«Le fameux baiser dans la pierre froide de Rodin n’est rien en comparaison du nôtre, le sien manquant de cassonade, de couleur, d’humidité, de tannins, de tout en somme, à cause de l’absence de Camille Claudel notamment, la folle de lui, et ça l’aurait peut-être sauvée, un tel baiser profondément charnel, tandis que le frérot d’icelle traficotait des phrases et de la religion» (p. 43).
«J’ai dû me débrouiller en m’assoyant sur les marches mouillées et en m’appuyant sur les mains en cul-de-jatte, et marche après marche je suis revenu sur terre comme un Slinky, le ciel maya se vengeant de mon escalade et de mon intrusion dans son grand rêve cosmologique, en m’infligeant une douleur aux muscles de l’intérieur des cuisses» (p. 58-59).
«J’ai réussi à ne pas m’endormir et ce serait mon plus grand exploit de la soirée, de la nuit et peut-être de ma vie, et ce n’est pas peu dire car j’ai fait des voyages, quelques enfants et des poèmes» (p. 145).
«J’ai pris froid à la sortie du motel et de la nuit chaude» (p. 148).
«Comment Maria Krull avait-elle senti que ces pas-là n’étaient pas d’honnêtes pas de clients mais qu’ils apportaient une menace ? Il avait suffi de quelques heurts de sabots sur le sol et déjà elle abandonnait un drame pour un autre auquel elle tendait l’oreille. Son regard devenait plus aigu, elle oubliait Hans, elle courait, en esprit, vers la boutique et le corps suivait l’esprit. Hans ne devait jamais oublier cette image d’elle, aussi lourde, aussi définitive que les portraits d’album : elle avait atteint la cuisine et elle se tenait debout contre un des battants de la porte vitrée. Cette porte était tendue d’un fin rideau et la lumière auréolait les cheveux gris cependant que le visage, à contre-jour, était plus modelé et plus ferme.»
Simenon, Chez Krull, dans Tout Simenon 21, Montréal et Paris, Presses de la Cité et Libre expression, coll. «Omnibus», 1992, p. 877-1010, p. 964. Édition originale : 1939.
Le chevalier de Mouhy (1701-1784) est un prolifique auteur du Siècle des lumières. La première édition de son roman Mémoires d’Anne-Marie de Moras paraît en 1739.
On y trouve un échange entre deux personnes du sexe, l’une âgée de dix ans, l’autre, de treize.
La première s’interroge :
Je conçois bien que le mariage unit un cavalier avec une demoiselle; que ces deux personnes vivent ensemble étroitement si l’inclination est mutuelle, qu’il provient de cette union des enfants, qui portent le nom de l’époux; mais je ne conçois pas comment tout cela se fait (éd. de 2006, p. 53).
Ne vous souvenez-vous pas d’avoir vu faire des bouteilles [des bulles] de savon aux petites filles ? […] Hé bien, continua Julie, voilà le secret que vous me demandez. […] Le brin de paille par lequel on souffle l’eau de savon, la bouteille qui est d’abord petite, et puis qui s’enfle peu à peu. Voilà l’énigme. Ne m’en demandez pas davantage; on ne m’en a pas plus appris, et vous m’interrogeriez vainement (éd. de 2006, p. 55).
Mouhy, Mémoires d’Anne-Marie de Moras. Roman, Paris, Desjonquères, coll. «XVIIIe siècle», 2006, 232 p. Version de 1769. Texte établi, annoté et postfacé par René Démoris.
(Du mercredi ? Parce qu’ils suivent ceux du mardi, pardi !)
Ça commençait plutôt bien. Dans un article du 20 avril, «Écriture inclusive : les destructeurs de la langue française», Mathieu Bock-Côté, omnicommentateur formé en sociologie, citait — sans attribution, il est vrai, et approximativement — une phrase géniale d’André Belleau : «Nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler» (1983, p. 6) devenait «les Québécois n’ont pas besoin de parler français, mais ont besoin du français pour parler».
Les choses se gâtent par la suite, sur au moins trois plans.
Mathieu Bock-Côté n’a jamais rencontré une hyperbole qu’il n’a pas aimée, d’où le ton de son texte : «destructeurs de la langue française», «cancer», «thèse paranoïaque», «tuer le français», «apocalypse», «démission de l’intelligence», etc. En matière de langue, sujet délicat s’il en est un, on pourrait rêver de plus de nuances.
Le chroniqueur ne comprend manifestement pas ce qu’est l’écriture inclusive, qu’il confond avec deux de ses formes, le point médian et la création de nouveaux pronoms personnels. (Les formes de l’écriture inclusive sont nombreuses et encore en évolution : voir ici, par exemple, pour un point de vue posé.) Cela ne l’empêche pas d’affirmer, sans la moindre source, des choses comme celles-ci :
C’est au nom de cela qu’on n’écrira plus, par exemple, les «étudiants» ni même, les «étudiants et les étudiantes», mais qu’on écrira les «étudiant.e.s». Et cela systématiquement.
C’est pour cela que des professeurs n’écriront plus il ou elle, mais iel, et n’écriront plus ceux ou celles, mais celleux.
«Systématiquement» ? Où cela ? Cela se serait imposé «en quelques années à l’université» et «dans l’administration» ? Vraiment ? Cette «manière d’écrire devient progressivement obligatoire» ? Depuis quand, où, pour qui ? On aimerait pouvoir juger sur preuves.
Bock-Côté n’est pas mieux informé au sujet de la réforme proposée d’une règle de l’accord du participe passé, celui avec le verbe avoir. Lui et Patrick Moreau font la paire.
Cela fait beaucoup pour un texte de 480 mots ? Peut-être, mais les habitués du «hibou de Lorraine» (Mark Fortier) ne seront pas dépaysés.
P.-S.—L’Oreille tendue a déjà abordé d’autres positions «linguistiques» de Mathieu Bock-Côté. C’est là, notamment.
P.-P.-S.—D’autres chroniqueurs s’excitent le poil des jambes avec l’écriture inclusive. Celui-ci, par exemple.
P.-P.-P.-S.—Vous vous intéressez à l’argumentation chez Mathieu Bock-Côté ? Lisez les Déchirures, le plus récent livre d’Alex Gagnon. (Transparence, totale comme on dit à la Presse+ : l’Oreille tendue a édité ce livre.)
Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac
Les lecteurs du Devoir sont habitués aux élucubrations d’un de ses chroniqueurs du vendredi en matière de langue (mais pas que). Ils portent peut-être moins attention aux pseudo-arguments d’un autre chroniqueur, Patrick Moreau. L’exception qui confirme la règle est Francis Dupuis-Déri, qui lui consacre quelques pages dans Panique à l’université (2022, p. 215-218).
Prenons le texte «Trop difficile, l’accord des participes passés ?» (le Devoir, 18 avril 2023, p. A7). Patrick Moreau est évidemment contre la modification de leurs règles d’accord, ce qui ne surprendra pas ses lecteurs réguliers.
Sur quoi Patrick Moreau fonde-t-il son refus ?
Les motifs de réforme seraient «toujours les mêmes dès qu’on s’attaque à la langue ou à l’orthographe : d’une part, elles seraient l’une comme l’autre vieillottes et dépassées. […] D’autre part, ces règles seraient trop compliquées.» Les choses sont évidemment un brin plus complexes que cela. De nombreux travaux scientifiques servent de base à de telles propositions de réformes; il n’y est jamais question de règles «vieillottes et dépassées». On peut contester ces travaux, mais il faut d’abord les connaître (voir ici ou là, par exemple).
