Histoire de cravates

Oreille encravatée

Benoît Melançon, «Autoportrait à la cravate, 28 XI 12»,
détail (collection particulière)

Les abonnés de son compte Twitter (@AMBeaudoinB) et les lecteurs de son blogue (En tous cas…) connaissent la théorie de la cravate d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin. Dans la Langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, l’essai qu’elle vient de faire paraître chez Somme toute, elle l’évoque de nouveau :

Car prétendre que les règles du registre soigné sont pertinentes dans toutes les situations, c’est prétendre que la cravate est toujours nécessaire. Or, parfois, on ne met pas de cravate. Et même, parfois, pour prendre position, pour donner de la force à son image, on peut, consciemment, mettre sa cravate à l’envers […] (p. 51-52).

Autrement dit : mettre sa cravate, ne pas la mettre ou la mettre à l’envers, ces trois gestes supposent que l’on sache ce que chacun représente dans une situation donnée, que l’on connaisse les règles du jeu, que l’on puisse faire jouer sa liberté en toute connaissance de cause.

En matière de langue, la situation n’est pas différente. Contre les essentialistes, Anne-Marie Beaudoin-Bégin ne cesse de répéter qu’il n’y a pas «UNE langue française», mais «DES langues françaises» (p. 48) et qu’il faut savoir, par exemple, à quel moment utiliser le registre familier et à quel moment utiliser le registre soigné : «Le registre soigné est essentiel, mais il n’est pas nécessaire dans toutes les situations sociales» (p. 51). Tout est affaire de contextes, d’autant que ces registres eux-mêmes ne sont pas des essences, figées une fois pour toutes dans le temps et dans l’espace, et qu’ils peuvent varier : «Il n’y a […] pas un seul registre soigné en français, mais bien plusieurs» (p. 35).

Cette maîtrise des contextes repose sur la possibilité de faire une série de distinctions, outre celle des registres. En matière de langue, il ne faut pas confondre l’approche descriptive et l’approche prescriptive (p. 16-18). La «norme linguistique» varie «d’un pays à l’autre (variation géographique), d’une classe à l’autre (variation socio-économique), d’une époque à l’autre (variation temporelle) et d’une situation de communication à l’autre (variation situationnelle)» (p. 21). Elle est une construction sociale : «les règles de la norme linguistique sont en fait des décisions sociales, conscientes ou non, et non pas des vérités absolues issues de la Langue» (p. 20). La langue, ce n’est pas l’écrit (p. 55-59). Tout cela est clairement présenté. La Langue rapaillée est un livre utile.

C’est parce que de telles distinctions ne sont pas toujours faites qu’il existe une forte insécurité linguistiques des Québécois,  voire une insécurité «toxique» (p. 14). Parlant une langue peu ouverte au néologisme et à la variation (p. 22), «une des langues les plus normées du monde» (p. 62), baignant dans un discours où la déploration règne depuis le milieu du XIXe siècle, s’interrogeant constamment sur leur identité et sur leur rapport à la France et au «français hexagonal» (passim), les Québécois seraient plus touchés que d’autres par cette insécurité. Leur «imaginaire linguistique» (p. 106) lui ferait une place centrale. Sur les moyens de contrer cette insécurité, Anne-Marie Beaudoin-Bégin prend souvent ses distances avec Marie-Éva de Villers, qui fait paraître ces jours-ci la sixième édition de son Multidictionnaire de la langue français, et Guy Bertrand, qui est premier conseiller linguistique à la Société Radio-Canada.

De façon plus générale, l’auteure rappelle qu’il n’existe pas de langue québécoise, mais un français québécois, avec ses caractéristiques et son histoire. (De façon assez cocasse, Samuel Archibald, dans sa préface [p. 7], et Ianik Marcil, dans sa postface [p. 111], parlent, eux, de «langue québécoise». C’est dire combien le sujet est délicat.) Ce français, il faut le décrire et le défendre : Anne-Marie Beaudoin-Bégin se décrit d’ailleurs comme une «farouche défenderesse du français d’ici» (p. 84). La Langue rapaillée, avec son titre qui rappelle Gaston Miron, est un plaidoyer, informé, pédagogique, appuyé sur nombre d’exemples, qui ne craint pas la polémique.

