Au niveau de

Suzanne Myre, Humains aigres-doux, 2004, couverture

Cette expression, la plus nivelante qui soit, n’est pas moins populaire en France qu’au Québec. Dans la plupart des cas, elle pourrait être abolie sans grande perte.

Il y a quelques créateurs, ici et là, pour laisser entendre qu’on en abuse.

Ici : «si je peux me permettre, j’éclaircirais au niveau de la couleur, quelques mèches», écrit Suzanne Myre dans la nouvelle «Naissance et mort d’une calvitie» de son recueil Humains aigres-doux (p. 148).

Là : «Un requiem, c’est magnifique / Mais c’est quand même tout un symbole / Au niveau d’la dynamique / C’est pas la Compagnie créole», chante Bénabar dans la pièce «Allez !» de son album Infréquentable. (En passant, c’est faux : il faut le fréquenter.)

Heureusement que ceux-là existent.

 

[Complément du 6 août 2018]

Ici, encore, et plus massivement : «La lèvre frétillante, le ministre balbutia que la priorité de son gouvernement était le bien public, et ajoutait quelques mots au sujet d’une rédactrice de discours quand le porte-parole des relations médias du SPVM le coupa pour parler des décès au niveau des Éditions de l’Hast en plus de celui de madame Canuel elle-même et au niveau de sa famille éloignée puis les décès au niveau de la population, tout le monde avait lu le roman, mais il n’y avait ni de tueur ni de suicide en implication dans l’enquête en cours, vraiment, c’était la priorité, même eux les journalistes, leur collègue au niveau des a?aires criminelles de La Presse, l’enquête le prouvait, c’était une réaction semblait-il au niveau de la lecture» (les Noyades secondaires, p. 92).

 

Références

Bénabar, Infréquentable, Sony BMG, 2008.

Myre, Suzanne, Humains aigres-doux. Nouvelles, Montréal, Marchand de feuilles, 2004, 157 p.

Raymond Bock, Maxime, les Noyades secondaires. Histoires, Montréal, Le Cheval d’août, 2017, 369 p.

La langue fait écrire

Logo, Charles Malo Melançon, mars 2021

Dans le Monde des livres d’aujourd’hui, le 2 octobre, donc d’hier, quatre comptes rendus de livres sur la langue : sur l’orthographe (Olivier Houdart et Sylvie Prioul), sur la ponctuation (Érik Orsenna), sur Bossuet (Jean-Michel Delacomptée), sur l’invention du «français littéraire» au XIXe et au XXe siècle (sous la direction de Gilles Philippe et Julien Piat).

Pour celui de demain, le 3, donc d’aujourd’hui, on annonce un dossier spécial de quatre pages : «Une langue meurt en moyenne tous les quinze jours. Une grande enquête sur ces langues menacées d’extinction.»

Ouf.

 

Références

Houdart, Olivier et Sylvie Prioul, la Grammaire, c’est pas de la tarte !, Paris, Seuil, 2009, 190 p.

Orsenna, Érik, Et si on dansait ?, Paris, Stock, 2009, 130 p.

Delacomptée, Jean-Michel, Langue morte. Bossuet, Paris, Gallimard, coll. «L’un et l’autre», 2009, 198 p.

Philippe, Gilles et Julien Piat (édit.), la Langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, 576 p.

Citation juste du jour

 Marina Yaguello, Catalogue des idées reçues sur la langue, 1988, couverture

«Celui qui s’érige en gardien de la langue exerce par là une forme d’abus de pouvoir qui va contre la nature et la réalité du langage. Le purisme linguistique, la volonté de conserver à la langue une forme immuable — identifiable en fait à une élite de lettrés — alors que tout l’appelle à changer, est une attitude à la fois irrationnelle et irréaliste.»

Marina Yaguello, Catalogue des idées reçues sur la langue, Paris, Seuil, coll. «Points», série «Point-virgule», V61, 1988, 157 p., p. 95-96.

