Actualité numérique de Voltaire

Il y a quelques mois, l’Oreille tendue découvrait, grâce à Nicholson Baker, que des citations de Voltaire apparaissent dans le jeu vidéo Modern Warfare 2.

La semaine dernière, par un tweet de @BillydeMtlCity, découverte semblable, dans un autre jeu, inFamous : «mais, dans le calme, il est coupable de tout le bien qu’il ne fait pas» (le Siècle de Louis XIV, ch. VI, édition de René Pomeau, 1957, p. 685).

On n’arrête pas le progrès.

 

[Complément du 11 juin 2020]

L’Oreille a repris ce texte, sous le titre «Les manettes de François-Marie», dans le livre qu’elle a fait paraître au début de 2020, Nos Lumières.

 

Références

Baker, Nicholson, «Annals of Technology. Painkiller Deathstreak. Adventures in Video Games», The New Yorker, 86, 23, 9 août 2010, p. 52-59.

Melançon, Benoît, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.

Voltaire, Œuvres historiques, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 128, 1957, 1813 p. Édition présentée, établie et annotée par René Pomeau.

Méfions-nous

Derrière les apparences se cachent parfois des choses troubles. Les journaux ne cessent de le répéter : là, c’est sombre.

«Le côté sombre de l’art public» (la Presse, 3 décembre 2011, cahier Arts, p. 20).

«Le côté sombre de Bobby Hull» (la Presse, 15 octobre 2011, cahier Sports, p. 3).

«Le côté sombre d’une grande actrice» (la Presse, 24 février 2011, cahier Arts et spectacles, p. 10).

«Le côté sombre de l’Ohio» (la Presse, 30 juillet 2010, cahier Arts et spectacles, p. 1).

«Le côté sombre d’une victoire» (le Devoir, 3 novembre 2009, p. A3).

«Le côté sombre du modèle» (la Presse, 6 décembre 2003, cahier Plus, p. 3).

«Le côté sombre de l’assiette» (la Presse, 20 juin 2009, cahier Cinéma, p. 6).

«Le côté sombre des Golden Globes» (la Presse, 21 janvier 2004, cahier Arts et spectacles, p. 1).

«Le “côté sombre” des nouvelles technologies» (la Presse, 15 mai 2006, cahier Auto, p. 5).

«Le côté sombre des nouvelles technologies» (le Devoir, 6 mai 2002).

«Le côté sombre de Stephen Harper» (le Devoir, 9 décembre 2008, p. A8).

Mais il n’y a pas que sombre. Il y a aussi obscur, négatif ou noir.

«Le côté obscur du cœur» (le Devoir, 21-22 août 2010, p. E7).

«Le côté obscur de Herbert Black» (la Presse, 26 novembre 2005, cahier Affaires, p. 1).

«Le côté obscur de Miami» (le Devoir, 29-30 juillet 2006, p. E5).

«Le côté obscur de Wall Street» (le Devoir, 15 septembre 2003).

«Le côté obscur de l’internet» (la Presse, 15 février 2010, cahier Affaires, p. 3).

«Le côté négatif de l’embourgeoisement» (la Presse, 21 novembre 2004, cahier Plus, p. 3).

«Le côté noir des femmes» (la Presse, 8 mars 2002).

Ce n’est pas rassurant tout ça.

Continuons le combat

Chantal Rittaud-Hutinet, Parlez-vous français ?, 2011, couverture

En 1988, Marina Yaguello faisait paraître son Catalogue des idées reçues sur la langue. Vingt-trois ans plus tard, voici Parlez-vous français ? Idées reçues sur la langue française de Chantal Rittaud-Hutinet.

De ces idées reçues, il y en a quatorze, regroupées en quatre parties : «Le “bon français”», «Les usagers», «Langue et histoire» et «Norme et variétés». On y trouve des intitulés de chapitres tels «L’ordre des mots est : sujet-verbe-complément», «Les mots à la mode envahissent la langue française», «Autrefois, on savait le français !» ou «Il n’y a qu’à Paris qu’on n’a pas d’accent». Voilà les lieux communs à démonter.

