Classiques québécois, cuvée 2024

La Presse+, 5 octobre 2024, cahier Arts, premier écran, «Nos nouveaux classiques de la littérature»

Périodiquement, les médias s’interrogent sur les œuvres que l’on devrait considérer classiques. Pour ne prendre que deux exemples, le Devoir, en 2002, et la Presse, en 2009, s’étaient posé la question.

Rebelote dans la Presse+ du 5 octobre 2024. Quels sont les 25 «nouveaux classiques» de la littérature québécoise depuis 2000 ? Quel en serait le «canon» ?

Un panel de «37 personnes du milieu littéraire» a été sollicité pour la sélection des œuvres. Chacune de ces personnes devait proposer dix titres sans contrainte de genre. 158, dont plus de la moitié parus depuis dix ans, ont été jugés «admissibles». On trouvera la liste des 25 œuvres retenues ci-dessous.

L’intérêt et la limite de pareille entreprise sont qu’elle permet des discussions sans fin. Sur Twitter, Luc Jodoin se dit «plutôt d’accord» avec les choix, sauf pour la présence du roman le Poids de la neige (Christian Guay-Poliquin, 2016) et l’absence du roman Document 1 (François Blais, 2012). L’Oreille tendue ne voit pas l’intérêt d’inclure dans une liste de «classiques» un texte aussi inexistant sur le plan stylistique que Ru (Kim Thúy, 2009); elle lui aurait nettement préféré Dixie (William S. Messier, 2013). De même, on pourrait se demander pourquoi certains auteurs n’apparaissent pas dans la liste de la Presse+, alors qu’ils connaissent un important succès populaire ou critique : Hervé Bouchard, Serge Bouchard, Michael Delisle, Nicolas Dickner, Lise Tremblay, Michel Tremblay, etc.

Il est peut-être plus intéressant d’essayer de voir ce que révèle cette sélection de la nature supposée de la littérature québécoise en 2024.

Sur ce plan, la chose la plus frappante est la domination quasi totale du genre romanesque : sur les 25 œuvres retenues, 21 sont des romans. Il ne reste guère de place pour les autres genres : deux essais (de Martine Delvaux et de Marie-Hélène Voyer), un recueil de poésie (de Joséphine Bacon), une bande dessinée (de Michel Rabagliati), aucune pièce de théâtre (l’Orangeraie, de Larry Tramblay, est un roman adapté à la scène).

Une autrice anglophone, Heather O’Neill, apparaît, pour la traduction (2008) de son Lullabies for Little Criminals (2006), entourée de trois représentants des premières nations, Naomi Fontaine, Michel Jean et Joséphine Bacon. D’autres n’ont pas toujours vécu qu’au Québec : Éric Chacour, Caroline Dawson, Dany Laferrière, Kim Thúy. Les frontières de la littérature québécoise ne sont peut-être plus exactement ce qu’elles ont longtemps été. Presque tous les auteurs sont vivants et pourraient continuer à écrire. Ce qui n’a pas été possible pendant des siècles — devenir classique de son vivant — l’est désormais.

L’Oreille tendue a lu douze de ces 25 titres (et quatorze des 24 auteurs retenus). Le temps est peut-être venu d’aller en voir d’autres.

P.-S.—Sur les classiques, l’Oreille a récemment publié ceci.

 

[Complément du 9 octobre 2024]

Le palmarès de la Presse+ fera certainement couler beaucoup d’encre. Exemples :

Kemeid, Olivier, «Au-delà des arbres du roman, une forêt de genres littéraires», le Devoir, 9 octobre 2024, p. A8.

 

Liste

Le tiercé gagnant

Putain (Nelly Arcan, 2001)

La femme qui fuit (Anaïs Barbeau-Lavalette, 2015)

Là où je me terre (Caroline Dawson, 2020)

«La liste des dix» (ordre alphabétique de titres, qui sont… sept; ils s’ajoutent aux trois précédents)

Le Ciel de Bay City (Catherine Mavrikakis, 2008)

L’Énigme du retour (Dany Laferrière, 2009)

Il pleuvait des oiseaux (Jocelyne Saucier, 2011)

Kuessipan (Naomi Fontaine, 2011)

Kukum (Michel Jean, 2019)

Que notre joie demeure (Kevin Lambert, 2022)

