Les mystères de la conception expliqués aux enfants et au XVIIIe siècle

Mouhy, Mémoires d’Anne-Marie de Moras, éd. de 2006, couverture

Le chevalier de Mouhy (1701-1784) est un prolifique auteur du Siècle des lumières. La première édition de son roman Mémoires d’Anne-Marie de Moras paraît en 1739.

On y trouve un échange entre deux personnes du sexe, l’une âgée de dix ans, l’autre, de treize.

La première s’interroge :

Je conçois bien que le mariage unit un cavalier avec une demoiselle; que ces deux personnes vivent ensemble étroitement si l’inclination est mutuelle, qu’il provient de cette union des enfants, qui portent le nom de l’époux; mais je ne conçois pas comment tout cela se fait (éd. de 2006, p. 53).

La seconde répond :

Ne vous souvenez-vous pas d’avoir vu faire des bouteilles [des bulles] de savon aux petites filles ? […] Hé bien, continua Julie, voilà le secret que vous me demandez. […] Le brin de paille par lequel on souffle l’eau de savon, la bouteille qui est d’abord petite, et puis qui s’enfle peu à peu. Voilà l’énigme. Ne m’en demandez pas davantage; on ne m’en a pas plus appris, et vous m’interrogeriez vainement (éd. de 2006, p. 55).

Voilà : vous savez tout.

P.-S.—Il y a des façons plus crues de dire la même chose.

 

Référence

Mouhy, Mémoires d’Anne-Marie de Moras. Roman, Paris, Desjonquères, coll. «XVIIIe siècle», 2006, 232 p. Version de 1769. Texte établi, annoté et postfacé par René Démoris.

Arguments spécieux du mercredi

«Échenillons notre langue», publicité linguistique, Québec, avant 1951

(Du mercredi ? Parce qu’ils suivent ceux du mardi, pardi !)

Ça commençait plutôt bien. Dans un article du 20 avril, «Écriture inclusive : les destructeurs de la langue française», Mathieu Bock-Côté, omnicommentateur formé en sociologie, citait — sans attribution, il est vrai, et approximativement — une phrase géniale d’André Belleau : «Nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler» (1983, p. 6) devenait «les Québécois n’ont pas besoin de parler français, mais ont besoin du français pour parler».

Les choses se gâtent par la suite, sur au moins trois plans.

Mathieu Bock-Côté n’a jamais rencontré une hyperbole qu’il n’a pas aimée, d’où le ton de son texte : «destructeurs de la langue française», «cancer», «thèse paranoïaque», «tuer le français», «apocalypse», «démission de l’intelligence», etc. En matière de langue, sujet délicat s’il en est un, on pourrait rêver de plus de nuances.

Le chroniqueur ne comprend manifestement pas ce qu’est l’écriture inclusive, qu’il confond avec deux de ses formes, le point médian et la création de nouveaux pronoms personnels. (Les formes de l’écriture inclusive sont nombreuses et encore en évolution : voir ici, par exemple, pour un point de vue posé.) Cela ne l’empêche pas d’affirmer, sans la moindre source, des choses comme celles-ci :

C’est au nom de cela qu’on n’écrira plus, par exemple, les «étudiants» ni même, les «étudiants et les étudiantes», mais qu’on écrira les «étudiant.e.s». Et cela systématiquement.
C’est pour cela que des professeurs n’écriront plus il ou elle, mais iel, et n’écriront plus ceux ou celles, mais celleux.

«Systématiquement» ? Où cela ? Cela se serait imposé «en quelques années à l’université» et «dans l’administration» ? Vraiment ? Cette «manière d’écrire devient progressivement obligatoire» ? Depuis quand, où, pour qui ? On aimerait pouvoir juger sur preuves.

Bock-Côté n’est pas mieux informé au sujet de la réforme proposée d’une règle de l’accord du participe passé, celui avec le verbe avoir. Lui et Patrick Moreau font la paire.

Cela fait beaucoup pour un texte de 480 mots ? Peut-être, mais les habitués du «hibou de Lorraine» (Mark Fortier) ne seront pas dépaysés.

P.-S.—L’Oreille tendue a déjà abordé d’autres positions «linguistiques» de Mathieu Bock-Côté. C’est , notamment.

P.-P.-S.—D’autres chroniqueurs s’excitent le poil des jambes avec l’écriture inclusive. Celui-ci, par exemple.

