Les dix commandements

L’Oreille tendue enseigne, et notamment aux nouveaux doctorants en littératures de langue française de l’Université de Montréal.

Ci-dessous, les dix commandements — qui sont évidemment trente trente-sept quarante-deux quarante-six cinquante et un cinquante-cinq — qu’elle remet (parfois) à ces étudiants. D’aucuns la trouveront obsédée par la correction typographique et par la méfiance envers quelques mots et expressions (à partir du quatorzième commandement); elle ne s’en défendra pas.

I. De la normalisation sans cesse tu t’assureras.

II. Jamais le souligné et l’italique tu ne mêleras; l’un ou l’autre tu choisiras.

III. Jamais de double espace tu ne taperas.

IV. À l’intérieur des guillemets l’appel de note tu placeras.

V. Aux citations en retrait (celles de plus de cinq lignes) de guillemets jamais tu ne mettras.

VI. Des références précises toujours tu donneras.

VII. En cas de doute, le Girodet (Dictionnaire Bordas des pièges et difficultés de la langue française, Paris, Bordas, coll. «Les référents», 2001, 896 p.), le Malo (Guide de la communication écrite au cégep, à l’université et en entreprise, Montréal, Québec/Amérique, 1996, 322 p.) ou le Petit Robert tu consulteras.

VIII. La pagination tu feras.

IX. Dans les notes, le prénom des auteurs avant leur nom tu mettras.

X. Plusieurs fois tu te reliras.

XI. De l’espace tu laisseras en élargissant les marges et en utilisant l’interligne double.

XII. Une seule sorte de guillemets tu emploieras.

XIII. Dans ta bibliographie finale, seuls les textes cités tu mettras (et non tous les titres consultés).

XIV. Du verbe être tu n’auras pas peur.

XV. Du verbe avoir tu n’auras pas peur non plus.

XVI. L’expression suite à jamais tu n’utiliseras, car elle est du langage commercial; à la suite de tu préféreras.

XVII. Dans les titres de noblesse (le marquis de Sade, la duchesse du Maine) jamais la majuscule initiale tu ne mettras.

XVIII. S’attarder et s’attacher tu ne confondras pas, car le premier veut dire se mettre en retard ou ne pas avancer, ne pas progresser normalement.

XIX. Démontrer (qui est prouver) et montrer (qui est faire voir) tu ne confondras pas non plus.

XX. De la majuscule tu useras avec parcimonie et, dans le doute, tu t’abstiendras.

XXI. Donc et les autres mots de transition tu emploieras le moins possible.

XXII. Les siècles toujours en chiffres romains tu écriras (XVIIIe siècle, etc.).

XXIII. Aucune phrase tu ne commenceras par Mais (sauf sur le mode interrogatif), Car (c’est un crime), Et.

XXIV. Jamais tu n’oublieras que le mot niveau n’est approprié que là où il y a une hiérarchie. Tu te rabattras au besoin sur en cette matière ou sur ce plan.

XXV. Le verbe se vouloir de ton vocabulaire tu chasseras.

XXVI. De l’usage abusif de certain et de sembler tu te méfieras.

XXVII. Dans comme étant, tu te souviendras qu’étant est inutile.

XXVIII. Dans de par, tu n’oublieras pas que de est inutile.

XXIX. Pour ne pas mettre ta vie en péril, tu ne confondras pas problème et problématique.

XXX. Pas plus que mourir et décéder.

XXXI. Les accents tu mettras aux majuscules.

XXXII. Sauf quand il te plaira de déclamer, tu ne mettras l’emphase sur rien.

XXXIII. Mettre à jour (actualiser) et mettre au jour (dévoiler, révéler, faire apparaître) tu ne confondras pas.

XXXIV. Décennie (dix ans) et décade (dix jours) tu ne confondras pas plus.

XXXV. De mettre automatiquement et systématiquement une virgule après la conjonction or tu t’abstiendras.

XXXVI. Toutes les fois que tu voudras mettre une virgule avant et, tu te demanderas si c’est bien nécessaire. (Ce ne l’est que dans des cas très précis.)

XXXVII. Jamais tu n’oublieras que le mot Mémoires, quand il désigne une forme d’écriture autobiographique, prend la majuscule initiale et qu’il est du genre masculin.