Ru (Kim Thúy, 2009)

«Le tableau d’honneur» (ordre alphabétique de titres, qui sont quinze)

1984 (Éric Plamondon, trilogie, 2011, 2012, 2013; en un volume, 2016)

Au péril de la mer (Dominique Fortier, 2015)

La Ballade de Baby (Heather O’Neill, 2008)

Bâton à message / Tshissinuatshitakana (Joséphine Bacon, 2009)

Le Boys club (Martine Delvaux, 2019)

Ce que je sais de toi (Éric Chacour, 2023)

La Constellation du lynx (Louis Hamelin, 2010)

La Fiancée américaine (Éric Dupont, 2012)

L’Habitude des ruines (Marie-Hélène Voyer, 2021)

Mille secrets mille dangers (Alain Farah, 2021)

L’Orangeraie (Larry Tremblay, 2013)

Le Poids de la neige (Christian Guay-Poliquin, 2016)

Paul à Québec (Paul Rabagliati, 2009)

Une réunion près de la mer (Marie-Claire Blais, 2018)

Les Villes de papier (Dominique Fortier, 2018)

Capitulation

Sébastien Dulude, Amiante, 2024, couverture

Soit la phrase suivante, tirée du roman Amiante de Sébastien Dulude (2024) :

Certains midis [Provost] me harcelait pour de la monnaie, d’autres, il me volait ce que je tenais — mon sac de vêtements d’éducation physique, une boîte de bonbons Nerds, un jus, un cahier—, d’autres encore il me flanquait des bines sur l’épaule ou me faisait une prise de lutte — clé de bras, prise du sommeil, dis pardon mon oncle avec son haleine de dents pas brossées (p. 38-39).

Nous connaissons déjà la bine et le mononcle.

Qu’en est-il du «pardon mon oncle» ? C’est l’aveu, dans le français populaire du Québec, de la capitulation totale. Qui le profère avoue sa défaite.

À votre service.

P.-S.—Dans sa jeunesse — ce qui ne rajeunit personne —, l’Oreille tendue se souvient d’avoir entendu «Dis chute mononc’».

 

[Complément du 3 octobre 2024]

Notons-le : «Dis chute» peut suffire.

 

[Complément du 6 octobre 2024]

Un fidèle lecteur vivant au sud de la frontière rappelle à l’Oreille tendue l’existence, en anglais, de l’expression Say Uncle. Merci à lui.

 

Référence

Dulude, Sébastien, Amiante, Saguenay, La Peuplade, 2024, 209 p. Ill.

Éloge de l’éloge (du bug)

Marcello Vitali-Rosati, Éloge du bug, 2024, couverture

(Transparence, totale comme on dit à la Presse+ : à une époque pas trop lointaine, Marcello Vitali-Rosati et l’Oreille tendue étaient collègues; ils sont néanmoins restés amis.)

«le numérique est désormais devenu
notre espace principal de vie»

Marcello Vitali-Rosati n’aime pas les idées reçues en matière de numérique (mais pas que). Son Éloge du bug en déboulonne beaucoup.

On peut vivre sans téléphone intelligent (l’auteur, qui n’a pas que des qualités, parle de «smartphone»).

Le numérique, ce n’est pas du virtuel, mais du matériel, du concret : «la rhétorique de l’immatérialité n’est qu’une ruse qui permet de cacher la valeur et le sens réel des choses, pour qu’une minorité de personnes puisse finalement exploiter cette valeur». De plus, «la pensée et le sens émergent toujours de la matière».

À «l’impératif fonctionnel» («tout doit fonctionner»), on devrait préférer le «dysfonctionnement numérique» : «Et si nous privilégions le lent par rapport au rapide, le complexe par rapport au simple, le laborieux par rapport à l’intuitif ?»

Les GAFAM, par les «environnements limités» qu’ils «nous proposent», veulent notre bien. Ils sont d’ailleurs en train de l’obtenir. Il faut les critiquer : «L’hypothèse que je propose ici est que les bugs — et plus généralement toutes les formes de dysfonctionnement — seraient le point de départ parfait pour une analyse critique du discours des GAFAM et que l’on pourrait, à partir de cette analyse critique, esquisser des formes de résistance.»

Le capitalisme veut notre bien. Il l’a déjà.

