Accouplements 39

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Hier soir, les Canadiens de Montréal — c’est du hockey — jouaient à Tampa Bay, contre le Lightning. (Ils ont — enfin — gagné.) Le responsable de la musique à l’Amalie Arena, en deuxième période, a fait tourner un extrait de «Radar Love» — oui, oui, la chanson de 1973 de Golden Earring.

Ce matin, l’Oreille lisait le plus récent recueil de textes de Roger Angell, This Old Man (2015) — oui, oui, le Roger Angell dont il était question ici l’autre jour. Dans un article de 1994, «Storyville», il raconte ce qu’est le travail d’éditeur de fiction à l’hebdomadaire The New Yorker. Il évoque alors le talent de Bobbie Ann Mason pour trouver le «down-home detail». Un exemple ? «[Her] people […] know that “Radar Love” is a great driving song» (p. 162).

Voilà une partie de l’adolescence de l’Oreille en quelques mots.

 

Référence

Angell, Roger, This Old Man. All in Pieces, New York, Doubleday, 2015, xii/298 p. Ill.

 

 

La mémoire des objets

Gravure représentant Louis-Sébastien Mercier

Il y a ceux qui croient que les œuvres de la tradition se suffisent à elles-mêmes.

Et il y a ceux, moins idéalistes, qui croient que la mémoire culturelle est aussi faite d’objets, indispensables à la transmission de ces œuvres.

C’est à cela que pensait Louis Sébastien Mercier dans le chapitre «Cheminées» de son fabuleux Tableau de Paris (vol. 10, texte 837) :

On place volontiers sur nos cheminées, en petits bustes de bronze ou de plâtre doré, les têtes de Voltaire et de J.-J. Rousseau; mais Jeannot et Préville [deux acteurs] ont obtenu le même honneur. La fantaisie de nos sculpteurs célébrise telle ou telle tête. Les bustes des princes trouvent moins d’acheteurs qu’autrefois; on préfère les têtes pensantes (éd. de 1994, tome II, p. 991).

Pour devenir / rester populaires, les œuvres de Voltaire et de Rousseau ont profité de ces supports inattendus.

Le texte de Mercier est revenu à l’Oreille tendue en lisant un article récent de Serge Deruette consacré au curé Jean Meslier (1664-1729). Meslier ? Un «intrépide penseur à la fois matérialiste athée et révolutionnaire communiste» (p. 65); un «penseur matérialiste et révolutionnaire, […] proche du peuple, des paysans pauvres et écrasés qu’il a connus» (p. 88). Cela au début du XVIIIe siècle.

Sur un obélisque érigé en Russie en 1918, le nom de Meslier côtoyait celui de dix-huit autres «précurseurs du socialisme» (p. 75). Le monument ayant été détruit en 2013, et aucun n’autre n’existant, une nécessité s’impose à Deruette : «Meslier mérite son monument» (p. 89) et il faut donc lui en consacrer un.

C’est bien ainsi que la mémoire circule de génération en génération.

 

Références

Deruette, Serge, «À quand un monument à la mémoire de Jean Meslier ?», Cahiers internationaux de symbolisme, 140-141-142, 2015, p. 65-89. Ill.

Mercier, Louis Sébastien, Tableau de Paris, Paris, Mercure de France, coll. «Librairie du Bicentenaire de la Révolution française», 1994, 2 vol. : 8/ccii/1908 et 2063 p. Édition établie sous la direction de Jean-Claude Bonnet. Édition originale : 1781-1788.

Les zeugmes du dimanche matin et de Fanny Britt

Fanny Britt, les Maisons, 2015, couverture

«Philémon termine le primaire cette année, Boris suivra dans deux ans, Oscar dans six. Après, ce sera l’école secondaire et mes friandises seront refusées avec ostentation, surtout devant les amis, la vieille mère sera reléguée à sa chambre à coucher pendant que ses enfants frencheront à qui mieux mieux dans le sous-sol en se parlant en codes qu’eux seuls comprendront; ils se vautreront dans le mystère et les hormones de la jeunesse, bref, un jour, je ne serai plus jamais jeune et je redoute ce moment, alors je suis responsable des gâteaux et j’y prends un plaisir démesuré» (p. 30-31)

«Après le souper, les adultes se sont attardés à table, remplis de vin et d’histoires répétées cent fois» (p. 48).