L’Oreille tendue, c’est sa nature, aime chinoiser. Est-ce bien Jean Charest qui a «inventé» le mot réingénierie (p. 22) ? Le mot ne lui aurait-il pas plutôt été soufflé par un de ses ministres, Pierre Reid, lui qui parlait, du temps où il était recteur de l’Université de Sherbrooke, en 1997, de «réingénierie pédagogique» ? Peut-on vraiment vraiment dire du français qu’il a été la lingua franca de l’Europe du XVIe siècle (p. 43) ou du XVIIIe siècle (p. 108), jusqu’au début (p. 43) ou au milieu du XXe siècle (p. 46) ? Les choses n’ont-elles pas changé bien plus tôt, dès que la Grande-Bretagne a imposé son pouvoir, d’abord militaire, puis industriel, à ceux qui vivaient outre Manche, les États-Unis prenant rapidement son relais pour mieux asseoir la domination de l’anglais, d’abord sur l’Europe puis bien au-delà ? L’Office de la langue française n’a pas attendu la Charte de la langue française de 1977 pour offrir des vocabulaires spécialisés en français (p. 45 n. 7); c’est, entre autres rôles, pour cela qu’il a été créé en 1961. Faudrait-il entendre qu’Alain Rey a inventé l’expression «honnête homme», cette création de la France du XVIIe siècle ? C’est ce que donnent à penser deux formulations (p. 57 et p. 77). Quand on dit se méfier des jugements de valeur en matière linguistique (p. 94), peut-on dire du Dictionnaire de la langue québécoise de Léandre Bergeron (1980) qu’il est «insignifiant» (p. 60) ? Une linguiste descriptiviste comme Anne-Marie Beaudoin-Bégin n’a-t-elle pas à chercher la signification de cet ouvrage ? (Non, pas du tout : l’Oreille tendue ne recommande pas ce dictionnaire. Cela étant, il fait partie du paysage linguistique québécois. Il importe donc de le décrire.) Jean-Paul Desbiens n’est pas «le premier» (p. 104), en 1960, à utiliser le mot joual pour désigner la langue supposée des Québécois; dès avril 1939, il se trouve dans les Pamphlets de Valdombre de Claude-Henri Grignon, que cite Lise Gauvin en 1974 (p. 113).

Ce sont là des questions de détail, qui ne sauraient affaiblir l’hypothèse forte qui soutient ce livre : la langue est à tous, mais cela exige une décrispation des discours tenus sur elle.

 

Références

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2015, 115 p. Ill. Préface de Samuel Archibald. Postface de Ianik Marcil.

Gauvin, Lise, «Littérature et langue parlée au Québec», Études françaises, 10, 1, février 1974, p. 79-119. https://doi.org/10.7202/036568ar

Villers, Marie-Éva de, Multidictionnaire de la langue française, Montréal, Québec Amérique, 2015 (sixième édition), xxvi/1855 p.

Anne-Marie, Beaudoin-Bégin, la Langue rapaillée, 2015, couverture

Commencez par celui-là

Simenon, l’Horloger d’Everton, 1954, couverture

Même les inconditionnels le reconnaîtront : dans le conteneur de romans écrits par Georges Simenon, il y a des œuvres sans intérêt.

L’Horloger d’Everton (1954), c’est autre chose. Un samedi soir, Dave Galloway, l’horloger du titre, constate que son fils, Ben, seize ans, a pris sa camionnette et s’est enfui avec sa petite amie. Ça finira mal.

Le roman que tire Simenon de ce fait divers est une exploration douloureuse tant de la paternité («Ben, c’était lui […]», p. 636) que de l’amitié (celle que se découvre Galloway père avec Frank Musak). On entre dans l’univers de la petite ville d’Everton et dans ce qu’il reste de la famille Galloway de but en blanc. Un monde s’écroule et le lecteur est emporté dès l’incipit. L’horloger trouvera une logique (héréditaire) à ce qui s’est passé. Ça le rassurera; pas le lecteur.

Voilà une excellente porte d’entrée dans l’œuvre de Simenon.

P.-S. — Il est souvent question de baseball dans ce roman. Les éditeurs — des amis de l’Oreille tendue — se sentent obligés d’expliquer des termes du lexique de ce sport. À home run — ce que les Québécois appellent coup de circuit —, ils écrivent : «Au base-ball, le “home run” est le point marqué par le batteur lorsqu’il a réussi à accomplir un tour complet de terrain en passant par toutes les bases» (p. 1580 n. 12). Non. Il manque l’essentiel à cette définition : dans la plupart des cas, si le frappeur fait ainsi le tour des buts, c’est qu’il a envoyé la balle par-dessus la clôture avec son bâton.

 

Référence

Simenon, l’Horloger d’Everton, dans Romans. II, édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 496, 2003, p. 567-691 et 1569-1582. Édition originale : 1954.

