Lançons-nous

Anne-Marie Beaudoin-Bégin, la Langue rapaillée, 2015, couverture

Le Petit Robert (édition numérique de 2018) connaît deux sens du mot garrocher, propre à la langue familière du Québec : lancer; se précipiter.

Lancer ? Exemple en titre de chronique : «De l’art de garrocher un livre» (le Romancier portatif, p. 89-92).

Se précipiter ? Exemple poétique chez Marie-Hélène Voyer ici. Exemple en prose : «on s’est tous garrochés» (Des histoires d’hiver, p. 10).

Ajoutons un troisième sens, proche du premier : jeter, voire se débarrasser de. Exemple romanesque : «Si j’avais deux cent mille de plus à garrocher en rénovations pis dix ans de ma vie à mettre là-dedans» (Arvida, p. 257).

Le mot a déjà cours au XIXe siècle, mais en un usage un brin différent : «Une gang s’est mise après moi et ils m’ont garoché avec des cailloux» (les Mystères de Montréal, p. 45).

À votre service.

P.-S.—Garocher ou garrocher ? Anne-Marie Beaudoin-Bégin propose une mise au point utile dans la Langue rapaillée (p. 60-62).

 

Références

Archibald, Samuel, Arvida. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 04, 2011, 314 p. Ill.

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2015, 115 p. Ill. Préface de Samuel Archibald. Postface de Ianik Marcil.

Berthelot, Hector, les Mystères de Montréal par M. Ladébauche. Roman de mœurs, Québec, Nota bene, coll. «Poche», 34, 2013, 292 p. Ill. Texte établi et annoté par Micheline Cambron. Préface de Gilles Marcotte.

Dickner, Nicolas, le Romancier portatif. 52 chroniques à emporter, Québec, Alto, 2011, 215 p.

Robitaille, Marc, Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hockey. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2013, 180 p. Ill.

Du travail, en mineur

 

Affichette «Help Wanted»

Nous avons déjà croisé, dans des épisodes antérieurs de nos aventures (ici et ), la job — au Québec, au féminin.

Le mot n’est pas particulièrement connoté : «C’est sa job» ne contient pas de jugement implicite sur la nature du travail évoqué.

En revanche, jobine n’est jamais mélioratif.

«Jakob le vaurien se pointa calmement quelque quinze minutes après avoir reçu le coup de fil de Jacqueline. Faut dire qu’il n’avait ni travail régulier ni passion le retenant, ni chez lui ni ailleurs, alors quand le chef le convoquait, il pouvait supposer que peut-être il y aurait pour lui une petite jobine ou au moins une anecdote croustillante à se mettre sous la dent» (Chroniques de Kitchike, p. 128).

«La plupart d’entre nous avaient des parents qui cumulaient plusieurs jobines, et d’autres étaient dans des milieux illégaux» (Montréal-Nord, p. 87).

La différence entre la job (le travail, l’emploi) et la jobine est nette.

«Cet emploi m’apportait un revenu peu spectaculaire mais régulier, que je complétais par diverses jobines de révision, lot habituel des littérateurs désœuvrés» (le Continent de plastique, p. 234).

«Parmi mille et une jobines usantes et mal payées qu’ils ont dû se taper au fil des années, [mes parents] ont subsisté en faisant, en plus de leurs emplois de jour, le ménage dans une banque» (Là où je me terre, p. 70).

«Mais j’aimais tellement sortir et découvrir de nouvelles tanières que j’ai fini par lâcher mes jobs de bar pour les remplacer par des jobines de jour à gauche et à droite» (les Racines secondaires, p. 36).

«Enseigner était mon premier vrai travail. Après des années de pige, de jobines, de combines et d’expédients, j’entrais dans ma trentaine avec une vie tranquille et, tous les deux jeudis, je recevais une paie qui comprenait des cotisations et des assurances» (Cabale, p. 15).

Dans le Supplément 1981 à son Dictionnaire de la langue québécoise, Léandre Bergeron choisit la graphie jobbine («(pron. djobine). n.f. — Emploi peu intéressant et peu payant. — Emploi temporaire ou sporadique», p. 114), avec deux b. On ne voit pas bien pourquoi.

La jobine est le contraire de la «job steady» (régulière) et du «bon boss» (patron), jadis vantés (ironiquement) par Yvon Deschamps.