P.-P.-P.-S.—Vous vous intéressez à l’argumentation chez Mathieu Bock-Côté ? Lisez les Déchirures, le plus récent livre d’Alex Gagnon. (Transparence, totale comme on dit à la Presse+ : l’Oreille tendue a édité ce livre.)

 

Illustration : J.-F., F. [Frère Jean-Ferdinand], Refrancisons-nous, s.l. [Montmorency, Québec ?], s.é., coll. «Nous», 1951, 143 p., p. 86. Deuxième édition.

 

Références

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Gagnon, Alex, les Déchirures. Essais sur le Québec contemporain, Montréal, Del Busso éditeur, 2023, 347 p.

Arguments spécieux du mardi

Participes passés et hiéroglyphes, dessin de Dan Piraro, 2014

Les lecteurs du Devoir sont habitués aux élucubrations d’un de ses chroniqueurs du vendredi en matière de langue (mais pas que). Ils portent peut-être moins attention aux pseudo-arguments d’un autre chroniqueur, Patrick Moreau. L’exception qui confirme la règle est Francis Dupuis-Déri, qui lui consacre quelques pages dans Panique à l’université (2022, p. 215-218).

Prenons le texte «Trop difficile, l’accord des participes passés ?» (le Devoir, 18 avril 2023, p. A7). Patrick Moreau est évidemment contre la modification de leurs règles d’accord, ce qui ne surprendra pas ses lecteurs réguliers.

Sur quoi Patrick Moreau fonde-t-il son refus ?

Les motifs de réforme seraient «toujours les mêmes dès qu’on s’attaque à la langue ou à l’orthographe : d’une part, elles seraient l’une comme l’autre vieillottes et dépassées. […] D’autre part, ces règles seraient trop compliquées.» Les choses sont évidemment un brin plus complexes que cela. De nombreux travaux scientifiques servent de base à de telles propositions de réformes; il n’y est jamais question de règles «vieillottes et dépassées». On peut contester ces travaux, mais il faut d’abord les connaître (voir ici ou , par exemple).

L’Association québécoise des professeurs de français a récemment recommandé une simplification des règles de l’accord du participe passé; c’est à cette prise de position que Moreau répond. La vice-présidente de l’Association, Alexandra Pharand, avance que l’école québécoise consacre 80 heures à l’enseignement de ces règles. Pour Moreau, ce chiffre sort «de nulle part». On lui objectera deux choses. Pourquoi ne pas faire confiance à une association de professeurs de français, surtout quand, comme Moreau, on n’enseigne pas au secondaire ? Ces professeurs ne savent pas de quoi ils parlent ? Par ailleurs, ces chiffres sont les mêmes dans l’enseignement belge, ainsi que le rappelaient Arnaud Hoedt et Jérôme Piron dans le journal Libération en 2018. Dès 1977, André Chervel, dans Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français…, parlait du «nombre faramineux d’heures que [l’enseignement du participe passé] engloutit durant le temps scolaire» (Le français est à nous !, 2019, p. 193). Les chiffres de l’AQPF ne sortent pas «de nulle part».

Moreau semble considérer que les règles du monde naturel et celles de la grammaire sont de même nature : «Espérons qu’on n’appliquera pas la même logique aux règles des mathématiques et de la physique, certaines pas si simples pourtant, et dont quelques-unes — horresco referens ! — remontent à Archimède ou à Pascal…» Rappelons, pour mémoire, que la règle actuelle de l’accord du participe passé avec le verbe avoir n’est apparue en français qu’au XVIe siècle, ainsi que le note Moreau, et qu’elle pourrait disparaître demain sans que cela change quoi que ce soit au fonctionnement de l’univers. On ne la confondra donc pas, si possible, avec la théorie de la relativité restreinte d’Einstein.

En matière d’évolution de la langue, le français aurait un statut à part : «il n’y a que la langue française qui est habituellement visée par ce procès en archaïsme et en complication»; «il n’y a que le français que l’on se croit en droit de transformer, de simplifier, de malmener». Pourtant, il y a des pays où la langue a été l’objet de transformations institutionnelles depuis le début du XXe siècle : l’Allemagne, les Pays-Bas, le Portugal (onze réformes), le Brésil (bis), la Grèce, l’Espagne et les pays hispanophones d’Amérique du Sud, la Hongrie, la Finlande, la Turquie, Israël, la Norvège, etc. Subitement, le français paraît moins seul, non ?

Comme tant d’autres, Patrick Moreau confond le français écrit et le français oral. Reprenons un de ses propres exemples : «La mort de l’homme que j’ai tant désiré.» En l’état actuel des choses, l’accord peut être au féminin («désirée») ou au masculin («mort»). Selon Moreau, il «permet de lever l’ambiguïté potentielle de cet énoncé». Cela n’est bien sûr vrai qu’à l’écrit, puisque l’accord en «e» ne peut pas s’entendre. Dans ce cas, comme l’ont montré nombre de travaux, le contexte est bien aussi efficace que l’accord pour éviter l’«ambiguïté», si tant est qu’elle soit réelle. (Dans Le français n’existe pas [2020, p. 21-23], Arnaud Hoedt et Jérôme Piron déconstruisent précisément cet exemple.)

Un peu d’hyperbole avec ça ? Il faudrait rappeler que «les grammairiens d’autrefois n’étaient ni des imbéciles ni d’infâmes dictateurs». Qui a porté de telles accusations ? Personne, bien évidemment.

Il y a un passage du texte de Patrick Moreau avec lequel on ne peut qu’être d’accord : «si l’on veut réformer l’orthographe, il faut procéder avec prudence, consulter grammairiens et linguistes, historiens de la langue notamment». Ça tombe bien : ils sont des centaines à recommander, et depuis longtemps, cette réforme. On ne l’apprendra pas chez Patrick Moreau.

P.-S.—Au moment de mettre ce texte en ligne, l’Oreille tendue découvre ceci dans une récente chronique d’Anne Catherine Simon, «Passion participe passé» (le Soir, 15-16 avril 2023, p. 7) : «On propose régulièrement de rectifier cette règle injustifiée. En France (1901, 1976), en Belgique (2018) ou en francophonie (2013). La règle rectifiée est simple : les participes passés conjugués avec l’auxiliaire avoir peuvent s’écrire dans tous les cas au masculin singulier. Elle met d’accord l’ensemble des spécialistes de la langue, et beaucoup d’autres» (c’est l’Oreille qui souligne).

 

[Complément du 26 avril 2023]

Sur Twitter, Arnaud Hoedt a proposé ce sublime exemple :

 

[Complément du 13 juillet 2023]

Patrick Moreau manque visiblement de lectures linguistiques. Suggérons-lui Qui veut la peau du français ? de Christophe Benzitoun (2021). Ci-dessous, deux extraits.

«En résumé, l’accord du participe passé est un boulet que l’on se traîne depuis des siècles : un fonctionnement qui ne provient nullement de l’usage, que peu de personnes connaissent, mais dont on n’arrive pas à se débarrasser» (p. 76).

«Par ailleurs, dans le discours des opposants à la rationalisation de l’orthographe, un motif récurrent est mis en avant. Ceux-ci se lancent dans une comparaison avec une autre matière, à savoir les mathématiques, et avancent l’idée que si les enfants ne parviennent pas à comprendre certains principes des mathématiques, on ne va pas se mettre à les modifier en prétendant que 1 + 1 = 3. S’appuyant sur cette comparaison, ils justifient l’idée selon laquelle on ne va pas changer les bases de la langue française juste parce qu’elles seraient trop complexes pour les enfants d’aujourd’hui. On ne pourrait pas transformer la langue comme on ne peut pas modifier les mathématiques ou les lois physiques qui régissent le cosmos. Mais la comparaison s’avère totalement infondée. / Comme je l’ai évoqué, l’orthographe est une convention transitoire et non une loi générale permettant de décrire le monde qui nous entoure» (p. 135-136).

L’Oreille tendue a rendu compte de l’ouvrage de Benzitoun ici.

 

Références

Benzitoun, Christophe, Qui veut la peau du français ?, Paris, Le Robert, coll. «Temps de parole», 2021, 282 p.

Candea, Maria et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, 2019, 238 p. Nouvelle édition : Paris, La Découverte, coll. «La Découverte Poche / Essais», 538, 2021, 224 p.

Dupuis-Déri, Francis, Panique à l’université. Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires, Montréal, Lux éditeur, 2022, 315 p.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, Le français n’existe pas, Paris, Le Robert, 2020, 158 p. Préface d’Alex Vizorek. Illustrations de Xavier Gorce.

L’oreille tendue de… Simenon

Georges Simenon, Félicie est là, éd. de 2011, couverture

«Elle tend l’oreille. Qu’est-ce que c’est ? Il y a quelqu’un dans la cuisine. Elle reconnaît le bruit familier du moulin à café. Elle rêve. Il n’est pas possible que quelqu’un soit occupé à moudre du café.»