XXXVIII. Voire même et et voire même tu flusheras à tout jamais de ton vocabulaire.

XXXIX. Que faire est généralement suffisant et que faire en sorte est très souvent inutile, et voire même fautif, tu ne perdras pas de vue.

XL. Si tu souhaites connaître tes descendants, tu ne mettras jamais à ou en devant quelque part.

XLI. Jamais tu ne diras ni n’écriras Comme X le dit quelque part; toujours tu préciseras où X a dit ce qu’il a dit.

XLII. Que le verbe attester est transitif direct et qu’il n’est pas suivi de de tu te répéteras quotidiennement.

XLIII. Pour ne pas confondre surprendre et étonner, toujours tu te souviendras de la femme d’Émile Littré. Elle tombe, dit-on, sur son mari en train de connaître bibliquement leur bonne. «Je suis surprise», dit-elle. «Non», répond-il. «Je suis surpris. Vous êtes étonnée.»

XLIV. Des faux futurs de l’indicatif tu te méfieras. Tu éviteras les phrases comme Aristophane dira la même chose dans sa pièce, sauf si tu as commencé à écrire avant Aristophane.

XLV. De répéter les prépositions tu te feras une règle, dans tes devoirs, dans tes articles et dans ta thèse (pas dans tes devoirs, tes articles et ta thèse).

XLVI. Au grand jamais tu ne découperas une phrase que tu trouves trop longue pour faire commencer la suivante par Ce qui. À Cela (et pas à Ceci) tu auras recours.

XLVII. Quand, sous ta plume, viendra le verbe effectuer, tu effectueras une correction. Tu l’enlèveras.

XLVIII. Toutes les fois que tu écriras D’autre part, tu t’assureras que D’une part le précède, et pas trop loin. Bref, tu penseras à ton lecteur.

XLIX. Dans les soirées mondaines, histoire d’impressionner les hôtes, subtilement tu glisseras que sans que ne demande pas le ne explétif. Ça en jettera. Ou pas.

L. Si tu y tiens, tu diras de quoi il retourne. Que tu y tiennes ou pas, tu ne diras pas de quoi il en retourne.

LI. Jamais tu n’écriras en cette époque particulièrement troublée, toutes les époques étant évidemment troublées.

LII. Tu ne perdras pas de vue que qui met digital à la place de numérique se met le doigt dans l’œil.

LIII. Avec la plus grande retenue tu te serviras de la formule tout se passe comme si. C’est un tic.

LIV. De posture tu ne parleras que si cela concerne l’ergonomie de ton espace de travail.

LV. Tu ne te prendras pas pour un autre : non, Balzac ne nous dit pas.

 

À ces commandements de l’Oreille tendue, on pourra en ajouter d’autres, suggérés par ses lecteurs.

Ne pas confondre «dénoter» et «détoner» (Martine Sonnet).

«Remplacer “ainsi que” par “et” n’est pas un péché et peut même alléger le texte» (@PimpetteDunoyer).

«Gare à l’abus du “entre autres”, souvent, une simple énumération suffit (bis).

«J’ajouterais un commandement sur “et ce”, dont on se passerait sans problème» (Mauriche).

«Jamais tu ne feras suivre le sujet de ta phrase par “en est un (une) qui” sous peine de terribles supplices» (@gpinsonm19).

«Jamais par “Depuis des siècles” ou “Depuis toujours” une dissertation tu ne commenceras» (La Taupe québecquoise de l’Oreille tendue).

Citation métalinguistique du jour

Denis Diderot, boul. Saint-Germain, Paris

«Tel mot ne signifie rien dans la bouche d’un homme honnête, mais violent, qui outrage dans la bouche d’un autre qui pèse toutes les syllabes. Vous vous piquez de connoître les hommes, et vous en êtes encore à ignorer que chacun a sa langue, qu’il faut interpréter par le caractère» (Diderot, lettre à Paul Landois du 29 juin 1756).

Merci à François Bon pour la photo.

 

Référence

Diderot, Denis, Correspondance, Paris, Éditions de Minuit, 1955-1970, 16 vol. Éditée par Georges Roth, puis par Jean Varloot.

Autopromotion 051

Épistolaire, 38, 2012, couverture

Le 38e numéro de la revue Épistolaire (Librairie Honoré Champion, 2012, 288 p.) vient de paraître.