Aucun logiciel n’est neutre : «le logiciel détermine justement à sa manière ce que l’on écrit». Les technologies «portent des valeurs».

Il n’y a pas que la productivité ou le progrès linéaire dans la vie.

La Covid devait changer le monde : «au lieu de déboucher sur une mise en question du système capitaliste, la crise de la Covid-19 a été un véritable catalyseur de ce système. Elle a permis une “amélioration” de la chaîne de production de la richesse.»

Ce que l’on donne à consommer n’est ni neutre ni naturel : «Ce phénomène peut être appelé “naturalisation” : une vision du monde, une opinion, une interprétation devient tellement courante et commune que nous finissons par oublier qu’elle est “une” vision du monde et non pas “le” monde en tant que tel.»

La «littératie numérique» n’est pas du tout maîtrisée par la majorité des usagers. Il faut la développer en insistant sur trois «principes» : «La conscience de la multiplicité des modèles»; «La recherche de complexité»; «La maîtrise de l’activité». L’intérêt d’un «outil cassé» est qu’il peut «être questionné». Il faut que «nous cessions d’être des utilisateurs ou des utilisatrices et que nous devenions des bidouilleurs et des bidouilleuses, des bricoleurs et des bricoleuses».

Au clinquant numérique, on peut opposer le libre, les communs, le low tech, ce qui n’est pas, bien au contraire, la voie de la facilité : «une définition précise des besoins demande des compétences approfondies». Pareil choix peut aller jusqu’au non-numérique : «Low tech peut être aussi synonyme d’aucune technologie : se déconnecter devient la meilleure décision.»

Contre la délégation, toujours choisir l’appropriation. Contre la domination, la liberté.

On peut donc lire Éloge du bug pour ses (contre-)propositions. On peut aussi le lire pour son répertoire culturel — Franz Kafka, Aladdin, Sergio Leone, Socrate, Épicure (contre Henry Ford), la série Black Mirror —, pour ses excellents exemples et pour son approche pédagogique.

Quand on rend compte du livre d’un ami, il faut évidemment pinailler. Il y a une hésitation entre le je et le nous. Quand on parle de «machine de Turing» et qu’on vise un public large, ce ne serait pas plus mal d’expliquer ce que c’est. La phrase «Dans les systèmes d’exploitation comme Mac et Windows, nous ne pouvons, par exemple, plus voir l’emplacement des fichiers ni leur extension» est contestable : sur le Mac de l’Oreille, tout cela est visible, mais très peu compréhensible, il est vrai, s’agissant du système d’exploitation au sens le plus limité du terme. Proposer une «typologie de bugs» est bienvenu, mais on on est en droit de se demander, comme le fait incidemment Marcello Vitali-Rosati lui-même, si «l’outil complexe» et «l’outil inutile» sont vraiment des bugs; c’est loin d’être sûr.

Allez-y voir par vous-même : c’est le conseil du jour.

P.-S.—Il a été question de l’art de l’incipit chez l’ex-jeune collègue ici.

P.-P.-S.—Le jardin de Candide fait quelques apparitions.

P.-P.-P.-S.—Comme il se doit, l’Oreille, en lisant le livre sur sa tablette, est tombée sur un bug.

Bug, iPad, PDF

 

Référence

Vitali-Rosati, Marcello, Éloge du bug. Être libre à l’époque du numérique, Paris, Éditions Zones, 2024, 208 p. PapierHTMLPDF

Non, on ne le peut pas

Lave-vaisselle, photo de François Roy, la Presse+, 28 septembre 2024, détail

Deux chroniqueurs de la Presse+ débattent de l’art de remplir le lave-vaisselle. (C’est lui qui a raison, pas elle.)

À un moment de leur échange apparaît une question : «Peux-tu croire ?»

Dans le français du Québec, cette question est purement rhétorique. Qui la pose n’attend pas de réponse, mais seulement un acquiescement. Elle marque l’étonnement, l’incompréhension, voire la stupéfaction. «Comment diantre quelqu’un peut-il affirmer / faire une chose pareille ?»

Variation théâtrale, à la deuxième personne du pluriel : «Pouvez-vous croire ?» (Pétrole, p. 51)

À votre service.

 

Référence

Archambault, François, Pétrole, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 24, 2020, 187 p. Ill. Suivi de «Contrepoint. Des décennies perdues» par Alexandre Shields.