La société des livres

Sophie Divry, la Cote 400, 2010

(Nous sommes près de la Cote 400, chez Sophie Divry.)

Elle est bibliothécaire, en province, responsable de la géographie (alors qu’elle aspire à l’histoire). Au matin, avant l’ouverture, elle tombe sur un lecteur qui vient de passer la nuit enfermé dans son sous-sol, celui de la bibliothèque. Elle monologue, devant lui, sur sa vie, son amour inavoué pour le jeune Martin et sa nuque, sa conception de la bibliothèque, des livres et des lecteurs. Elle compare les mérites de Maupassant et de Balzac, au bénéfice du premier; elle chante les louanges de Gabriel Naudé et d’Eugène Morel, ces phares de la bibliothéconomie; elle s’identifie à Simone de Beauvoir contre Sartre, un «vrai satapre, un alcoolique» (p. 62). Elle est obsédée par l’ordre social et bibliothécaire (elle n’est pas du genre à oser se permettre une fantaisie, sauf, précisément, ce monologue), ce qui ne va pas sans lui causer des difficultés avec les autres bibliothécaires. Il lui arrive — on ne s’y attend pas — d’utiliser des mots réputés propres au Québec, «niaiseux» (p. 39) et «blonde» (p. 63). Elle a aussi l’oreille fine, notamment en matière de clichés.

Les discours politiques en regorgent.

Mais qu’est-ce que vous croyez, je les connais vos arguments, monsieur le ministre : faire de la médiathèque un lieu de plaisir et de convivialité au cœur même de la ville. Rendre moins intimidante l’entrée dans la bibliothèque. Allier plaisirs et culture pour que la culture devienne un plaisir et gnagnagna (p. 40-41).

Au «gnagnagna» près, presque tous les mots de cette citation pourraient être mis entre guillemets; ils viennent d’ailleurs, des discours tout faits.

Mais il n’y a que la politique dont on entend le ronron :

Des fois les lecteurs nous trouvent rudes avec eux. Il faut nous comprendre : qui voudrait venir s’enfermer sous des néons blafards entre des murs en placo, à l’heure où le soleil pointe gaiement ses timides premiers rayons de chaleur et que l’herbe verdoie sous le vent au temps de l’agnelage, hein, je vous le demande ? (p. 44)

Cet «agnelage» a la même fonction que le «gnagnagna» : souligner combien est forte la tendance du langage à se figer. Heureusement qu’il y a des gens — bibliothécaires, auteurs — pour résister.

 

Référence

Divry, Sophie, la Cote 400. Roman, Montréal, Les Allusifs, 2010, 64 p.

Zeugmes de Noël

François Hébert, Toute l’œuvre incomplète, 2010, couverture

«Pons ne touche plus à la poutine de Claire,
Ne joue plus au papa, au prof ni au hockey, à rien.»

François Hébert, Toute l’œuvre incomplète, Montréal, l’Hexagone, coll. «Écritures», 2010, 154 p., p. 29.

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«Bon Débarras, du trad d’Amérique et d’errance.»

Yves Bernard, le Devoir, 13 octobre 2010, p. B8.

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«La situation ne pouvait pas demeurer aussi mauvaise et aussi longtemps dans les villes de Montréal et de Québec.»

Claude Galarneau, «L’école, gardienne de la langue», dans Michel Plourde et Pierre Georgeault (édit.), le Français au Québec. 400 ans d’histoire et de vie, Montréal, Fides et Conseil supérieur de la langue française, 2008, p. 148-152, p. 150. Nouvelle édition.

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«De [?] la ville d’où j’arrive, Marrakech, on trouve de tout à pleins souks : des serpents en bois ou en vie, des djellabas, des bracelets, des babouches et écharpes soyeuses.»

Odile Tremblay, «Noël ici et là», le Devoir, 18-19 décembre 2010, p. E2.

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Voilà qui s’appelle mettre tous ses zeugmes dans le même panier.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Citation de saison

Jean Echenoz, Des éclairs, 2010, couverture

«La rue, ce soir-là : encadrés de salutistes en uniforme et de pères Noël de tous formats qui agitent des cloches, des orphéons maltraitent des hymnes déjà tristes, des chorales entonnent des cantiques absurdes au coin des avenues enguirlandées d’horreurs polychromes, sillonnées d’attelages à grelots, leurs trottoirs débordant d’une foule nerveuse et chapeautée, joues violacées et présents emballés sous tous les bras. Gregor doit se frayer un chemin nerveux parmi les hommes prématurément saouls, les femmes tançant de frénétiques marmailles, les landaus, les charrettes à bras et les fauteuils roulants.»

Jean Echenoz, Des éclairs. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2010, 174 p., p. 132.

Les idiotismes de métier

Christian Gailly, l’Incident, éd. de 2009, couverture

Diderot, dans la Satire première sur les caractères, et les mots de caractère, de profession, etc., explique, exemples à l’appui, combien le métier détermine le rapport au monde. Après avoir décrit un érudit, il passe à un autre personnage :

C’est le pendant du géomètre, qui, fatigué des éloges dont la capitale retentissait lorsque Racine donna son Iphigénie, voulut lire cette Iphigénie si vantée. Il prend la pièce; il se retire dans un coin; il lit une scène; deux scènes, à la troisième, il jette le livre en disant : Qu’est-ce que cela prouve ?… C’est le jugement et le mot d’un homme accoutumé dès ses jeunes ans à écrire à chaque bout de page : Ce qu’il fallait démontrer (p. 117).

C’est à ce texte que l’Oreille tendue pensait en lisant le roman l’Incident de Christian Gailly (1996), tout en sachant bien que les deux extraits qu’elle va citer ne correspondent pas tout à fait au propos de Diderot.

Le premier concerne deux femmes :

Elle espérait avoir affaire à la petite qu’elle aimait bien, une brunette à cheveux courts et visage de garçon, précisons, de beaux grands yeux verts noisette, avec des reflets verts, une bouche pleine de chair d’un brun sanguin presque violet, qui en prenant son pied lui donnait un vague plaisir (p. 13-14).

Pour tout un chacun, «prendre son pied» peut désigner le plaisir obtenu, fût-il «vague». Pour cette jeune vendeuse de chaussures, cela n’est pas toujours le cas, au sens premier.

Le second extrait met en scène une femme qui exerce une profession bien différente :

Elle fumait en écoutant le bruit de l’avenue. Elle regardait le ciel. Tout ça semblait tellement convenu, mais qu’est-ce que le convenu, sinon la vie elle-même ? Un ciel de soir de juin. Une fin de jour interminable. Large, douce. Vaste, agonie de couleurs chaudes. Des camaïeux de bleus éteints. Le gros rond du soleil dans la brume. Il descendait lentement derrière une rangée de cheminées, une sorte de dentier (p. 146).

Voilà à quoi pensent les dentistes devant un coucher de soleil.

 

Références

Diderot, Denis, le Neveu de Rameau. Satires, contes et entretiens, Paris, Librairie générale française, coll. «Le livre de poche», 5925, 1984, 414 p. Édition établie et commentée par Jacques et Anne-Marie Chouillet.

Gailly, Christian, l’Incident, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 63, 2009, 253 p. Édition originale : 1996.