Autopromotion 137

Entre 13 h et 14 h, l’Oreille tendue sera à la radio de Radio-Canada, à l’émission Plus on est de fous, plus on lit !, pour essayer de répondre à une question impossible : «Que devraient lire les élèves du secondaire ?» Elle proposera — c’est la règle du jeu — cinq titres.

 

[Complément du jour]

On peut (ré)entendre l’entretien ici. Il réunissait le rappeur Biz, l’enseignante Lynda Dion et l’Oreille, et était animé par Marie-Louise Arsenault. L’historien et sociologue Gérard Bouchard a aussi pris part aux échanges.

Les choix de l’Oreille ? (Classés par niveau, alors que personne ne le lui a demandé.)

Première secondaire : Cyrano de Bergerac (1897) d’Edmond Rostand

Deuxième secondaire : Bonheur d’occasion (1945) de Gabrielle Roy

Troisième secondaire : Roméo et Juliette (1597) de Shakespeare

Quatrième secondaire : l’Homme rapaillé (1970) de Gaston Miron

Cinquième secondaire : Candide (1759) de Voltaire

Autres œuvres considérées ?

Les Souffrances du jeune Werther (1774) de Goethe

Le Cid (1637) de Corneille

Les contes d’Edgar Allan Poe

Volkswagen Blues (1984) de Jacques Poulin

Côte-des-Nègres (1998) de Mauricio Segura

Ses critères de sélection ?

Plusieurs genres (théâtre, roman, poésie)

Plusieurs époques (du XVIe au XXe siècle)

Plusieurs aires géographiques (France, Québec, étranger)

Des œuvres complètes (pas d’extraits)

Des œuvres pas démesurément longues

Des œuvres avec un prolongement médiatique

Bref dictionnaire de Révolutions

Dominique Fortier et Nicolas Dickner, Révolutions, 2014, couverture

Dominique Fortier fait une proposition à Nicolas Dickner : à deux, «écrire tous les jours quelques lignes sur le thème proposé par le calendrier révolutionnaire» (p. 424), celui que l’on doit à Fabre d’Églantine (1750-1794) et à André Thouin (1747-1824). Dickner, qui est un geek, code alors une application, qu’il appelle Jeeves, «du nom de ce majordome surdoué né de la plume de P.G. Wodehouse» : «Chaque jour, à minuit pile, Jeeves nous enverrait le mot du jour» (p. 250). Après quoi, chacun rédige un texte. Parfois, le lien est direct entre le texte et le mot que ce texte accompagne; parfois, moins.

Cela donne Révolutions (2014), livre à deux têtes, quatre mains, 366 jours et 732 entrées. Son contenu ? Des souvenirs, des descriptions, des évocations, des portraits (d’humains et d’animaux), des choses vues, des citations, des notes érudites, des contes, des dialogues, des recettes, des listes, des instantanés de voyage, des chansons, etc. En un mot : des miscellanées. Ou encore : le «bonheur tranquille des petites sérendipités quotidiennes» (p. 125).

Mais qu’est-ce que ce calendrier révolutionnaire ?

Le calendrier révolutionnaire, en usage de 1793 à 1806 [en France], prétendait mettre un terme au règne des saints et des saintes qui peuplaient le calendrier grégorien pour marquer les jours au sceau de plantes, d’animaux et d’outils davantage en accord avec les vertus républicaines. Ses concepteurs le divisèrent en douze mois, chacun composé de trois décades constituées de huit végétaux, d’un animal et d’un outil; à ces mois tous égaux succédaient cinq ou six sans-culottides (selon qu’il s’agissait ou non d’une année bissextile), journées dédiées à des vertus particulières, ce qui donnait un tour de l’an complet : une révolution (p. 5; voir la liste des noms de mois).

Comme il se doit, l’ouvrage est tiré à 1793 exemplaires, numérotés (l’Oreille tendue a le numéro 1049).

Plutôt, pour en parler, qu’un (autre) calendrier, ce bref dictionnaire.

Autoréflexivité. C’était couru : une fois le projet lancé, les auteurs allaient se mettre à le commenter, à revenir sur les textes déjà écrits. Plus il avancent, plus c’est vrai. En nivôse : «Et si ce livre écrit à quatre mains était de ce genre d’hybrides ? Journalmanach; éphémémoires; calencyclopédie ?» (p. 122) En floréal : «C’est n’importe quoi, ce calendrier, et pour tout dire je commence à être mécontent» (p. 264). En fructidor : «Tu as raison, Nicolas, de voir dans ce calendrier une série de nuages que nous observons tous les jours chacun de notre côté en nous efforçant d’y discerner des formes plus ou moins fantaisistes selon notre humeur» (p. 407). Comment ne pas se remettre en question dans un projet de longue haleine comme celui-là ?