Les zeugmes du dimanche matin et de Philippe Didion

«La pierre est rongée par le temps et les parasites» (Philippe Didion, Notules dominicales de culture domestique, livraison du 15 février 2015).

Pareilles «cartes postales défraîchies […] font mon délice et mon ordinaire postal» (Philippe Didion, Notules dominicales de culture domestique, livraison du 26 avril 2015).

P.-S. — Vous ne connaissez pas les Notules ? Visite guidée ici.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’art du portrait nucléaire

Simenon, la Mort de Belle, 1952, couverture

«Cependant, quand Miss Moeller vint enfin le prier d’entrer, il y avait dans un coin un grand jeune homme aux cheveux coupés en brosse.

On ne le lui présenta pas. On fit comme s’il n’existait pas. Il resta assis dans l’ombre, ses longues jambes croisées. Il portait un complet sobre, très Nouvelle-Angleterre, avait cet air sérieux, détaché, des jeunes savants qui s’occupent de physique nucléaire.»

Simenon, la Mort de Belle, dans Romans. II, édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis, Paris Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 496, 2003, p. 307-435 et 1544-1560, p. 408. Édition originale : 1952.

Néologie de la chose

Si l’on en croit le quotidien la Presse, le sexe serait, depuis quelques années, «extrême» (19 octobre 2005, cahier Arts et spectacles, p. 4; 10 février 2009, cahier Arts et spectacles, p. 5; 30-31 octobre 2010, p. A1). Or, à sexe extrême, vocabulaire nécessairement nouveau. Devant pareille inventivité, l’Oreille tendue va de surprise en surprise.

Elle a déjà croisé le métrosexuel, le datasexuel, le technosexuel, le rétrosexuel, le végésexuel, le sapiosexuel, le blogosexuel, le bibliosexuel, l’allosexuel (ou l’altersexuel), l’autosexuel, le spornosexuel et le lumbersexuel, sans compter la couguar, le sextage et la transphobie.

Elle croit n’avoir rencontré l’intersexe qu’une seule fois, sur Twitter. Pédoprédateur ? Cela l’étonne moins.

Quelques années après tout le monde, elle vient de découvrir, chez Alice Michaud-Lapointe, dans Titre de transport (2014), un verbe qu’elle ne connaissait pas :

Chewing Gum Fraise a retenti à travers les hauts-parleurs du van. Pour ne pas briser la tradition, nous avons hurlé notre partie préférée de la chanson : «Sens mon doigt, quelle odeur ! Non ce n’est pas du beurre, c’est que j’ai doigté ta sœur !» (p. 108)

Elle ne l’a cependant jamais entendu de son oreille entendu, pas plus que faire du sexe, qu’une de ses lectrices lui définissait ainsi, il y a jadis naguère : «Sexualité adolescente. Faire ça sans complètement faire ça.»

Ce qui est vrai en français l’est aussi, bien évidemment, en anglais. Les alcooliques sont trop portés sur la bouteille (alcoholic); les travailleurs, sur le travail (workaholic); les chauds lapins, sur la fesse (assaholic, écrit le biographe de Steve Jobs, Walter Isaacson, pour parler de quelqu’un d’autre). On ne sache pas qu’il existe des consommateurs excessifs de Sexcereal, mais on pourrait se tromper.

Si certaines expressions sont plus faciles à traduire que d’autres, il en est qui posent problème. Pour fuck friend, l’Oreille avait repéré, en 2004, dans son Dictionnaire québécois instantané, ami de cul. Elle fournissait même un exemple (p. 18) :

L’ami(e) de cul est un(e) ami(e) avec lequel on ne fait que s’envoyer en l’air, sportivement et sans aucun sentimentalisme. On s’entend bien avec son ami de cul (la Presse, 5 octobre 2002).

Sur Twitter, plus récemment, @revi_redac s’étonnait d’une autre traduction, ami-e santé. Un petit tour sur Google le confirme : ça existe. Ça n’en étonne pas moins.

 

[Complément du 5 mai 2015]

Dès 2008, la Presse parlait du gastrosexuel : «Selon la définition établie par les Britanniques, le gastrosexuel est un homme célibataire âgé entre 25 et 44 ans, curieux, passionné par la cuisine, séducteur, instruit, qui aime voyager et qui a un emploi.» Merci à @JulienLefortF pour le lien.

 

Références

Isaacson, Walter, Steve Jobs, New York, Simon & Schuster, 2011. Édition numérique.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Michaud-Lapointe, Alice, Titre de transport, Montréal, Héliotrope, coll. «K», 2014, 206 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture