Les zeugmes du dimanche matin et de Jacques Ferron

Jacques Ferron, le Saint-Élias, 1972, couverture

«Des États-Unis il avait rapporté en même temps que son diplôme un esprit d’indépendance qui, n’eussent été son rang et les bons services qu’il rendait, aurait pu lui causer des ennuis au début de sa carrière» (p. 28).

Monseigneur Antoniotti «relevait de Pie XII qui ne pouvait pas concevoir de politique sans coups bas, bien fourrés, bénissant les crimes et les petits oiseaux» (p. 155).

Jacques Ferron, le Saint-Élias. Roman, Montréal, Éditions du Jour, coll. «Les romanciers du jour», R-85, 1972, 186 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Poèmes au travail

Marie-Hélène Voyer, Précieux sang, 2025, couverture

L’Oreille tendue avait lu trois livres de Marie-Hélène Voyer : Expo habitat (2018), l’Habitude des ruines (2021) et Mouron des champs (2022). Elle les a souvent cités ici et elle a même rendu compte du deuxième . En un mot comme en cent : elle les a tous fort appréciés.

Elle vient d’en lire un quatrième, Précieux sang (2025). Ce sera encore une lecture marquante.

Cet ouvrage de «poésie raconteuse» (quatrième de couverture) est découpé en deux parties.

La première tient en cinq «chants». Chacun porte sur une figure féminine et son milieu de travail : Simone (une fabrique d’allumettes), Clémence (un arsenal), Florence (une mine), Marie (un abattoir), Germaine (un atelier de couture). On y raconte des «vies anonymes» (p. 9), des «vies corvéeuses et sans images» (p. 10). Elles sont faites de violences, de douleurs physiques et mentales, de colères et de révoltes, de la mort, d’«humiliations / sans nom» (p. 121), de rapports de pouvoir toujours en défaveur des travailleuses. (Il est aussi question de travailleurs, mais ce sont les femmes qui sont, enfin, à l’avant-plan. Aux uns et aux autres, on redonne nom, âge, activité.) Le chant consacré à «Germaine» montre combien les personnages féminins, même les plus détestables dans leurs relations aux patrons et aux dirigeants, sont tous soumis à la même exploitation : «au fond on savait que Germaine / faisait juste comme nous / rusait de son mieux / pour beurrer son pain» (p. 154). Tous les «corps à l’ouvrage» (p. 184) sont regardés «à pleins yeux» (p. 182).

La seconde partie, «Voir avec des yeux de chair» (Bible, Job 10:4), délaisse les biographies inventées des «occultées de l’histoire» (p. 13) pour évoquer des souvenirs de l’autrice et pour préciser la nature de son geste d’écriture. Qui parle ? «J’ai grandi avec la certitude qu’il était normal de laisser sa peau au travail. D’y perdre des morceaux» (p. 187); «Je viens d’un monde où nos corps — adultes, enfants et bêtes — se confondent dans une seule et même force de travail» (p. 190). Pour faire quoi ? «Quand j’écris, je cherche à nommer au plus juste l’à-vif de l’expérience de vivre. Je ne connais de beauté que la beauté un peu douloureuse, craquelée» (p. 193).

Dès le titre, on est prévenu : les allusions à la religion catholique nourrissent nombre de poèmes (il y a le Seigneur et des saigneurs). La langue est rugueuse, rêche dans ses sonorités, parfois incantatoire (p. 171-172). Rien n’est caché de la déchéance du corps des ouvrières, au Québec d’abord et avant tout, mais aussi aux États-Unis : les ouvrières y ont des «sœurs de défiguration» (p. 39). La difficulté à se défendre collectivement, à se syndiquer, est réelle, mais elle a ses figures d’identification, par exemple Léa Roback. Le je poétique mêle sa voix à nombre d’autres, par des citations et par de très nombreuses épigraphes (l’Oreille, volontiers chichiteuse, se serait contentée de moins).

Marie-Hélène Voyer avoue «une gêne à employer le mot ouvrage» quand elle se met «à l’écriture» (p. 192). Pourtant, Précieux sang c’en est, et de la bien belle.

 

Références

Voyer, Marie-Hélène, Expo habitat, Chicoutimi, La Peuplade, coll. «Poésie», 2018, 157 p.

Voyer, Marie-Hélène, l’Habitude des ruines. Le sacre de l’oubli et de la laideur au Québec, Montréal, Lux éditeur, 2021, 211 p. Ill.

Voyer, Marie-Hélène, Mouron des champs suivi de Ce peu qui nous fonde, Saguenay, La Peuplade, coll. «Poésie», 2022, 196 p.

Voyer, Marie-Hélène, Précieux sang suivi de Voir avec des yeux de chair, Saguenay, La Peuplade, coll. «Poésie», 2022, 196 p.

Curiosité voltairienne (et bédouine)

Bernard Arcand et Serge Bouchard, Du pâté chinois, du baseball, et autres lieux communs, 1995, couverture

«Ce pays demeurera toujours incompréhensible à qui n’apprécie pas le lien profond unissant la neige et le sable. Nos ancêtres ont toujours côtoyé l’intolérable et ont survécu dans un milieu qui n’a jamais été conçu pour la vie humaine. Quelques arpents de neige, un vaste désert de neige, au moins, cette fois, Voltaire avait raison. Les gens d’ici ne devraient plus jamais se croire français, latins, ni même nordiques ou américains. Leurs véritables interlocuteurs, les seuls amis en mesure de vraiment les comprendre devraient tout naturellement se retrouver chez les Touaregs ou parmi les Bédouins.»

Bernard Arcand, «La neige», dans Bernard Arcand et Serge Bouchard, Du pâté chinois, du baseball, et autres lieux communs, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1995, p. 55-70, p. 64.

 

Au début du vingt-troisième chapitre de Candide (1759), le conte de Voltaire, «Candide et Martin vont sur les côtes d’Angleterre; ce qu’ils y voient», Candide discute avec Martin sur le pont d’un navire hollandais : «Vous connaissez l’Angleterre; y est-on aussi fou qu’en France ? — C’est une autre espèce de folie, dit Martin. Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu’elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut.»

 

Voltaire est toujours bien vivant.

Le zeugme du dimanche matin et de Kafka

Franz Kafka, la Métamorphose, éd. de 1980, couverture

«[…] perché sur une jambe, le corps en avant, il épiait en même temps la musique du couteau sur sa botte et la rue traversière d’où devait déboucher le destin.»

Franz Kafka, «Un fratricide», dans la Métamorphose, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 74, 1980, 189 p., p. 165-168, p. 166. Édition originale : 1955. Traduction d’Alexandre Vialatte.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’oreille tendue de… Simon Brousseau

Simon Brousseau, Foule monstre, 2025, couverture

«Petite marmotte, il creuse avec ses pattes de devant en rejetant la neige entre ses jambes, dans la hâte de se retrouver seul, enfin, tout au tond de son terrier. Quand il s’y cache, il s’amuse à souffler son haleine contre la paroi du mur jusqu’à ce qu’elle durcisse et brille. Il tend l’oreille au son étouffé des voitures, à la voix des passants, aux sirènes au loin.»

Simon Brousseau, Foule monstre, Montréal, Héliotrope, 2025, 225 p., p. 123.

 

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 25 septembre 2025.