Barthes. (Remarque de pion) L’érudition ne fait défaut ni à l’un ni à l’autre, qu’il s’agisse de plantes, d’animaux, d’outils, etc., et dans des domaines où l’ignorance de l’Oreille tendue est considérable. Il est pourtant un domaine où elle peut pinailler. Page 221, il est question d’un «curieux homme-arbre du début du dix-neuvième siècle» (oto-italiques), au-dessus de cette illustration.

 

Planche d’anatomie, Encyclopédie, 1762

Or cette image est tirée de la section «Anatomie» du premier volume des planches de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, qui a paru en 1762. (Si ça se trouve, les encyclopédistes l’avaient eux-mêmes pompée à un traité d’anatomie.) On se souviendra que Roland Barthes l’a commentée en 1964.

S’il est bon de respecter les jours, il l’est tout autant de ne pas confondre les siècles.

Borges. Bien sûr, dès l’épigraphe.

Calendaristes. Fortier et Dickner, cette «paire de citoyens curieux» (4e de couverture), ne sont pas tendres pour Fabre d’Églantine et pour André Thouin, ces «calendaristes». Ils leur reprochent des oublis : où est l’épouvantail ? «Ils vont vraiment nous faire une année complète sans la moindre banane ?» (p. 353) Ils n’apprécient pas les (quasi-)doublons, ces répétitions inutiles à leurs yeux. Ils inventent des scénarios dans lesquels l’un (Thouin) empoisonne l’autre (Fabre d’Églantine). Du second, la guillotine s’occupera : l’auteur de «Il pleut, il pleut, bergère» finira «petite fleur tristement étêtée par le cours implacable de l’histoire» (p. 321).

Épicurien. «Je suis épicurien, sans doute, en ce sens que j’aime bien pouvoir me contenter de peu» (p. 366). Voilà, enfin, quelqu’un qui comprend ce qu’est l’épicurisme.

Famille. Ils ont chacun une vie de couple. Lui a des enfants et il parle beaucoup de son père. Elle apprend, en floréal, qu’elle est enceinte. Le dernier jour de fructidor, Victor, son chien, meurt. Elle se souvient de sa sœur.

Geek. Nicolas Dickner n’hésite pas à dire de lui-même qu’il est un geek. Le terme s’appliquerait tout également à Dominique Fortier, mais dans des domaines différents. Lui, entre autres choses : l’informatique, William Gibson, Neil Stephenson. Elle, entre autres choses : les odeurs, les couleurs, la nourriture. (N’allons pas la traiter de foodie.) Pas moins spécialisés l’un que l’autre. (Et ils sont tous les deux toujours fourrés dans Gallica et Google Books.)

Lettre. Les données de catalogage de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et de Bibliothèques et Archives Canada invitent à ranger l’ouvrage parmi les correspondances. Il a, en effet, quelque chose de l’échange épistolaire («Chère Dominique», «Cher Nicolas»), sans toutefois l’alternance parfaitement régulière des tours de parole. Il reste que les auteurs s’adressent autant l’un à l’autre qu’à leurs lecteurs.

Parfum. Ce n’est peut-être pas vrai de tous les exemplaires, mais le numéro 1049 avait un fort parfum «chimique» (à défaut de meilleur terme). D’où cela venait-il ? Du papier ? De la colle ? De l’encre ? Mystère.

Pastiche. En germinal, ils inversent les rôles (p. 240). Peut-être.

Printemps érable. Le livre a été composé de septembre 2011 à septembre 2012. Il y est pourtant assez peu question des grèves étudiantes de 2012 (p. 293, p. 302). Une phrase les évoque explicitement, qui mérite d’être citée : «Quelques minutes avant vingt heures, les casseroles sont apparues sur les trottoirs, formant des attroupements aux intersections» (p. 297). Pour être compréhensibles aujourd’hui, certains termes du calendrier républicain demandent des explications. Ce sera aussi le cas un jour pour ces «casseroles» qui formaient «attroupements» il y a deux ans.

Renvois circulaires. «Escourgeon» : «Voir Sucrion» (p. 389). «Sucrion» : «Voir Escourgeon» (p. 391). Diderot et D’Alembert n’auraient pas fait mieux.

Sport. Ce n’est pas leur truc (mais c’est celui de l’Oreille). Signalons toutefois cette chose inattendue qu’est la «boxe poitevine», dans laquelle Nini la Loutre Lutteuse se serait illustrée au début de la Révolution (p. 378).