Sur cette structure se greffent des encadrés et des annexes. Si certains encadrés sont particulièrement utiles — «À quoi sert la linguistique ?» (p. 36-38), «Le français vu par les Français» (p. 76), «L’Académie française» (p. 81) —, toutes les annexes n’ont pas le même intérêt. Le «Glossaire» contient des mots d’usage commun, pour lesquels aucune définition n’est nécessaire, mais aussi des termes spécialisés; il peut donc être utile. «Pour aller plus loin» est une courte bibliographie commentée; là encore, cela est justifié. En revanche, «Les sons et leurs différentes graphies» et «Piège de la langue française : l’accord du participe passé» ne paraissent avoir été retenus que pour faire la démonstration, une fois de plus, que les supposées «règles» de la langue française sont d’une incohérence qui défie parfois l’entendement. (Cette incohérence s’explique : «toutes les langues ayant une longue histoire présentent un système non homogène» [p. 127].) De la section «Enseigner le français langue étrangère», on aurait pu faire l’économie.

L’auteure est une spécialiste de l’oralité et de l’enseignement du français langue étrangère. Sans plaider «pour un laisser-faire illimité, pas plus que pour une réglementation féroce» (p. 10), elle décrit, explique, commente, met en contexte, ce qui vaut beaucoup mieux que les déclarations d’amour et les impressions linguistiques. Elle «n’a pas vocation à donner des leçons ni des recettes» (p. 26), même si elle n’apprécie pas le discours des «censeurs» (p. 16). Elle est sensible aux situations d’énonciation et à ce qui les distingue : oral / écrit, cadre formel / cadre informel, expression préparée / expression «spontanée» (mais elle montre que ce qui est en apparence spontané est toujours préparé [p. 19]). Ses exemples sont bien choisis : ils proviennent des médias aussi bien que de la littérature. (L’Oreille tendue sait reconnaître une oreille tendue quand elle en rencontre une.) «Forwardé» vous dérange ? Allez lire l’analyse proposée p. 114-115.

Le chroniqueur du Devoir, dans sa recension de l’ouvrage (5 novembre 2011, p. F4), écrivait : «L’essai de Chantal Rittaud-Hutinet, qui n’évoque toutefois pas la situation québécoise comme telle, vient donc mettre un peu de rigueur scientifique dans une discussion qui en manque singulièrement.» En effet, la «rigueur scientifique» est au rendez-vous, mais la «situation québécoise», si elle n’est pas étudiée «comme telle», n’est pas absente du propos. Il est question de l’«inventivité [canadienne] en matière de langage» (p. 52), et des variétés lexicales (p. 105 et p. 119) et phonétiques (p. 139) du Québec. Cela étant, il est vrai que sur une question comme celle de la féminisation (p. 101-102) une réflexion sur l’expérience québécoise aurait pu nourrir la discussion.

Quelles conclusions retenir de la lutte de Chantal Rittaud-Hutinet contre les préjugés ? Que le «rêve […] d’un français unique» est «utopique» (p. 112). Qu’en matière de langue, «la diversité est la seule réalité» (p. 116), malgré ce que l’on entend et lit trop souvent en France :

la vision uniformiste du français conserve en France une extension et une ampleur toutes particulières; plus que nulle part ailleurs, on y est convaincu que la pluralité est néfaste, et que l’état idéal d’une langue est de n’avoir qu’un seul visage (p. 116).

Que, «face aux nouveautés langagières, le seuil de tolérance varie selon les personnes» (p. 128). Que le français est une langue comme les autres :

L’évolution n’est nulle part un long fleuve tranquille. Toutes les langues sont semblables sur ce point, et le français n’a donc rien d’original dans ses irrégularités (p. 127).

Roboratif.

P.-S. — Dans la même collection, il existe un fort bien fait petit livre sur l’Édition (2009). L’Oreille tendue l’a prêté à son éditeur; elle ne l’a jamais revu.

