir ses amis sérésiens à l’expression «Crampe en masse, t’es beau».

Cela lui est revenu à l’esprit à la lecture de la livraison de Noël des Notules dominicales de culture domestique. (Vous ne connaissez pas les Notules ? Voyez ici.) Sous la rubrique «Obituaire», le Notulographe rend hommage à Jean-Guy Morin, dit «Muff». On peut y lire ceci : «Quand il ne chantait pas, Muff parlait une langue pas toujours facile à saisir pour le non-initié. Allez savoir dans quel sens tourner le volant quand il commandait une manœuvre automobile à grands coups de “Crampe en masse, t’es beau !”»

Cramper en masse relève en effet du vocabulaire de la conduite, plus précisément — pas uniquement, mais souvent — de celui du stationnement. Qui crampe en masse doit tourner le volant au maximum, histoire de se garer ou de s’extirper de sa position. T’es beau indique que la manœuvre devrait réussir : le chemin est libre.

Le Notulographe a cependant raison de noter que la commande, si elle n’est pas accompagnée de précisions de direction (à gauche / à droite, vers l’est / vers l’ouest, dans le sens des aiguilles d’une montre / dans le sens inverse, vers le haut / vers le bas), peut porter à confusion.

P.-S. — Comme l’Oreille le cosignalait en 2004 dans le Dictionnaire québécois instantané (p. 55), l’expression existe au figuré : «M’as cramper en masse / M’as m’tailler une place» («Le bon gars», chanson de Richard Desjardins).

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Les zeugmes du dimanche matin et de Georges Perec

Georges Perec, Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, édition de 1982, couverture

«Que (de plus) les médecins militaires n’auraient besoin que d’un seul coup d’œil négligemment lancé sur la prétendue contusion pour deviner jusque dans ses moindres détails le stupide complot qui l’avait perpétrée et que, par suite, partirait nonobstant le nommé Karapete, avec son bras dans le plâtre et soixante jours de cachot en guise de prime et que nous, ses malheureux complices, on aurait les gendarmes à nos trousses jusqu’à la onzième génération» (p. 53).

«L’apparaissait donc qu’au petit matin dudit jour, le Karazozo, qu’effrayait peut-être la perspective de s’envoyer au tapis sans savoir ce qui se passerait ensuite, avait décidé dans sa petite tête qu’au lieu de s’aller coucher stricto sensu, il irait chasser les vapeurs alcooliques et les papillons de nuit en faisant quelque footing dans le bois tout proche» (p. 101).

P.-S. — Karapete et Karazozo ne font, bien sûr, qu’un.

Georges Perec, Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ?, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1413, 1982, 118 p. Édition originale : 1966.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)