Le temps qui passe

John Burdett, The Godfather of Kathmandu, 2010, couverture

Dans un livre pétillant d’abord paru en 1991, Daniel S. Milo s’est intéressé aux découpages du temps — ère, siècle, génération, indiction, etc. — et à leur histoire. On ne saurait trop recommander la lecture de Trahir le temps.

John Burdett, lui, vient de faire paraître le quatrième volume de la série des aventures de Sonchai Jitpleecheep, ce policier thaïlandais fort (trop ?) porté sur le bouddhisme. En mission à Katmandou, Sonchai connaît bibliquement la belle Tara. Comment mesure-t-il le temps passé avec elle ? «A full condom later, we were lying in each other’s arms» (p. 173).

Du préservatif (plein) comme montre : Milo n’avait pas prévu cela. On ne saurait le lui reprocher.

 

[Complément du 14 janvier 2013]

Autre unité de mesure : «de lourdes limousines Ambassador, de puissantes cylindrées Hindustani déchargeaient d’heure en heure les membres à jeun du Club avant de les rempocher ivres morts un litre ou deux plus tard» (les Grandes Blondes, p. 132).

 

Références

Burdett, John, The Godfather of Kathmandu. A Novel, New York, Alfred A. Knopf, 2010, 295 p.

Echenoz, Jean, les Grandes Blondes. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1995, 250 p.

Milo, Daniel S., Trahir le temps (histoire), Paris, Les Belles Lettres, coll. «Histoire», 1991, 270 p. Réédition : Paris, Hachette, coll. «Pluriel», 8819, 1997, 270 p.

Une weltanschauung dans un adjectif

D’une part, ses études. Ses cours de philosophie au cégep n’ont pas laissé à l’Oreille tendue les souvenirs attendus. Elle en retient cependant un mot, weltanschauung, la vision du monde. (À dix-huit ans, ça sonne fort.)

De l’autre, sa bible, le Dictionnaire Bordas. Pièges et difficultés de la langue française de Jean Girodet, plusieurs fois réédité depuis 1981. Elle y trouve ceci à l’entrée deuxième : «En principe, second doit s’employer quand il y a seulement deux éléments, deuxième quand il y en a plus de deux» (éd. de 1988, p. 237).

Seconde Guerre mondiale ou Deuxième Guerre mondiale ? L’Oreille choisit la seconde expression. C’est dire si elle est optimiste.

 

[Complément du 29 juillet 2014]

Tous les grammairiens ne s’entendent pas là-dessus, il est vrai : «L’usage a toujours ignoré ces raffinements (que Littré contestait déjà)» (le Bon Usage, douzième édition, § 581 b).

En revanche, écrit @fbon sur Twitter, «ts correcteurs édition respectent».

Le débat reste ouvert.

 

[Complément du 6 novembre 2015]

«Radio-Canada présente la seconde et dernière saison de Série noire», écrit en titre le quotidien le Devoir du 5 novembre 2015 (p. B9). Un puriste pourrait lui reprocher de faire dans le pléonasme.

 

[Complément du 6 novembre 2015]

Réponse du quotidien :

 

 

[Complément du 17 février 2019]

Pareille distinction existerait-elle en norvégien ? On peut se poser la question en lisant Police, de Jo Nesbø, traduit par Alain Gnaedig :

«Ah merde !» Arnold s’était penché en avant. «Et en troisième lieu ?»
Harry fit signe à Nina qu’il voulait l’addition.
«Est-ce que j’ai parlé d’un troisième lieu ?
— Tu as dit “deuxième”, et pas “second”, comme si tu n’avais pas terminé ton énumération.
— Il va falloir que je fasse plus attention au choix de mes mots» (p. 336).

 

[Complément du 9 mars 2024]

La narratrice du Roman d’Isoline (2024), de David Turgeon, se tâte :

je ne sais pas encore, Rebecca, si j’écrirai seconde au lieu de deuxième, je connais la règle (enfin je sais que ce n’est pas une règle à proprement parler) mais je ne sais pas

[…]

ce n’était pas une troisième réplique, c’était l’écho de la deuxième

la seconde, en l’occurrence (p. 80-81)

 

Références

Girodet, Jean, Dictionnaire Bordas. Pièges et difficultés de la langue française, Paris, Bordas, coll. «Les référents», 1988 (troisième édition), 896 p.