 

Références

Legendre, Bertrand, l’Édition, Paris, Éditions Le cavalier bleu, coll. «Idées reçues», 2009, 126 p.

Rittaud-Hutinet, Chantal, Parlez-vous français ? Idées reçues sur la langue française, Paris, Le cavalier bleu éditions, coll. «Idées reçues», 2011, 154 p. Ill.

Yaguello, Marina, Catalogue des idées reçues sur la langue, Paris, Seuil, coll. «Points», série «Point-virgule», V61, 1988, 157 p.

Exercice d’admiration : Diderot, Jobs, Gladwell

Walter Isaacson, Steve Jobs, 2011, couverture

Quelque part durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans le Neveu de Rameau, Diderot s’interroge sur ce que la postérité retient des grands hommes. Il fait dialoguer ses personnages, Moi et Lui, au sujet du dramaturge Jean Racine. Les termes de l’alternative sont les suivants :

Lequel des deux préféreriez-vous ? ou qu’il eût été un bonhomme […]; faisant régulièrement tous les ans un enfant légitime à sa femme, bon mari; bon père, bon oncle, bon voisin, honnête commerçant, mais rien de plus; ou qu’il eût été fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant; mais auteur d’Andromaque, de Britannicus, d’Iphigénie, de Phèdre, d’Athalie (éd. de 1984, p. 22-23).

Pour le dire autrement : un génie, les yeux tournés vers le futur, peut-il faire peu de cas, non seulement de ses contemporains, mais de ses proches ?

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Qui lit l’éclairante biographie de Steve Jobs par Walter Isaacson (2011) se trouve confronté précisément à la même question.

Dans sa vie professionnelle, Jobs (1955-2011) a bouleversé, sinon révolutionné, les mondes de l’informatique personnelle (d’abord et avant tout avec le Macintosh, mais aussi avec le iPad), du film d’animation (chez Pixar), de la musique (par la conjugaison iTunes / iPod), de la téléphonie (grâce au iPhone).

Comment y est-il parvenu ?

En concevant des produits dont les consommateurs ne savaient pas encore qu’ils en auraient un jour besoin. Pour lui, il fallait prévoir à long terme et non seulement réagir au contexte immédiat. Voilà pourquoi il citait cette phrase du joueur de hockey Wayne Gretzky : «Skate where the puck’s going, not where it’s been» (Patinez là où va la rondelle, pas où elle était). Sa créativité dépendait de sa capacité à imaginer.

En défendant bec et ongles un principe, celui de l’intégration totale du matériel (hardware), du logiciel (software) et du système d’exploitation (operating system). Ce que la société Apple mettait en marché était, par définition, peu hospitalier. La plupart des entreprises concurrentes, au premier rang desquelles Microsoft, jouaient la carte de l’ouverture et de la collaboration. Pas Jobs, qui fuyait comme la peste ce qui risquait, selon lui, de dénaturer ses produits.

En apportant une attention folle au détail : la teinte de bleu du iMac de 1998, la forme de la tête d’une vis, l’intérieur des ordinateurs, qu’il jugeait aussi important que l’extérieur. Il aimait raconter une leçon apprise de son père : il faut apporter autant de soin à la partie invisible d’un meuble qu’aux autres. Jonathan Ive, le designer des produits Apple depuis la fin des années 1990, partage la même obsession.

En tirant le plus — généralement, le meilleur — de ses collaborateurs, mais en les rudoyant, en les trompant, en les poussant dans leurs ultimes retranchements. Diderot disait «fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant». On trouverait des exemples de chacun de ces comportements dans le portrait que fait Isaacson de Jobs. Il faudrait encore ajouter impatient, égocentrique, grossier, mesquin. Cette biographie est aussi une théorie d’horreurs.

(Le biographe ne cache rien de ces horreurs, sans leur donner la première place dans son récit ni essayer de leur trouver une explication psychologique. Parmi celles qu’il rapporte, le fait que Jobs ait été un enfant adopté est souvent évoqué. Chrisann Brennan, la mère de la première fille de Jobs, affirmait par exemple que son adoption l’avait laissé «full of broken glass» [plein de verre brisé].)