Wikipédia. Elle s’en sert à l’occasion, lui y va quotidiennement : «Chaque matin, en recevant le mot du jour, j’ouvrais Wikipédia, puis Marie-Victorin» (p. 412). Il s’en explique précisément : «je suis assez vendu à Wikipédia — aussi bien au projet abstrait qu’à son incarnation» (p. 361). Les encyclopédies ne sont plus ce qu’elles étaient.

 

[Complément du 7 octobre 2014]

Remords, dit de conscience, de l’Oreille : la cible des attaques de Dominique Fortier et de Nicolas Dickner est bien plus Fabre d’Églantine qu’André Thouin.

C’est à cela qu’elle a pensé en tombant sur la citation suivante du vicomte Joseph-Alexandre de Ségur, le romancier de la Femme jalouse (1790).

Ségur parle de Collin d’Harleville, l’auteur de la pièce le Vieux Célibataire (1792) : «J’admire plus que tout sa superbe haine contre le septembriseur Fabre d’Églantine, qui avait plus de talent que lui. Ce drôle-là n’avait-il pas imaginé de remplacer le nom des saints du calendrier par des noms de légumes ! J’ai cherché celui qui avait pris la place de mon patron : il se trouva que je m’appelais Chou-Frisé.» Comme il se doit, Ségur avait les cheveux bouclés.

La phrase de Ségur est rapportée par Sophie Gay dans ses Salons célèbres (1837) et citée dans Ségur sans cérémonie (1977) de Gabriel de Broglie (p. 201).

 

[Complément du 10 juin 2020]

L’Oreille a repris ce texte, sous le titre «La Révolution programmée», dans le livre qu’elle a fait paraître au début de 2020, Nos Lumières.

 

Références

Barthes, Roland, «Les planches de l’Encyclopédie», dans l’Univers de l’Encyclopédie. Images d’une civilisation. Les 135 plus belles planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Paris, les Libraires associés, coll. «Images d’une civilisation», 457, 1964. Repris dans le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Seuil, coll. «Points. Littérature», 35, 1972, p. 89-105.

Broglie, Gabriel de, Ségur sans cérémonie. 1757-1805 ou La gaieté libertine, Paris, Perrin, coll. «Présence de l’histoire», 1977, 331 p. Ill.

Fortier, Dominique et Nicolas Dickner, Révolutions, Québec, Alto, 2014, 424 p. Ill. Sur le Web : http://editionsalto.com/revolutions/.

Melançon, Benoît, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.

Pourquoi bloguer

(Note aux amateurs de statistiques : cette entrée est la 2000e de l’Oreille tendue.)

En matière de numérique et d’Internet, l’Oreille tendue est d’un âge canonique : elle a utilisé au moins quatre formats de disquettes; elle a eu des adresses de courriel sur CompuServe et sur AOL; elle diffuse électroniquement une bibliographie du XVIIIe siècle depuis 1992 (d’abord à partir d’un Minitel); elle a co-administré un gopher; elle a créé des sites Web dès 1996 (en tapant du code, sans interface graphique); elle a publié un livre sur le courrier électronique en 1996, fruit d’une conférence de 1995. Pourtant elle n’a commencé à bloguer que le 14 juin 2009. Pourquoi avoir attendu si longtemps ?

Il lui fallait d’abord comprendre un certain nombre de caractéristiques fondamentales du blogue. Cela lui est venu en dirigeant un mémoire de maîtrise à l’Université de Montréal, celui d’Éric Vignola, «Du blogue au livre. Réflexions sur la nature générique du blogue». Elle en a tiré deux leçons. D’une part, le blogue bénéficie d’avoir un «thème» fort (en l’occurrence, ici, les questions de langue et de culture). De l’autre, sans régularité, il risque de disparaître ou de ne pas être lu.

Armé de ces deux leçons, et d’un titre, l’Oreille tendue pouvait naître.

Quelques mois plus tard, le 26 décembre 2009, elle se lançait un pari à elle-même : hors les périodes de vacances, mettre en ligne un texte par jour. (Pari tenu.)

Quel bilan tirer de cette expérience ?

Telle que conçue par l’Oreille, l’écriture du blogue relève de ces formes qu’on dit brèves. (Or l’Oreille a un faible pour les formes brèves.)

Rappelons l’évidence : une entrée de blogue, ce peut être quelques mots à peine. (Ce peut aussi être, au besoin, des tartines. L’Oreille ne s’est pas gênée pour en rédiger quelques-unes.)

