Relire Cherokee

Jean Echenoz, Cherokee, 1983, couverture

Relire Cherokee (1983) de Jean Echenoz (presque) trente ans après sa parution ?

C’est retrouver des zeugmes.

«La voyante posa sur lui un regard attendri, sur ses jambes un plaid […]» (p. 12).

Cela lui donnait «une allure confuse de souteneur et de petit déjeuner» (p. 32).

Marguerite-Elie Ferro était doté «de soixante-huit ans et d’un énorme capital» (p. 43).

Georges Chave, à la Bibliothèque nationale, rue de Richelieu, «consulta toutes sortes de fichiers, à la recherche d’ouvrages traitant de l’émigration française en général, bas-alpine au Mexique et au XIXe siècle en particulier […]» (p. 60).

C’est retrouver des chiens absents, même si, en apparence, dans l’intrigue, l’animal le plus important semble être un perroquet, en l’occurrence Morgan.

«Georges entra : cela sentait fort le chien, ou plutôt les chiens, dont au moins un mouillé. Mais il n’y avait pas de chien, pas plus que de volaille dans le poulailler ruiné qu’étayait un mur tout au fond du jardin» (p. 18).

(Jean Echenoz, qui n’aime pas les pigeons, ces «rats de l’espace» [p. 168], a un faible pour les chiens.)

C’est retrouver des antimétaboles (à distance).

«Il y avait des vents, des peaux, des cordes, des panoplies de saxophones rangés par ordre décroissant comme des outils, et puis un piano dans le fond, un crapaud coréen» (p. 26).

«Entre les deux courait un établi bardé d’étaux, d’outils, de tout ou partie de moteurs, de caissons gras contenant des pièces, de bidons bouchés par des chiffons noirs, de panoplies de clefs fixées au mur par ordre décroissant comme des saxophones parmi plusieurs calendriers de l’année en cours, qu’illustraient des photographies de femmes déshabillées dans des voitures décapotées» (p. 124).

C’est retrouver la perfection (circulaire) d’un paragraphe qui commence par «Entrons» et se clôt sur «sortons» (p. 243).

C’est retrouver d’étonnants portraits.

«La dame qui vint ouvrir n’avait plus sa jeunesse mais elle était bien belle, droite, ferme et fardée, avec un sourire émouvant. Elle avait un visage de bonne fée incestueuse, comme le portrait-robot établi par un homme qui voudrait décrire à la fois Michèle Morgan et Grace Kelly à cinquante-cinq ans, cet homme étant Walt Disney. Elle portait un tailleur Chanel couleur zinc, un corsage gris et léger comme une fumée et un énorme collier en or» (p. 27-28).

«Georges examina l’intrus, le trouva de carrure avantageuse et de peau très blanche, avec des cheveux blonds très clairs et des yeux bleus très pâles, comme si on l’avait longuement plongé dans l’eau de Javel. Il avait l’air d’un ange haltérophile trop précocement sevré, trop souvent reclus dans le cabinet noir, avec un sourire triste d’ancien enfant de troupe. Il portait au poignet une grosse gourmette en métal blanc avec son prénom dessus» (p. 89-90).

«L’inconnu pouvait avoir quelque quarante ans, malgré ses yeux de trop jeune taupe que grossissaient des verres épais, malgré des rides se croisant sur son front, autour de ses yeux, reliant profondément les coins de sa bouche aux ailes de son nez. À armes encore inégales, le blanc disputait au roux la majorité de ses cheveux courts parmi lesquels luttaient aussi nombre d’épis multidirectionnels, comme une herbe rase soumise aux vents continentaux. À première vue, son visage et tout son corps semblaient agités de tics incessants, et puis non : c’était l’arrangement presque dissymétrique de ses membres qui produisait cette impression — quoiqu’il eût aussi quelques tics réels, mais pas tant que ça. Il portait un pantalon blanc et une chemise hawaïenne à manches courtes imprimée de palmiers, de skieurs nautiques vert pomme et jaune citron sur plans de topaze. Son sourire n’était pas arrogant mais plutôt résigné, et découvrait un chevauchement de dents mal implantées, battues d’épis à l’instar de sa chevelure, penchées en tous sens comme de vieilles pierres tombales» (p. 112-113).

C’est ne pas s’y retrouver dans l’intrigue, cette parodie de roman noir.

Relire Cherokee, bref, c’est se retrouver chez soi.

P.-S. — Il était temps : là, à côté, il y a dorénavant une catégorie «Echenoz».

 

Référence

Echenoz, Jean, Cherokee. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1983, 247 p.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Coupé, deux fois

Jo Nesbø, l'Homme chauve-souris, 2012, couverture

On l’a dit : qui consomme, au Québec, peut soit encourager le capitalisme (Je consomme beaucoup) soit avoir des problèmes de toxicomanie (Je consomme beaucoup). Dans le second cas, il s’agit d’une forme d’apocope : au lieu de consommation de drogue / d’alcool / etc., on dit tout simplement consommation.

Les traducteurs de Jo Nesbø, dans l’Homme chauve-souris, mettent «conso» pour «consommation» (p. 278).

Pour un Québécois, cela ressemble fort à une double apocope : consommation de drogue => consommation => conso.

