Accouplements 92

Jean-Simon DesRochers, les Inquiétudes, 2017, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Simenon, le Train, dans Romans. II, Paris Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 496, 2003, p. 807-916 et 1604-1620. Édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis. Édition originale : 1961.

«J’ai mis du temps à identifier un troisième visage, plus près de moi pourtant, parce qu’il m’était caché la plupart du temps par un homme à la carrure double de la sienne. Il s’agissait d’une grosse fille d’une trentaine d’années, déjà en train de manger un sandwich, une certaine Julie, qui tenait un petit café près du port.
Elle portait une jupe de serge bleue trop serrée qui fronçait le long de ses cuisses et un chemisier blanc, cerné de sueur, à travers lequel on voyait son soutien-gorge.
Elle sentait la poudre, le parfum et je revois son rouge à lèvres déteindre sur le pain» (p. 827).

DesRochers, Jean-Simon, les Inquiétudes. L’année noire – 1. Roman, Montréal, Les Herbes rouges, 2017, 591 p.

«Soleil couché, lumière pauvre. Bruno a bu trop vite. Il a le tournis. Le parc refroidit de minute en minute. Bruno reste assis sur son banc. Le bras gauche posé sur un sac de canettes consignées, un panini à demi mangé dans la main droite. Un repas trouvé dans les poubelles à l’arrière du Petit Café. Malgré l’obscurité croissante, il voit des marques de rouge à lèvres sur le pain blanc. Bruno songe à ces lèvres, à l’âge de leur propriétaire. C’est comme embrasser quelqu’un avec un peu de retard. Le panini est rempli de légumes et de fromage durcis par le froid. Une végétarienne… A devait être mince… Bruno lève les yeux. Un enfant du quartier passe à toute vitesse sur un vélo. Il file en direction de la rue Watson» (p. 34).

Mais

Philippe Chagnon, Arroser l’asphalte, 2017, couverture

Le recueil Arroser l’asphalte de Philippe Chagnon (2017) est fait de courts poèmes qui ne sont pas titrés et qui sont indépendants les uns des autres, mais, à deux moments, il y a des brèves séries, numérotées (p. 15-17 et p. 83-86).

Les poèmes abordent fréquemment la culture musicale populaire («Des croissants de soleil pour déjeuner», p. 12; «La ballade des gens heureux», p. 54) et la culture télévisuelle (Virginie, p. 10), mais il est aussi question de Bach (p. 28) et de Coltrane (p. 80). Une comptine est réécrite, mais à l’âge du numérique : «scroll scroll scroll your boat / gently down the screen / numbly numbly numbly numbly / life is not a dream» (p. 84).

Le poète aime la langue populaire québécoise («hydro prend son gun et tire sur la plogue», p. 11; «le voisin starte le barbecue», p. 58; avoir une poignée dans le dos), mais il lui arrive de parler, au lieu de «lutte», de «pancrace» (p. 43) et d’évoquer «une passacaille pour métal / et objet non identifié» (p. 48).

Il sait que la sagesse des nations passe par des proverbes et des expressions toutes faites, mais il aime les détourner : «celle à qui tu vas faire / deux œufs-bacon demain / c’est donc vrai on ne devient pas homme / sans se faire briser des yeux» (p. 62); «mais je ne peux pas me lever / sans me prendre les deux pieds dans l’acquis» (p. 57); «que le trois fait le mois mais je ne sais plus lequel» (p. 64).

Il connaît le hockey («on donne un deux minutes pour paresse entre deux poèmes», p. 38), mais aussi le baseball («café poème baseball sur mute», p. 72).

Il s’interroge plusieurs fois sur la poésie (dans plus d’une vingtaine de poèmes), mais il publie ce livre :

je m’étais dit que non
pas aujourd’hui
pas ça mais autre chose
se contrôler se battre
contre les mauvaises habitudes
puis en fin de matinée
écrire un poème
quand même (p. 51)

L’Oreille tendue a-t-elle apprécié ? Oui, sans mais.

P.-S.—L’Oreille a publié plusieurs livres chez Del Busso éditeur. Elle y est éditeur conseil. Elle n’a été impliquée d’aucune façon dans la publication d’Arroser l’asphalte.

 

Référence

Chagnon, Philippe, Arroser l’asphalte. Poésie, Montréal, Del Busso éditeur, 2017, 91 p.

Accouplements 91

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Certaines coquilles sont plus ennuyeuses que d’autres.

Sur Twitter, @LaDameAuChapal en a signalé une jolie :

Confusion, au Figaro, entre «baisse» et «baise»

En la voyant, les lecteurs de l’essayiste québécois André Belleau penseront sans doute à ce passage de «L’effet Derome» : «Considérons […] le Téléjournal comme un texte sonore. Certains soirs, le sens de ce texte n’est pas que les prix montent ou que Claude Ryan baisse (attention, typo !) mais plutôt que Bernard Derome sait l’anglais» (éd. de 1986, p. 110).