L’essentiel du numéro est consacré à deux dossiers, «Archives de la création» et «Expériences du temps dans les correspondances au XVIIIe siècle (I)». Au menu : Flaubert, Beaumarchais, Labiche, le fonds Hetzel de l’IMEC, George Sand et Pauline Viardot, Italo Calvino, Louis-Ferdinand Céline et Marie Canavaggia, Jean Paulhan et Michel Leiris, Marie Billetdoux, des éditeurs littéraires; Mme Du Deffand, Rousseau, Galiani et Mme d’Épinay, Beaumarchais.

Parmi les rubriques habituelles («Vie de l’épistolaire», «Recherche», «Comptes rendus»), une nouvelle «Curiosité épistolaire» [HTML] [PDF], gracieuseté de l’Oreille tendue, où il est question de Christian Gailly, de Nicolas Dickner, de Don DeLillo et du tumblr Chers voisins.

Épistolaire est la revue de l’Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire (AIRE).

Chronique bibliographique du Nouvel An

D. T. Max, Every Love Story Is a Ghost Story, 2012, couverture

[Les remarques qui suivent n’intéresseront que les mordus de notes et de références bibliographiques (il y en a).]

Soit Every Love Story Is a Ghost Story, la biographie de David Foster Wallace écrite par D.T. Max. Au fil du texte, on trouve des appels de note; les notes elles-mêmes — commentaires, prolongements, etc. — sont placées en fin d’ouvrage. On sait donc qu’elles existent.

Puis, à la suite de ces premières notes, d’autres apparaissent, dont l’existence n’est nulle part annoncée (aucun appel de note n’y renvoie). Elles donnent les sources de toutes les citations du texte.

Les premières s’adressent à tous les lecteurs. Les secondes, aux spécialistes. Avantage incontestable : cela allège considérablement le texte.

(Question : comment cela est-il mis en pages dans la version numérique du livre ?)

Soit Diderot ou le bonheur de penser, la biographie de Denis Diderot rédigée par Jacques Attali. L’appareil des notes est pléthorique. Exemple :

L’abus de l’appel de note chez Jacques Attali

Pléthorique ? C’est un euphémisme : comme s’il avait peur de se faire accuser de plagiat, Attali empile les appels de notes les uns sur les autres, jusqu’au ridicule. L’exemple ci-dessus est un parmi des centaines.

L’appareil des notes est donc pléthorique, mais largement inutile. Pourquoi ? Parce que les appels ne renvoient pas à proprement parler à une note, mais à un numéro de la bibliographie (par exemple, le numéro 450 est une édition de 1899 [?!] des Confessions de Jean-Jacques Rousseau). On ne sait pas à quelle page, à quelle partie, à quel chapitre, à quel article, cela devrait mener. Vous voulez savoir à quel(s) passage(s) des Confessions Jacques Attali fait allusion ? Allez les lire. L’auteur n’est pas là pour vous.

[Si si, l’Oreille tendue vous l’assure : il y a des gens que cela intéresse.]

P.-S. — Pour entendre l’Oreille tendue commenter le livre de Jacques Attali à la radio de Radio-Canada, on clique ici.

 

[Complément du 3 janvier 2013]

Un collègue de l’Oreille lui a raconté avoir assisté jadis à un colloque où une communication était présentée par deux personnes : l’une faisait le texte, l’autre les notes. L’Oreille regrette tous les jours de ne pas avoir été là.

 

[Complément du 30 mai 2016]

Pour entendre l’Oreille tendue commenter le livre de D.T. Max à la radio de Radio-Canada, on clique ici.

 

Références

Attali, Jacques, Diderot ou le bonheur de penser. Biographie, Paris, Fayard, coll. «Biographie», 2012, 512 p. Ill.

Max, D.T., Every Love Story Is a Ghost Story. A Life of David Foster Wallace, New York, Viking, 2012, 309 p.

Autopromotion 049

Jacques Attali, Diderot ou le bonheur de penser, 2012, couverture

L’Oreille tendue sera aujourd’hui, de 13 h à 14 h, à l’émission Plus on est de fous, plus on lit ! de la radio de Radio-Canada pour parler de la biographie de Diderot par Jacques Attali (2012). Rediffusion ce soir entre 20 h et 21 h.

 

[Complément du 20 décembre 2012]

On peut (ré)entendre l’entretien ici [lien corrigé].

 

Référence

Attali, Jacques, Diderot ou le bonheur de penser. Biographie, Paris, Fayard, coll. «Biographie», 2012, 512 p. Ill.