Coupé, deux fois

Jo Nesbø, l'Homme chauve-souris, 2012, couverture

On l’a dit : qui consomme, au Québec, peut soit encourager le capitalisme (Je consomme beaucoup) soit avoir des problèmes de toxicomanie (Je consomme beaucoup). Dans le second cas, il s’agit d’une forme d’apocope : au lieu de consommation de drogue / d’alcool / etc., on dit tout simplement consommation.

Les traducteurs de Jo Nesbø, dans l’Homme chauve-souris, mettent «conso» pour «consommation» (p. 278).

Pour un Québécois, cela ressemble fort à une double apocope : consommation de drogue => consommation => conso.

 

Référence

Nesbø, Jo, l’Homme chauve-souris. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 366, 2012, 473 p. Traduction d’Élisabeth Tangen et Alex Fouillet. Édition originale : 1997.

Les zeugmes du dimanche matin et de Clément de Gaulejac

Clément de Gaulejac, Grande école, 2012, couverture

De l’excellent Grande école, les deux zeugmes suivants :

il buvait «son vin en quantité, certes, mais en cachette» (p. 62);

le garçon de café avait dû abandonner «son poste et sa moustache» (p. 104).

Cément de Gaulejac, Grande école. Récits d’apprentissage, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 58, 2012, 237 p. Ill.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 2 janvier 2013.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Citation métalinguistique du jour

Denis Diderot, boul. Saint-Germain, Paris

«Tel mot ne signifie rien dans la bouche d’un homme honnête, mais violent, qui outrage dans la bouche d’un autre qui pèse toutes les syllabes. Vous vous piquez de connoître les hommes, et vous en êtes encore à ignorer que chacun a sa langue, qu’il faut interpréter par le caractère» (Diderot, lettre à Paul Landois du 29 juin 1756).

Merci à François Bon pour la photo.

 

Référence

Diderot, Denis, Correspondance, Paris, Éditions de Minuit, 1955-1970, 16 vol. Éditée par Georges Roth, puis par Jean Varloot.

Phénoménologie de l’objet

Objet. Terme de sport. Balle, rondelle, ballon. Exemple : «si les autres n’ont pas l’objet, ils ne peuvent pas compter» (Montréal football, p. 190).

 

Référence

Lemay, Daniel, Montréal football. Un siècle et des poussières…, Montréal, Éditions La Presse, 2006, 240 p. Ill.

Pas de côté

Clément de Gaulejac, Grande école, 2012, couverture

Il y a des masses de bonnes raisons d’aimer la maison d’édition québécoise Le Quartanier : Samuel Archibald, Daniel Grenier, David Turgeon, Éric Plamondon, Patrick Roy, Perrine Leblanc, Alain Farah, etc.

Ajoutons à ces noms celui de Clément de Gaulejac.

Les Récits d’apprentissage qu’il publie sous le titre Grande école éblouissent. De quelques lignes à deux pages, ces 134 fragments évoquent des écoles d’art, surtout, mais aussi des casernes et des colonies de vacances, entre l’Europe et le Québec. Devant des «Chefs» sans nom ni prénom, le narrateur, qui n’en a pas non plus, entouré de plus de «camarades» que de vrais amis, accumule les petits échecs, les malentendus, les ratages, les déceptions. De couac en grain de sable dans l’engrenage, ce qui était prévu n’arrive jamais (tout à fait). Ou est-ce affaire de défaillances de la mémoire ? Les choses «s’étaient-elles vraiment passées ainsi» (p. 235) ?

Cela aurait pu composer une théorie de catastrophes doublée d’une déploration. Il n’en est rien. L’art de Clément de Gaulejac — et il est grand — tient dans la conjonction d’une expérience — c’est bien au narrateur que tout cela est arrivé — et d’une mise à distance de cette expérience — cela lui est bel et bien arrivé à lui, mais comme s’il s’agissait d’un autre. Plutôt que de s’appuyer sur ses malheurs — car c’est de malheurs qu’il faut parler malgré le détachement —, le narrateur livre, sans lien immédiatement visible entre eux, «différents morceaux de lui-même» (p. 237). À chacun de se constituer un portrait, de la teinte qui lui conviendra.

Au-delà de ce fil de l’expérience, il y a, dans Grande école, une réflexion savante, mais qui avance masquée, sur le rapport des mots et des images (l’ouvrage compte d’ailleurs 47 dessins en noir et blanc, rarement en relation directe avec les textes qui les entourent). Sans avoir l’air d’y toucher, le narrateur parle d’art «conceptuel» et d’art «minimaliste», il nomme Walter Benjamin et Michel Foucault (les Mots et les choses), il connaît les films de Jean-Luc Godard et d’Éric Rohmer (et de Pierre Perrault). Il sait la place du spectateur dans l’art, surtout le plus actuel, et il maîtrise le vocabulaire de la critique (deux textes s’appellent «Le référent»). Ses découvertes sont celles de tout artiste, «apprenti» (p. 231) ou pas, qu’il fasse partie ou non des «brebis égarées» (p. 110) : «nous postulons perpétuellement à la singularité, mais la réalité est que nous sommes infiniment interchangeables» (p. 60); il est (trop) facile de «prendre la défense du sens commun contre l’opinion du libre penseur» (p. 224); «dans le monde des idées, il n’y a pas de premier servi» (p. 201).

Pareille éducation artistique aurait pu être triste comme un manuel de sociologie. Pas quand on a la subtilité de Clément de Gaulejac.

 

Référence

De Gaulejac, Clément, Grande école. Récits d’apprentissage, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 58, 2012, 237 p. Ill.