Qui l’histoire retiendra-t-elle, le génie charismatique ou l’invectiveur puéril ?

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Malcolm Gladwell a un sens du récit journalistique absolument fabuleux. Lisez les sept premiers paragraphes de «Something Borrowed», son texte sur le plagiat. Mettez en parallèle le sort du père et du fils dans «Wrong Turn», quand il étudie la question de la sécurité routière aux États-Unis. Ou interrogez-vous avec lui sur la qualité principale de Steve Jobs, dans le compte rendu qu’il vient de faire paraître du livre d’Isaacson dans les pages du New Yorker.

Dans les quatre premiers paragraphes, il présente des anecdotes tirées de l’«enthralling new biography of the Apple founder». Puis, son texte change complètement de direction : «One of the great puzzles of the industrial revolution is why it began in England.» Pourquoi, se demande Gladwell, la révolution industrielle a-t-elle débuté en Angleterre ? On vient de passer d’une «captivante biographie» («enthralling […] biography») à une énigme historique («One of the great puzzles»). S’il pose pareille question, c’est, bien sûr, qu’il a la réponse. La révolution industrielle a commencé en Angleterre, car on y trouvait un grand nombre d’artisans particulièrement habiles à perfectionner («tweak») les machines existantes pour les rendre de plus en plus performantes. Ces artisans étaient des «tweakers». Jobs était leur digne descendant, voire l’incarnation ultime de cette façon de créer, d’où le titre de l’article, «The Tweaker».

(Gladwell n’a pas simplement le sens du récit. Il a aussi un flair phénoménal pour découvrir l’article scientifique qui va exactement dans le sens de sa réflexion. Ici, il s’agit d’un article de deux économistes, Ralf Meisenzahl et Joel Mokyr.)

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À la fin de son livre, Walter Isaacson résume la personnalité de Jobs en une formule : «Was he smart ? No, not exceptionally. Instead, he was a genius.» Au lieu d’être simplement «smart» (intelligent / futé / malin / astucieux / habile — rayez les mentions inutiles, s’il y en a), c’était un génie. Lui et Gladwell s’entendent là-dessus. Ils s’entendent tout autant sur la façon d’être de Jobs avec les autres, cette brusquerie qui confinait fréquemment à la brutalité. Aucun des deux ne tranche la question de Diderot : «Lequel des deux préféreriez-vous ?».

 

Références

Diderot, Denis, le Neveu de Rameau. Satires, contes et entretiens, Paris, Librairie générale française, coll. «Le livre de poche», 5925, 1984, 414 p. Édition établie et commentée par Jacques et Anne-Marie Chouillet.

Gladwell, Malcolm, «Wrong Turn. How the Fight to Make America’s Highways Safer Went off Course», The New Yorker, 11 juin 2011.

Gladwell, Malcolm, «Something Borrowed. Should a Charge of Plagiarism Ruin your Life ?», The New Yorker, 22 novembre 2004.

Gladwell, Malcolm, «The Tweaker. The Real Genius of Steve Jobs», The New Yorker, 14 novembre 2011.

Isaacson, Walter, Steve Jobs, New York, Simon & Schuster, 2011. Édition numérique.

Meisenzahl, Ralf et Joel Mokyr, «The Rate and Direction of Invention in the British Industrial Revolution : Incentives and Institutions», The National Bureau of Economic Research, NBER Working Paper No. 16993, avril 2011.

Enquête diderotienne

Denis Diderot, timbre commémoratif

[Ô Lecteur, sache que la longue entrée qui suit est surtout destinée aux amateurs de littérature française du XVIIIe siècle et d’érudition. Tu auras été prévenu.]

Le 27 octobre 2011, le site HistoBook, sous la signature de Pierre-Olivier (sans nom de famille), publiait un texte intitulé «[Inédit] Diderot répond à un lecteur mécontent de l’Encyclopédie, 1757».