Fanny Britt, les Maisons. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2015, 221 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

La langue de puck (de tous les jours)

Fanny Britt, les Maisons, 2015, couverture

Certaines expressions propres au hockey trouvent difficilement à s’exprimer ailleurs : il est rare que l’on évoque le style papillon hors des patinoires.

En revanche, on peut donner son 110 % en tous lieux, avant de raccrocher ses patins ou de déplorer que la puck ne roulait pas pour nous autres.

L’Oreille tendue ne s’était jamais interrogée sur l’expression agent libre et son extension. Elle aurait dû.

Dans le monde du sport, l’agent libre est un joueur qui peut s’associer à l’équipe de son choix, sans que qui que ce soit ait à en souffrir (du moins monétairement).

Cela se pratiquerait aussi en matière amoureuse. C’est du moins ce que laisse entendre un passage du roman les Maisons de Fanny Britt (2015) :

— Oh. Je pensais que t’étais un agent libre.
Rappelle-toi de ses hosties d’expressions débiles, rappelle-toi qu’on n’a pas envie d’un homme qui utilise un terme comme «agent libre» pour nous décrire quand il veut couvrir sa couardise.
— Oui, oui, c’est pas faux (p. 160).

L’agent libre amoureux n’aurait pas d’attaches. Tout le monde n’apprécie pas pareilles «hosties d’expressions débiles».

 

Références

Britt, Fanny, les Maisons. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2015, 221 p.

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014), couverture

Es-tu game ?

Fanny Britt, les Maisons, 2015, couverture

Soit les deux phrases suivantes, tirées du roman les Maisons de Fanny Britt (2015) :

Ce rituel remontait à loin, à l’époque où Sophie s’évadait sur des coups de tête, en autobus ou sur le pouce, pour des fins de semaine d’aventure, tantôt avec un garçon d’intérêt, tantôt avec une amie plus game que moi, me demandant de couvrir ses arrières auprès de ses parents (p. 177).

«Mehdi et Paul ont dit que j’étais pas game de sauter du troisième tremplin, et c’était peut-être vrai mais comment on fait quand on n’est pas game de faire quelque chose, je pensais que j’avais pas le choix, je me suis cogné le genou sur le tremplin, je sais même pas quand j’ai touché l’eau, je m’excuse, je m’excuse vraiment» (p. 215).

Donc, l’expression être game (à prononcer guém’). Son sens ? Est game celui qui est prêt à faire une chose (souvent) présentée comme un défi (c’est particulièrement clair dans la deuxième citation).

«Prêt. Disposé», écrit le Dictionnaire de la langue québécoise de Léandre Bergeron (p. 242). «Se sentir de taille (à faire qqch)», propose le Trésor des expressions québécoises (p. 163).

Venue de l’anglais, cette expression n’est par particulièrement récente. On la trouve à la fin du XIXe siècle dans les Mystères de Montréal d’Hector Berthelot : «Merci, monsieur, dit le Petit Pite. Vous êtes la pratique la plus “game” que j’aie rencontrée aujourd’hui» (p. 123).

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Berthelot, Hector, les Mystères de Montréal par M. Ladébauche. Roman de mœurs, Québec, Nota bene, coll. «Poche», 34, 2013, 292 p. Ill. Texte établi et annoté par Micheline Cambron. Préface de Gilles Marcotte.

Britt, Fanny, les Maisons. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2015, 221 p.

DesRuisseaux, Pierre, Trésor des expressions populaires. Petit dictionnaire de la langue imagée dans la littérature et les écrits québécois, Montréal, Fides, coll. «Biblio • Fides», 2015, 380 p. Nouvelle édition revue et augmentée.