Georges Simenon, Félicie est là, dans Tout Simenon 24, Paris et Montréal, Presses de la Cité et Libre expression, coll. «Omnibus», 1992, p. 563-646, p. 641. Édition originale : 1944.

In memoriam. Jean M. Goulemot (1937-2023)

Signature de Jean M. Goulemot

Jean M. Goulemot était dix-huitiémiste.

Il a consacré au Siècle des lumières de nombreux ouvrages. Discours, révolutions et histoire : représentations de l’histoire et discours sur les révolutions de l’âge classique aux Lumières, tiré de sa thèse, a d’abord paru en 1975, puis en 1996. Ces livres qu’on ne lit que d’une main. Lecture et lecteurs de livres pornographiques au XVIIIe siècle (1991 et 1994) est un très grand livre de critique littéraire, qui essaie de répondre à une question capitale : la littérature est-elle capable de pousser ses lecteurs à faire quelque chose, de les faire passer à l’acte ? (Oui.) Il a laissé plusieurs ouvrages destiné au public scolaire : le Siècle des Lumières (1968, 1972 et 1975, avec Michel Launay et Georges Mailhos), Histoire littéraire de la France. III. De 1715 à 1789 (1975, codirigé avec Michèle Duchet; rééditions), la Littérature des Lumières (1989 et 2002), Vocabulaire de la littérature du XVIIIe siècle (1996, avec Didier Masseau et Jean-Jacques Tatin-Gourier).

Il a procuré nombre d’éditions de textes : J. D. T. de Bienville, Casanova, Diderot, Valentin Jamerey-Duval, Marivaux, Prévost, Rétif de la Bretonne, Rousseau, Sade, Jean-Baptiste Thiers, Samuel Auguste Tissot, Voltaire.

Le critique, l’historien de la littérature et l’éditeur avait une une attitude encore beaucoup trop rare dans les études littéraires : il ne cherchait pas à travailler uniquement sur des objets qu’il goûtait. Dans son anthologie de Casanova, il écrit : «je reconnais volontiers mon peu de goût pour la vanité satisfaite et exhibitionniste de cet homme à femmes» (p. 10). S’agissant de littérature pornographique, il devait sans cesse répéter à ses lecteurs à l’œil égrillard qu’il n’y prenait strictement aucun plaisir. Il a un jour confié à l’Oreille tendue que les Liaisons dangereuses, de Laclos, lui faisaient l’effet d’«un pic à glace». La leçon est importante : on peut interpréter un auteur ou une œuvre sans en devenir le défenseur.

Jean M. Goulemot n’a pas écrit que sur le XVIIIe siècle. En 1981 (rééd. : 2009), le Clairon de Staline : de quelques aventures du Parti communiste français est un étonnant petit livre, que l’on rattacherait aujourd’hui à l’histoire culturelle. Un viticulteur français écrit en 1949 au chef d’État russe pour son anniversaire et lui offre son clairon : à partir de là, l’auteur réfléchit aux rapports de la France au communisme. L’Amour des bibliothèques, en 2006, est un parcours très personnel dans une série de bibliothèques, réelles et fictives. Jean M. Goulemot, dont l’Espagne était la seconde patrie, s’y livre notamment à une belle comparaison ibéro-hexagonale des graffitis dans les toilettes des bibliothèques. Ses collègues et amis savent l’importance qu’avait pour lui la Bibliothèque nationale de France, d’abord rue de Richelieu, puis quai François-Mauriac. Écrit avec Daniel Oster, Gens de lettres, écrivains et bohèmes. L’imaginaire littéraire 1630-1900 (1992), est un ouvrage que l’Oreille a constamment utilisé en classe et dans ses recherches. Adieu les philosophes. Que reste-t-il des Lumières ? (2001) veut saisir la fortune du XVIIIe siècle sur la longue durée. Il est vrai que Jean M. Goulemot a toujours été obsédé par la question de la mémoire. Ainsi que le disait, en régie, un des participants à l’émission Panorama de France Culture, dont il était un habitué : «Lui, son truc, c’est la mémoire» (1986).