Telle que conçue par l’Oreille, l’écriture du blogue relève de ces formes qu’on dit périodiques. (Or l’Oreille a un faible pour les formes périodiques.)

Par intérêt professionnel, l’Oreille occupe des fonctions administratives dans son université. Cela aurait pu l’éloigner de l’écriture (outre celle des courriels et des rapports). La pratique quotidienne du blogue lui a permis de ne jamais perdre le contact avec celle-ci. (On peut être moins radical en matière de périodicité.)

Telle que conçue par l’Oreille, l’écriture du blogue relève de ces formes qu’on dit adressées. (Or l’Oreille a un faible pour les formes adressées.)

Le blogue fait communauté. Par le sien, l’Oreille tendue a découvert des lecteurs qu’elle n’aurait jamais eus si elle avait continué à pratiquer seulement l’écriture scientifique attendue d’un professeur d’université (articles savants, chapitres de livres, livres individuels et collectifs). Elle n’a pas abandonné ce type d’écriture, mais celui-ci n’est plus la forme principale de son activité.

L’Oreille tendue est née quelques semaines avant que l’Oreille ne s’inscrive à Twitter. Ce n’est probablement pas un hasard.

Les communautés numériques peuvent être éphémères ou permanentes. Peu importe. C’est leur beauté.

S’adresser à une communauté, c’est calibrer son écriture en fonction d’elle. Cela est vrai de toutes les communautés.

Telle que conçue par l’Oreille, l’écriture du blogue relève d’une forme de recherche.

De ce blogue sont nés des conférences, des articles, des chapitres de livres et même un livre. Des conférences, des articles, des chapitres de livres et des livres ont été prolongés par ce blogue. Ce va-et-vient n’est toutefois pas nécessaire. Les entrées de blogue peuvent se suffire à elles-mêmes, comme les conférences, les articles, les chapitres de livres et les livres.

Voilà pourquoi l’Oreille essaie de pousser les doctorants auxquels elle enseigne à tenir blogue. (Ce n’est pas un succès éclatant pour l’instant, mais l’Oreille ne se laisse pas décourager aisément.) Le blogue permet d’arrêter une pensée et de la faire circuler, souvent par des chemins imprévus, puis de la relancer aussi souvent que son auteur le souhaite. À terme — mais il n’y a pas de terme —, on peut faire l’histoire de cette pensée.

Telle que conçue par l’Oreille, l’écriture du blogue relève assez peu de ces formes qu’on dit autobiographiques. Son «thème» de prédilection n’est donc pas son auteur. (Cela étant, il est arrivé à l’Oreille de parler d’elle-même, voire de ses proches.)

C’est pourquoi l’Oreille tendue s’appelle l’Oreille tendue et pas autrement. Ce n’est évidemment pas un pseudonyme; son auteur n’a jamais caché son identité. Pour le dire avec Martine Sonnet, sur Twitter, le 27 janvier 2012, c’est une «enseigne». Ce n’est pas la même chose. Et ça change tout.

L’expérience continue. La suite demain.

P.-S. — L’Oreille tendue a eu l’occasion de réfléchir à des questions semblables dans le cadre de conférences (Université de Montréal, 15 mars 2011; Bibliothèque de Verdun, 5 juin 2012) et de la journée d’études «Le blogue littéraire : nouvel atelier de l’écrivain» (Université du Québec à Montréal, 27 janvier 2012). Elle continue de le faire en classe.

 

Référence

Vignola, Éric, «Du blogue au livre. Réflexions sur la nature générique du blogue», Montréal, Université de Montréal, mémoire de maîtrise, juillet 2009, x/114 p. https://doi.org/1866/3754

On est peu de chose

La postérité emprunte des chemins parfois bien détournés. Prenez Diderot, un auteur cher au cœur de l’Oreille. Comment se souvient-on de lui aujourd’hui ?

Entre autres traces, par un jeu de mots, soit sur un t-shirt :

T-shirt Diderot

soit dans une publicité des étudiants de l’Université François-Rabelais de Tours (merci à @fbon pour la photo) :

Affiche Diderot, Université François-Rabelais (Tours), 2014

Espérons que ce ne soit pas tout.

P.-S. — Dans un esprit semblable, mais sur un autre auteur des Lumières, voyez les Curiosités voltairiennes de l’Oreille.

 

[Complément du 11 novembre 2018]

Soit encore ceci, repéré par le Notulographe en octobre 2018, qui joue sur le fait que Diderot a codirigé l’Encyclopédie.

Jeu de mots sur Diderot et l’Encyclopédie