Traquer le cliché

Hervé Laroche, Dictionnaire des clichés littéraires, 2003, couverture

La sortie du plus récent livre de Dan Brown, The Lost Symbol, fait beaucoup de bruit.

Le compte rendu du New Yorker (numéro du 28 septembre) est dévastateur, et spitant. Adam Gopnik y écrit notamment ceci : «The clichés line up outside the dust jacket and are whisked in pairs to a table down front […]

Mais comment reconnaître un cliché ? En consultant le Dictionnaire des clichés littéraires. Hervé Laroche y fait œuvre utile, et spitante, de «abandonner (s’)» à «zébrure». Tout ce qui concerne la poitrine féminine, par exemple, témoigne d’une attention fort soutenue : «Le front, les cuisses, les seins sont spécialement sujet au galbe. […] Pour les seins : éviter le galbe des globes» (p. 87). Les conseils sont en effet nombreux : parer — «Éviter : Elle parut, parée d’un paréo» (p. 129); pâtir — «À éviter si le héros est un pâtissier» (p. 130).

Après s’être amusé dans la nomenclature et avoir ri de la «logique littéraire» (p. 69), on admirera la concaténation des stéréotypes langagiers dans la «Mise en bouche» et on s’instruira à la lecture de l’excellente «Postface» : «Il faut une attention particulière pour repérer les clichés, et aussi une certaine énergie pour les éliminer» (p. 182). Oui.

Le mot de la fin ? Guise : «en guise de langue, du préfabriqué; en guise de poésie, des clichés» (p. 90).

 

[Complément du 9 septembre 2022]

Réjouissons-nous : une «deuxième édition augmentée» vient de paraître.

 

Références

Laroche, Hervé, Dictionnaire des clichés littéraires, Paris, Arléa, coll. «Arléa-poche», 80, 2003, 188 p. Édition originale : 2001.

Laroche, Hervé, Dictionnaire des clichés littéraires, Paris, Arléa, coll. «Arléa-poche», 80, 2022 (deuxième édition augmentée), 288 p.

Tu ?

Les études sur l’usage du tutoiement en littérature sont peu nombreuses (voir deux références ci-dessous). Il faut donc se réjouir de la parution récente d’un article de Catherine Volpilhac-Auger sur cette question, plus précisément sur l’utilisation du tu et du vous dans la traduction des textes antiques au XVIIe et, surtout, au XVIIIe siècle. Conclusions : «Étranger, et étrange, le tutoiement autorise les nuances, mais se présente aussi comme l’exception chez la plupart des traducteurs […]» (p. 561); «on ne peut que constater l’usage parcimonieux d’un tu réservé à des cas très exceptionnels […]» (p. 564).

Autre leçon à tirer de ce texte : «C’est dire que l’usage complémentaire du vous et du tu est ressenti, et cela sans grand changement jusqu’à l’époque révolutionnaire, comme une des ressources les plus fécondes du français, ou plutôt que le tutoiement, ressenti comme exceptionnel, ressortit à un mode toujours particulier d’expression, et toujours digne d’intérêt» (p. 557).

Spécialistes des lettres anciennes et modernes, au travail.

 

Références

Bray, Bernard, «Quelques remarques sur la deuxième personne épistolaire et sur son mode d’emploi», dans Anne Chamayou (édit.), Éloge de l’adresse. Actes du colloque de l’Université d’Artois. 02-03 avril 1998, Arras, Artois Presses Université, coll. «Cahiers scientifiques de l’Université d’Artois», 14, 2000, p. 15-25.

Grimaud, Michel, «Tutoiement, titre et identité sociale. Le système de l’adresse du Cid au Théâtre en liberté», Poétique, 77, février 1989, p. 53-75.

Volpilhac-Auger, Catherine, «De vous à toi. Tutoiement et vouvoiement dans les traductions au 18e siècle», Dix-huitième siècle, 41, 2009, p. 553-566.