L’auteur de l’Amour des bibliothèques aimait les livres et il en avait une belle collection, mais sa passion de collectionneur portait sur toutes sortes d’objets. Professeur invité au Département d’études françaises de l’Université de Montréal au début des années 1990, il courait les librairies d’occasion montréalaises pour y acheter des bandes dessinées francobelges. Cet amoureux des puces parisiennes s’y rendait tôt le samedi matin, lampe de poche à la main, histoire de trouver la pièce rare. L’Oreille l’a accompagné une fois : elle en est revenue avec un manuel de typographie et une jolie petite boîte («Il lui faut simplement un point de colle») pour sa compagne. Il avait aussi une bouteille de vin rouge en poche ce jour-là, destinée à un de ses bons fournisseurs.

Jean M. Goulemot était un homme de fidélités (amicales, intellectuelles, morales). L’Oreille l’a d’abord connu par des amis communs, puis l’a souvent fréquenté dans les années 1990 et au début des années 2000. Ils ont collaboré à une équipe de recherche commune, le MADONNA, ils ont édité un numéro de la revue Études françaises, ils ont participé à des colloques et à des ouvrages collectifs ensemble. L’Oreille avait été honorée de participer au volume d’hommages le XVIIIe siècle. Histoire, mémoire et rêve. Mélanges offerts à Jean Goulemot (2006), elle qui garde un si vif souvenir des échanges à l’Université de Tours, où son collègue a fait l’essentiel de sa carrière.

Jean M. Goulemot était aussi de bon conseil. Il avait dit à l’Oreille, peu de temps après sa soutenance de thèse, qu’elle devait tout de suite élargir ses champs de recherche et éviter la surspécialisation. Sinon, on risquait de vouloir l’enfermer à tout jamais dans le sujet de cette thèse, les lettres de Diderot. Message bien reçu, Jean.

Jean M. Goulemot est mort à Paris le 9 avril 2023.

P.-S.—On trouvera une liste des œuvres de Jean M. Goulemot ici. Quelques-unes ont été traduites en anglais et en espagnol.

P.-P.-S.—Il a lui-même évoqué son «Parcours» intellectuel en 2002.

 

[Complément du 11 mai 2023]

À lire, cet hommage de Pierre-Yves Beaurepaire pour le magazine l’Histoire.

 

[Complément du 14 mai 2023]

Au «Parcours» signalé plus haut, on ajoutera avec profit les deux préfaces de Goulemot à la publication de sa thèse (1973), celle de l’édition originale en 1975, puis celle de la réédition de 1996. De cette dernière retenons trois choses.

L’importance pour Goulemot de trouver, dans le monde savant, «une écriture qui ne fût pas indifférente» (p. 12) et de refuser «l’impersonnalité d’une rhétorique académique» (p. 13).

Des positions méthodologiques : «analyser des représentations, un outillage mental, un imaginaire du temps et de l’histoire, mettre au jour le travail de l’événement dans les textes littéraires, dégager des postulations et des ruptures, par lesquelles et grâce auxquelles l’événement se constitue, l’histoire devient lisible et la politique de l’institution se légitime et se fonde» (p. 13).

La volonté de ne pas se «sentir ligoté par ce premier travail» (p. 15).

 

Références

Casanova, Giacomo, Histoire de ma vie. Anthologie. Le voyageur européen, Paris, Le livre de poche, coll. «Classiques de poche», 32695, 2014, 597 p. Édition préfacée, commentée et annotée par Jean M. Goulemot.

Études françaises (Université de Montréal), 32, 2, automne 1996, 93 p. : «Faire catleya au XVIIIe siècle. Lieux et objets du roman libertin». Études réunies et présentées par Jean M. Goulemot et Benoît Melançon. http://www.erudit.org/revue/etudfr/1996/v32/n2/index.html

Goulemot, Jean M., le Règne de l’Histoire. Discours historiques et révolutions. XVIIe-XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, coll. «Bibliothèque Albin Michel Idées», 1996, 455 p.

Goulemot, Jean M., «Parcours», dans Caroline Jacot Grapa, Nicole Jacques-Lefèvre, Yannick Séité et Carine Trevisan (édit.), le Travail des Lumières. Pour Georges Benrekassa, Paris, Honoré Champion, coll. «Colloques, congrès et conférences. Le siècle des philosophes», 8, 2002.

Masseau, Didier (édit.), le XVIIIe siècle. Histoire, mémoire et rêve. Mélanges offerts à Jean Goulemot, Paris, Honoré Champion, coll. «Colloques, congrès et conférences sur le dix-huitième siècle», 12, 2006, 365 p.