Ah ! Les jeunes !

Le discours commun le dit depuis au moins vingt-cinq siècles : «Le niveau baisse.» (C’est un peu plus compliqué que cela.) Les premiers coupables de cette constante dégénérescence seraient les jeunes (qui que soient «les jeunes»). Ce serait particulièrement le cas en matière d’écriture et de langue.

Dans la livraison du 5 avril 2014 de l’émission radiophonique Place de la toile, ci-devant diffusée sur France Culture, Élisabeth Schneider, qui a consacré une thèse à ce sujet, démonte ces idées reçues à partir d’une étude des «usages de l’écrit de lycéens» français. Elle aborde le numérique (SMS, Facebook), mais pas que.

En vrac (et en oubliant plein de choses passionnantes)…

«Les jeunes» n’ont jamais autant écrit.

«Les jeunes» ont une réflexion sur leurs modes d’écriture.

L’écriture numérique des «jeunes» influence — continuité, contamination — leur écriture papier.

L’écriture papier des «jeunes» influence — bis — leur écriture numérique.

«Les jeunes» pratiquent l’«écriture de soi».

«Les jeunes» font parfaitement la distinction entre la langue qu’ils utilisent dans les situations informelles entre eux et la langue exigée socialement, notamment par l’école. Cette remarque, fondée sur une étude du Centre national de la recherche scientifique qu’elle cite brièvement en fin d’émission (celle-ci peut-être ?), rejoint les conclusions de David Crystal (2008) et d’Anaïs Tatossian (2010).

À écouter ici.

P.-S. — «Les jeunes» se soumettent volontiers à l’«effet Cyrano» (écrire pour un autre). Rostand au goût du jour.

 

[Complément du 5 janvier 2015]

La Presse+ du 1er janvier 2015 présente les services d’«assistance à la séduction» de Guillaume Dumas du site Datective.ca : «“Tout le monde est pareil sur ces sites. Il faut savoir se démarquer. Comprendre ce qui fait rire les femmes, moi, je fais ça 40 heures par semaine, alors c’est sûr que j’ai un peu d’avance !”, poursuit cet “aspirant Cyrano” du web.»

Cyrano sur le Web

 

Références

Bernicot, J., A. Goumi, A. Bert-Erboul et O. Volckaert-Legrier, «How do Skilled and Less-Skilled Spellers Write Text Messages ? A Longitudinal Study», Journal of Computer Assisted Learning, 17 mars 2014. http://onlinelibrary.wiley.com/enhanced/doi/10.1111/jcal.12064/

Clément-Schneider, Élisabeth, «Économie scripturale des adolescents : enquête sur les usages de l’écrit de lycéens», Caen, Université de Caen, thèse de doctorat, octobre 2013, 503 p. http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00911228

Crystal, David, Txtng : The Gr8 Db8, Oxford, Oxford University Press, 2008, 256 p. Ill.

Tatossian, Anaïs, «Les procédés scripturaux des salons de clavardage (en français, en anglais et en espagnol) chez les adolescents et les adultes», Montréal, Université de Montréal, thèse de doctorat, novembre 2010, xxviii/214 p. https://doi.org/1866/6843

Nouvelles du vivier scolaire

Périodiquement, l’Oreille tendue mène des enquêtes scientifiques dans les cours d’école montréalaises, histoire de suivre l’évolution du parler jeune. De ses plus récents sondages (n = 1), elle tire deux observations.

L’apocope est toujours aussi utilisée : dèg (pour dégueulasse) ou peurf (pour perfect, parfait).

Un nouvelle expression, du moins pour l’Oreille, se fait ouïr : sauce (ou, c’est pareil, tu dis de la sauce). Le mot, surtout populaire de la première à la troisième secondaire, aurait trois significations :

mentir (—Mon père est une vedette de la blogosphère. —Sauce !);

dire n’importe quoi (—Je suis une vedette de la blogosphère. —Tu dis de la sauce !);

ne pas avoir rapport (—J’ai regardé le match hier. —Le gardien est une vedette de la blogosphère. —Sauce !).

À votre service.

Non, pas du tout

L’autre jour, sur Twitter, l’Oreille tendue énumérait les traits du «lexique indispensable du Montréalais de 11 ans (du moins dans NDG)» :

Sérieux ?
Avoue
Super de + adjectif.
Shit !

Une publicité télévisée qui tourne actuellement a rappelé à l’Oreille une expression à ajouter à cette liste : tu me niaises (! / ?).

(Un restaurateur chinois a tout fait pour attirer la clientèle et il est découragé par l’offre imbattable d’un concurrent. Il explique cela à sa femme en chinois, qui lui répond dans la même langue. En sous-titre : «Tu me niaises !»)

L’expression marque l’incrédulité. Synonyme : tu te fous de ma gueule.

On la prononce d’au moins trois façons. Exclamative : Tu me niaises ! Interrogative : Tu me niaises ? Détachée : Tu me ni ai ses.

 

[Complément du 27 février 2016]

Il y a une gradation dans la niaiserie :

 

[Complément du 15 janvier 2021]

Littérairement et interrogativement, existe en au moins deux formes : «Tu me niaises ?» (Françoise en dernier, p. 137); «Tu me niaises-tu ?» (Chienne(s), p. 81)

 

Références

Grenier, Daniel, Françoise en dernier. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 16, 2018, 217 p.

Milot, Marie-Ève et Marie-Claude St-Laurent, Chienne(s), Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 25, 2020, 155 p. Ill. Suivi de «Contrepoint. Cachez ce cerveau que je ne saurais voir» par Catherine Lord.

T’es mort

Soit, en français, le mot dead.

Quelque chose est out : c’est dead.

«Depuis Duchamp, [la peinture] c’est dead» (l’Écorchée vive, p. 182).

Vous clouez le bec à quelqu’un : vous le laissez dead.

«il l’a dead (i.e., laissé sans mot)» (@profenhistoire).

Il faut être attentif à la vie de la langue.

 

[Complément du 30 septembre 2019]

Le mot dead est toujours en vie. «J’ai dead la game», déclarait ainsi à son père le fils cadet de l’Oreille tendue après son match de football de vendredi dernier. Traduction : il avait dominé la partie. Ça se défend.

 

Référence

Legendre, Claire, l’Écorchée vive, Paris, Grasset, 2009, 249 p.