L’Association québécoise des professeurs de français a récemment recommandé une simplification des règles de l’accord du participe passé; c’est à cette prise de position que Moreau répond. La vice-présidente de l’Association, Alexandra Pharand, avance que l’école québécoise consacre 80 heures à l’enseignement de ces règles. Pour Moreau, ce chiffre sort «de nulle part». On lui objectera deux choses. Pourquoi ne pas faire confiance à une association de professeurs de français, surtout quand, comme Moreau, on n’enseigne pas au secondaire ? Ces professeurs ne savent pas de quoi ils parlent ? Par ailleurs, ces chiffres sont les mêmes dans l’enseignement belge, ainsi que le rappelaient Arnaud Hoedt et Jérôme Piron dans le journal Libérationen 2018. Dès 1977, André Chervel, dans Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français…, parlait du «nombre faramineux d’heures que [l’enseignement du participe passé] engloutit durant le temps scolaire» (Le français est à nous !, 2019, p. 193). Les chiffres de l’AQPF ne sortent pas «de nulle part».
Moreau semble considérer que les règles du monde naturel et celles de la grammaire sont de même nature : «Espérons qu’on n’appliquera pas la même logique aux règles des mathématiques et de la physique, certaines pas si simples pourtant, et dont quelques-unes — horresco referens ! — remontent à Archimède ou à Pascal…» Rappelons, pour mémoire, que la règle actuelle de l’accord du participe passé avec le verbe avoir n’est apparue en français qu’au XVIe siècle, ainsi que le note Moreau, et qu’elle pourrait disparaître demain sans que cela change quoi que ce soit au fonctionnement de l’univers. On ne la confondra donc pas, si possible, avec la théorie de la relativité restreinte d’Einstein.
En matière d’évolution de la langue, le français aurait un statut à part : «il n’y a que la langue française qui est habituellement visée par ce procès en archaïsme et en complication»; «il n’y a que le français que l’on se croit en droit de transformer, de simplifier, de malmener». Pourtant, il y a des pays où la langue a été l’objet de transformations institutionnelles depuis le début du XXe siècle : l’Allemagne, les Pays-Bas, le Portugal (onze réformes), le Brésil (bis), la Grèce, l’Espagne et les pays hispanophones d’Amérique du Sud, la Hongrie, la Finlande, la Turquie, Israël, la Norvège, etc. Subitement, le français paraît moins seul, non ?
Comme tant d’autres, Patrick Moreau confond le français écrit et le français oral. Reprenons un de ses propres exemples : «La mort de l’homme que j’ai tant désiré.» En l’état actuel des choses, l’accord peut être au féminin («désirée») ou au masculin («mort»). Selon Moreau, il «permet de lever l’ambiguïté potentielle de cet énoncé». Cela n’est bien sûr vrai qu’à l’écrit, puisque l’accord en «e» ne peut pas s’entendre. Dans ce cas, comme l’ont montré nombre de travaux, le contexte est bien aussi efficace que l’accord pour éviter l’«ambiguïté», si tant est qu’elle soit réelle. (Dans Le français n’existe pas [2020, p. 21-23], Arnaud Hoedt et Jérôme Piron déconstruisent précisément cet exemple.)
Un peu d’hyperbole avec ça ? Il faudrait rappeler que «les grammairiens d’autrefois n’étaient ni des imbéciles ni d’infâmes dictateurs». Qui a porté de telles accusations ? Personne, bien évidemment.
Il y a un passage du texte de Patrick Moreau avec lequel on ne peut qu’être d’accord : «si l’on veut réformer l’orthographe, il faut procéder avec prudence, consulter grammairiens et linguistes, historiens de la langue notamment». Ça tombe bien : ils sont des centaines à recommander, et depuis longtemps, cette réforme. On ne l’apprendra pas chez Patrick Moreau.
P.-S.—Au moment de mettre ce texte en ligne, l’Oreille tendue découvre ceci dans une récente chronique d’Anne Catherine Simon, «Passion participe passé» (le Soir, 15-16 avril 2023, p. 7) : «On propose régulièrement de rectifier cette règle injustifiée. En France (1901, 1976), en Belgique (2018) ou en francophonie (2013). La règle rectifiée est simple : les participes passés conjugués avec l’auxiliaire avoir peuvent s’écrire dans tous les cas au masculin singulier. Elle met d’accord l’ensemble des spécialistes de la langue, et beaucoup d’autres» (c’est l’Oreille qui souligne).
[Complément du 26 avril 2023]
Sur Twitter, Arnaud Hoedt a proposé ce sublime exemple :