Première constatation : le texte de la lettre — les mots de Diderot —, cela n’est pas inédit. On trouve ce texte dans le deuxième volume de l’édition Roth de la Correspondance de Diderot (1956, p. 26-27), de même que dans le cinquième volume de l’édition Versini des Œuvres (1997, p. 70-71). Il est commenté par de nombreux spécialistes et biographes, par exemple Arthur M. Wilson (1985, p. 236-237).

Il faut pourtant aller au-delà de cette première constatation.

Pour Roth et pour Versini, cette lettre est destinée au médecin genevois Théodore Tronchin. Pour HistoBook, il s’agirait plutôt de Jacques François De Luc. On suppose — le site ne le dit pas — qu’il s’agit de l’auteur des Remarques sur le Paragraphe de l’article Genève dans l’Encyclopédie qui traite de la Comédie et des Comédiens (1758). La lettre de Diderot a été annotée. Ce serait par le petit-fils de ce Jacques François De Luc («Je suppose que cette lettre a été adressée à mon grand-père Jacques François De Luc»); le site ne donne pas le nom de ce petit-fils. (Il est brièvement question de l’auteur des Remarques chez Henri Gouhier, dans Rousseau et Voltaire, p. 134-135.)

Compliquons un peu les choses, cette fois-ci sur le plan des archives. Laurent Versini se contente de dire que «les lettres à Tronchin [sont] à la bibliothèque de Genève» (p. XVIII). Georges Roth présente les choses plus précisément, et démontre dans le même temps que le texte n’est pas inédit : «Sources : Orig. autogr. Bibliothèque de Genève, Archives Tronchin, vol. 167 fol. 325; publiée (avec des altérations) dans La Réformation au XIXe siècle, Genève, 1845, I, 195; et, d’après l’original, par A. Delattre, Correspondance de Voltaire avec les Tronchin, 1950, Lettre 296, Paris)» (p. 26 n. 1). Dans HistoBook, on lit : «Ce document provient de la collection Claude Roulet. Merci de mentionner histobook.fr en cas de publication.» Rien n’est dit de cette collection.

Une dernière observation, histoire de ne pas faire plus simple. Sur le site d’HistoBook, la lettre de Diderot est reproduite en mode image et son texte est transcrit. On peut donc la comparer avec les versions publiées. Si on laisse de côté les choix éditoriaux des uns et des autres — ponctuation normalisée ou conservée en l’état, orthographe modernisée ou pas, etc. —, qu’en est-il des différences entre les textes ?

HistoBook a fait quelques erreurs de transcription. Il faut «du premier mérite» et pas «de premier mérite», et «au lieu» en place de «au lien». Roth et Versini ont «Je n’ai aucune part à l’article Genève. Je n’y entre pour rien, ni comme auteur, ni comme éditeur»; HistoBook donne «Je n’ai aucune part à l’article Genève. Je n’y entre complètement rien, ni comme auteur, ni comme éditeur.» C’est une faute de transcription (on a mis «complètement» au lieu de «pr», l’abréviation de «pour»). De même, Diderot n’écrit pas «de la multitude», mais «ds [dans] la multitude». Il manque le «y» dans «ce que vous y trouverez d’obligeant et de vrai».

À certains moments, les versions de Roth et Versini, et d’HistoBook diffèrent. On lit chez Roth et Versini «J’espère que des hommes aussi équitables dans leurs jugements et aussi modérés dans leurs procédés, auront égard à cette différence, et n’attacheront pas une idée défavorable, un sens odieux à un mot inconsidéré»; HistoBook a une virgule à place du premier «et», ce qui est fidèle à la reproduction en mode image. Deux verbes ne sont pas conjugués au même temps : «trouvez» (Roth, Versini) / «trouverez» (HistoBook); «auroi», donc «aurai» (Roth, Versini) / «aurois» (HistoBook). HistoBook contient «des gens d’honneur», là où les autres éditeurs proposent «les gens d’honneur». Diderot met le verbe «croire» à la troisième personne au lieu de la première («moi […] qui en croit»); Roth et Versini le corrigent.