 

Référence

Nesbø, Jo, l’Homme chauve-souris. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 366, 2012, 473 p. Traduction d’Élisabeth Tangen et Alex Fouillet. Édition originale : 1997.

Citations ponctuationnelles du jour, bis

Jacques Drillon, Traité de la ponctuation française, 1991, couverture

Le 2 novembre, l’Oreille tendue proposait quelques citations (empruntées) sur la ponctuation. Rebelote aujourd’hui, dont plusieurs en anglais. (L’Oreille remercie ses lecteurs pour leurs suggestions.)

Jo Nesbø, le Sauveur

«—C’est ça. Et tu es le bienvenu, frère.
Ce “frère” fut dit avec une légèreté infiniment naturelle, comme une ponctuation sous-entendue et donc à peine prononcée» (p. 84).

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«Can I let you in on a secret? Typing two spaces after a period is totally, completely, utterly, and inarguably wrong

Jacques Drillon, Traité de la ponctuation française

«On en dit plus sur soi en plaçant une virgule qu’en racontant son enfance ou ses perversions sexuelles — fussent-elles exquises.»

@Kurt_Vonnegut

«Do not use semicolons. They are transvestite hermaphrodites representing absolutely nothing. All they do is show you’ve been to college

@MrJeg57

«Mes 4e sont contents: j’autorise les points d’exclamat° ou d’interrogat° redoublés. Or l’an dernier, ma collègue l’interdisait formellement.»

@dancohen

«Surely we should have foreseen the long decline of Yahoo! when they refused to get rid of the exclamation point

«Du populisme en littérature», le Monde, 17 mars 2012

«Il est frappant que la liste des meilleures ventes d’essais de Livres hebdo, le magazine de la librairie, soit infectée de points d’exclamation. C’est le signe de ponctuation des populistes. Stéphane Hessel, qui pourrait bien être un faux gentil et un vrai cabot, est l’auteur d’un Indignez-vous ! qui nous donne un ordre depuis un an en tête des ventes. Son titre à injonction est imité par : Jacques Attali, Candidats, répondez !; Christine Lewicki, J’arrête de râler !; Julien Lepers, Les Fautes de français ? Plus jamais !; Marcel Rufo, Tiens bon !

Et bien sûr, quand on examine le sens des titres, le populisme est confirmé. Pureté de la langue; comptes réclamés à l’élection. Ce fou de Péguy savait au moins une chose, que les phrases exclamatives n’ont pas nécessairement besoin de point d’exclamation. Elles en restent aussi imposantes, et perdent en répulsion. On pourrait m’objecter le point d’exclamation comique de Max Jacob, mais je ne crois pas que Max Jacob, son humour et sa grâce soient le genre des réalistes.»

Gertrude Stein (via @desrosiers_j)

«Exclamation marks have the same difficulty and also quotation marks, they are unnecessary, they are ugly, they spoil the line

Baudelaire, épreuves des Fleurs du mal

«enlevez donc cette maudite virgule»

Gertrude Stein, bis (via @desrosiers_j, bis)

«…anybody can know that a question is a question and so why add to it the question mark

Mme Charrier-Boblet, la Ponctuation enseignée par la pratique, 1855, couverture

Références

Drillon, Jacques, Traité de la ponctuation française, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 177, 1991, 472 p.

Nesbø, Jo, le Sauveur. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 552, 2012, 669 p. Traduction d’Alex Fouillet. Édition originale : 2005.

La terminaison du jour

Jean-François Vilar, Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués, 1993, couverture

Ce ne sont pourtant pas les mots en -ade qui manquent en français. Le Petit Robert (édition numérique de 2010) en donne plus de 200.

On en invente néanmoins de nouveaux, et depuis longtemps.

Il neige ? @rdimatin parle de floconade.

Pour désigner les série télévisées américaines, Tonino Benacquista invente américanade (la Commedia des ratés, p. 98).

Les revues théâtrales de Gratien Gélinas mettaient en scène le personnage de Fridolin, d’où leur intitulé (Fridolinades).

En 1753, Morelly publie Naufrage des isles flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpai.

Dans un registre un brin différent, l’excellent Jean-François Vilar propose enculade (Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués, p. 157 et p. 283).

Il faut de tout pour faire un monde.

P.-S. — Au moment de mettre ce texte en ligne, l’Oreille tendue découvre l’existence du compte Twitter @wikinade.

 

Références

Benacquista, Tonino, la Commedia des ratés, Paris, Gallimard, coll. «Série noire», 2263, 1991, 242 p.

Vilar, Jean-François, Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués. Roman noir, Paris, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 1993, 475 p.

Les zeugmes du dimanche matin et de Jo Nesbø

Jo Nesbø, le Bonhomme de neige, 2008, couverture

«Harry s’installa au volant, dans le garage de l’Institut d’anatomie. Ferma la portière et les yeux, et essaya de penser de façon claire» (p. 530).

«Harry raccrocha et donna un tour de clé de contact tout en appelant Magnus Skarre de l’autre main. Skarre et le moteur répondirent presque simultanément» (p. 532).

Jo Nesbø, le Bonhomme de neige. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, traduction d’Alex Fouillet, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 575, 2008, 583 p. Édition originale : 2007.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)