P.-S.—En effet, «petite jobine» (Chroniques de Kitchike, p. 128) paraît pléonastique.

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Dawson, Caroline, Là où je me terre. Roman, Montréal, Éditions du remue-ménage, 2022, 201 p. Édition originale : 2020.

Delisle, Michael, Cabale. Roman, Montréal, Boréal, 2023, 124 p.

Fortier, Vincent, les Racines secondaires. Roman, Montréal, Del Busso éditeur, 2022, 182 p. Ill.

Mazza, Mariana, Montréal-Nord, Montréal, Québec Amérique, coll. «QA récit», 2022, 204 p.

Picard-Sioui, Louis-Karl, Chroniques de Kitchike. La grande débarque. Nouvelles, Wendake, Éditions Hannenorak, 2021, 173 p. Édition originale : 2017.

Turgeon, David, le Continent de plastique. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 16, 2017, 298 p. Édition originale : 2016.

Agilité bienvenue

Pièce de dix cents du Canada

L’autre jour, l’Oreille tendue présentait une publicité du gouvernement du Québec pour la fête nationale. Elle notait alors qu’elle n’avait pas encore parlé de l’expression populaire sur un dix cents. Corrigeons cela.

Qui se retourne / se revire / arrête / freine sur un dix cents est particulièrement agile, prompt, réactif. Celle-là est la plus petite des pièces de monnaie canadienne : qui réussit à s’y mouvoir rapidement et efficacement est habile.

La prononciation dix cennes paraît plus usuelle que dix cents. C’est aussi ce que pense le romancier Christophe Bernard : «Les motoneigistes ont freiné sur des dix cennes» (p. 517).

À votre service.

 

[Complément du jour]

La pièce de dix cennes vaut dix sous, d’où, aussi, se retourner / se revirer / arrêter / freiner sur un dix sous.

 

Référence

Bernard, Christophe, la Bête creuse. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 14, 2017, 716 p.

L’oreille tendue de… Jean-François Nadeau

Lettres québécoises, 193, été 2024, couverture

«Dans l’éternité du temps contenu dans un instant de vie passé en forêt à tendre l’oreille, les êtres humains se nourrissent d’abord de mythe pour s’éviter de mourir du froid qui ronge leurs vies en toutes saisons.»

Jean-François Nadeau, «Le prisme de la chasse», Lettres québécoises, 193, été 2024, p. 100-101, p. 101.

Verbes filiaux

«Rouler tranquille, c’est chill», Belgique, 2019, panneau routier

Fête des Pères oblige, l’Oreille tendue recevait hier ses fils (n=2). La discussion a porté, entre autres sujets, sur la non-conjugaison de certains verbes anglais dans le français familier des jeunes du Québec, qui que soient «les jeunes». Exemples : «J’vais chill au parc» (j’vais glandouiller au parc) et «J’l’ai pas snitch» (j’l’ai pas dénoncé) — là où une personne âgée comme l’Oreille aurait dit «J’vais chiller au parc» ou «J’l’ai pas snitché».

Jérôme 50 abordait en 2023 la question dans sa balado Ainsi soit chill, balado consacrée au «néofrançais» parlé au Québec, au «français québécois chilleur», au «français québécois des jeunes», au «nouveau français québécois», au «sociolecte chilleur», au «français québécois chilleur», au «français parlé par les jeunes en contexte informel».

Dans l’épisode «La conjugaison des verbes», il donne l’impression que cette façon de (non) conjuguer serait généralisée au Québec, alors qu’elle ne serait pas utilisée en Acadie.

La linguiste Marie-Ève Bouchard arrive à des conclusions légèrement différentes. Dans son étude «J’va share mon étude sur les anglicismes avec vous autres ! : A Sociolinguistic Approach to the Use of Morphologically Unintegrated English-Origin Verbs in Quebec French», elle affirme que le phénomène serait d’abord montréalais. On le repérerait aussi un peu à Sherbrooke, mais guère à Québec.

Tendons l’oreille : ces choses-là peuvent changer rapidement, se répandre ou disparaître.

 

Référence

Bouchard, Marie-Ève, «J’va share mon étude sur les anglicismes avec vous autres ! : A Sociolinguistic Approach to the Use of Morphologically Unintegrated English-Origin Verbs in Quebec French», Journal of French Language Studies, 33, 2023, p. 168-196. https://doi.org/10.1017/S0959269523000054