Récapitulons. À quelques détails près, deux lettres identiques; deux lieux de conservation potentiels; un destinataire sur lequel on ne s’entend pas.

Qui voudrait mener l’enquête sur cette lettre devrait se poser un certain nombre de questions.

Il faudrait faire une visite à la bibliothèque de Genève. L’«original autographe» dont parle Georges Roth y est-il ? Sinon, où est-il passé ? Si oui, la transcription des éditeurs de la Correspondance et des Œuvres est-elle fiable ? La question se pose. En 1970, Jean-Daniel Candaux, qui travaillait alors sur des documents de François Tronchin, non de Théodore, écrivait ceci :

L’intérêt des pièces contenues dans ce dossier n’a pas échappé aux spécialistes de Diderot : M. Georges Roth a transcrit toutes celles dont Diderot était l’auteur ou qui lui étaient adressées. Il les a insérées ensuite dans son édition de la Correspondance, non sans commettre à plusieurs reprises de fâcheuses erreurs d’identification, de datation et de lecture (p. 14).

Il faudrait ensuite découvrir ce que c’est que cette «collection Claude Roulet», notamment pour comprendre comment la lettre du 30 décembre 1757 y a abouti.

Une fois menées ces deux opérations, il serait possible de comparer les deux autographes — si tant est qu’il y en ait deux.

On pourrait alors reprendre sur de nouvelles bases la discussion sur le destinataire de la lettre : Tronchin ou De Luc ? Il n’est d’ailleurs pas du tout impossible qu’il y ait deux lettres (quasi identiques) pour deux destinataires. Diderot a pratiqué la chose, pour Grimm et Sophie Volland, par exemple.

Bref, il y a de quoi mettre un limier sur l’affaire, afin de démêler ce qui est inédit de ce qui ne l’est pas. Ce ne sera pas l’Oreille tendue. Quelqu’un est preneur ?

P.-S. — Confession : sur Twitter, le lien vers le site d’HistoBook et sa lettre «inédite» a beaucoup circulé, y compris par le compte de l’Oreille tendue. Celle-ci aurait peut-être eu intérêt à attendre.

 

[Complément du 13 décembre 2011]

Un nouvel article du site HistoBook revient sur cette lettre le 12 décembre 2011.

 

[Complément du 28 septembre 2012]

Les divers échanges autour de cette entrée du blogue ont mené à la rédaction d’un court article par l’Oreille tendue :

Melançon, Benoît, «Diderot, Tronchin et Internet», Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 47, 2012, p. 325-330. https://doi.org/10.4000/rde.4955

 

[Complément du 24 novembre 2012]

Selon les résultats d’une étude publiée en novembre 2012, un très grand nombre de tweets contenant un lien sont retweetés sans que le retweeteur ait cliqué sur le lien, donc sans avoir pris connaissance de son contenu…

 

Références

Candaux, Jean-Daniel, «Le manuscrit 180 des Archives Tronchin : inventaire critique et compléments à la correspondance de Diderot», Dix-huitième siècle, 2, 1970, p. 13-32.

Diderot, Denis, Correspondance, Paris, Éditions de Minuit, 1955-1970, 16 vol. Éditée par Georges Roth, puis par Jean Varloot.

Diderot, Denis, Œuvres. Tome V. Correspondance, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1997, xxi/1468 p. Édition établie par Laurent Versini.

Gouhier, Henri, Rousseau et Voltaire. Portraits dans deux miroirs, Paris, Vrin, coll. «Bibliothèque d’histoire de la philosophie», 1983, 480 p.

Wilson, Arthur M., Diderot. Sa vie et son œuvre, Paris, Laffont-Ramsay, coll. «Bouquins», 1985, 810 p. Traduction de Gilles Chahine, Annette Lorenceau et Anne Villelaur. Édition originale : 1957 et 1972.