 

Référence

Belleau, André, «L’effet Derome ou Comment Radio-Canada colonise et aliène son public», Liberté, 129 (22, 3), mai-juin 1980, p. 3-8; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 82-85; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 107-114; repris dans Laurent Mailhot (édit.), l’Essai québécois depuis 1845. Étude et anthologie, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «Cahiers du Québec. Littérature», 2005, p. 187-193; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 105-112. https://id.erudit.org/iderudit/29869ac

Une question de point de vue

Marie-Hélène Larochelle, Daniil et Vanya, 2017, couvertureL’intrigue ? Emma et Gregory se sont rencontrés à Québec, puis ils ont déménagé à Toronto. Ce sont des «bobo-chics» (p. 101) qui font dans l’architecture et le design haut de gamme. La première grossesse d’Emma se termine par l’accouchement d’un enfant mort-né. Elle et Gregory adoptent alors deux enfants russes, qu’on leur présente comme des jumeaux. Le roman s’ouvre sur cette adoption. Rien ne se passera comme prévu, ni pour les parents, ni pour Daniil et Vanya, ni pour le chat Jules, ni pour les habitants du voisinage (enfants, vieille dame, amis).

Pour qui, comme l’Oreille tendue, a connu l’adoption internationale de l’intérieur, les premières pages de Daniil et Vanya, le roman de Marie-Hélène Larochelle (2017), sonnent particulièrement justes.

La romancière aurait pu aborder les relations des parents avec leurs enfants et des enfants entre eux, et l’évolution de ces relations, de toutes sortes de manières. Ses choix de narrateurs ne vont pas du tout de soi.

Le roman est divisé en deux parties. Dans la première, les enfants sont petits; Emma raconte. Dans la seconde, ils ont presque seize ans; Emma raconte toujours, mais les garçons prennent aussi la parole.

Emma, à qui il arrivera des malheurs — certains réels, d’autres de bien peu de poids —, est un personnage représenté de telle façon qu’il soit difficile au lecteur de s’identifier à elle. Elle se fâche facilement, elle regarde les autres de haut, elle est snob, elle est obsédée par les marques (iPhone et iPad, chaise Muskoka, magazine Dwell et Garden Design, sandales Salt Water, poussette Phil & Teds, thé Kusmi, manteaux Marc Jacobs ou Burberry, bureaux Peter Løvig Nielson, sac Vuitton). Elle lit des articles «sur les nouvelles techniques de parentalité» (p. 84), elle souhaite «développer le leadership» de ses fils (p. 116) et «le plein potentiel de leur curiosité» (p. 142), elle planifie leur fête «comme un événement corporatif» (p. 130), mais elle refuse de consulter des professionnels de la santé mentale (p. 124-125). Elle a beau être très troublée à l’occasion, cela ne l’empêche pas de détailler scrupuleusement comment elle se (dé)maquille (p. 104-105, p. 265). Ce mélange de drames (elle se mutile depuis l’adolescence) et de discours empruntés indistinctement à l’air du temps en fait une narratrice peu fiable, d’autant qu’elle et son mari, qui n’est pas épargné non plus, vont d’auto-aveuglements en incompréhensions.

Si l’autoportrait d’Emma tient à distance la compassion, que dire de la narration telle que la pratiquent les adolescents ? Le risque ici est formel : ils parlent d’une seule voix, au nous et au on. Cela donne lieu à des situations où l’identité elle-même, la leur comme celle de leurs interlocuteurs, est mise en question.

La vue de son corps nu nous donne une érection et on commence à se masturber pour la faire passer. Les mains derrière la nuque, Mathilde nous regarde nous agiter dans la lumière de la lanterne. Le bruit de notre respiration est amplifié par l’écho.
— Tu veux que je le fasse ? demande-t-elle.
On ne dit rien, on la regarde s’approcher (p. 210-211).

Quand il faudra distinguer la voix de chacun dans ce nous, ce sera le signe de profondes divergences à venir.

Daniil et Vanya est un roman sur l’adoption et sur ses effets sur tous ceux que cela concerne, certes, mais ni le je ni le nous qu’on y lit ne correspondent à ce que l’on attendrait d’une œuvre qui voudrait en appeler aux seuls sentiments de ses lecteurs. Cette savante construction oblige ceux-ci à prendre de la distance, à interroger leurs propres réactions, de même que celles des personnages, à ne s’apitoyer qu’avec prudence. Ce n’est pas rien.

 

Référence

Larochelle, Marie-Hélène, Daniil et Vanya. Roman, Montréal, Québec Amérique, coll. «Littératures d’Amérique», 2017, 283 p.

Les zeugmes du dimanche matin et de Jean-Simon DesRochers

Jean-Simon DesRochers, les Inquiétudes, 2017, couverture

«Le cinquième jour du neuvième mois dans le camp de réfugiés, Anh, son père et son oncle partaient en direction du Canada, pays dont ils ne connaissaient rien, sinon qu’ils pourraient y vivre en paix et en français» (p. 184).

«Il la baise, sans condom ni cérémonial» (p. 269).

Jean-Simon DesRochers, les Inquiétudes. L’année noire – 1. Roman, Montréal, Les Herbes rouges, 2017, 591 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)