Grevisse, Maurice, le Bon Usage. Grammaire française, Paris-Gembloux, Duculot, 1986 (douzième édition refondue par André Goose), xxxvi/1768 p.

Nesbø, Jo, Police. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 762, 2014, 670 p. Traduction d’Alain Gnaedig. Édition originale : 2013.

Turgeon, David, le Roman d’Isoline, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 186, 2024, 196 p.

Citation venue du passé

Qiu Xiaolong, la Danseuse de Mao, 2008, couverture

«La base économique conditionne la superstructure idéologique…»

Quel âge a cette phrase ? Dans les faits, plusieurs décennies. Pour l’Oreille tendue, 35 ans. Elle la retrouve dans un polar sino-américain et elle a l’impression, évidemment fausse, de l’entendre comme si elle n’avait pas pris une ride.

Chacun est fait des strates de son passé linguistique.

 

Référence

Xiaolong, Qiu, la Danseuse de Mao. Une enquête de l’inspecteur Chen. Roman, traduction de Fanchita Gonzalez Batlle, Paris, Seuil, coll. «Points. Policier», P2139, 2008, 315 p., p. 9. Édition originale : 2007.

Du bon usage de l’italique

Annie Ernaux, la Place, éd. 1984, couverture

Il arrive souvent aux romanciers contemporains, pour ne prendre qu’eux, de marquer un langage, ou un niveau de langage, qui n’est pas le leur en mettant les mots de ce langage ou de ce niveau de langage en italique dans leur texte. Leurs motivations pour ainsi marquer leurs distances sont diverses.

Dans la Place (1983), Annie Ernaux a un usage particulièrement complexe de cet attribut typographique. Parfois, il sert à indiquer qu’un mot relève du patois (p. 28). Le plus souvent, il remplace la citation directe, généralement notée entre guillemets, pour donner aux propos rapportés une permanence plus grande. Cela est souvent lié à des sociolectes particuliers, à des niveaux de langage qui marquent l’appartenance de classe.

On avait tout ce qu’il faut, c’est-à-dire qu’on mangeait à notre faim […], on avait chaud dans la cuisine et le café, seules pièces où l’on vivait. Deux tenues, l’une pour le tous-les-jours, l’autre pour le dimanche (la première usée, on dépassait celle du dimanche au tous-les-jours). J’avais deux blouses d’école. La gosse n’est privée de rien. Au pensionnat, on ne pouvait pas dire que j’avais moins bien que les autres, j’avais autant que les filles de cultivateurs ou de pharmacien en poupées, gommes et taille-crayons, chaussures d’hiver fourrées, chapelet et missel vespéral romain (p. 56).

Chez Marie Darrieussecq, dans Truismes (1996), la répartition n’est pas moins complexe. D’un côté, la citation généralisable : «Je savais que la cliente n’avait jamais eu d’enfant, un client m’avait dit qu’elle était lesbienne, que c’était l’évidence même» (p. 22). De l’autre, le marquage d’un type de langage dont on pourrait dire qu’il est le langage autorisé, une sorte de prêt-à-parler idéologiquement déterminé (sans qu’il soit besoin de dire par quelle idéologie) : «Il y avait de la boue partout dans les rues à cause des averses de la veille et de la dégradation chronique de la voirie» (p. 82-83). Le langage de la pub, enfin : «J’étais toujours aussi fatiguée, ma tête était toujours aussi embrouillée, et le gel micro-cellulaire spécial épiderme sensible contre les capitons disgracieux de chez Yerling ne semblait même pas vouloir pénétrer» (p. 46). Entre la deuxième et la troisième catégorie, il est souvent difficile de faire la part des choses, comme sur tel panneau politique : «Edgar quelque chose, pour un monde plus sain» (p. 64).

(Le Michel Houellebecq des Particules élémentaires, en 1998, fait pareil, à longueur de page; voir, par exemple, p. 69-72.)

Dans un registre différent, le polar, Diane Vincent emploie l’italique pour souligner l’utilisation des mots de la langue populaire :

Au mieux, quelqu’un va nous mettre dans les pattes un bouc émissaire qui sera accusé de voies de fait ayant causé la mort, mais des témoins prétendront que le jeune Fred l’avait provoqué en le blastant sur un deal de dope (p. 174).

Le verbe blaster et le substantif deal sont en italique; ils viendraient de la langue populaire. Dope, en revanche, non. Problème, cependant, quelques lignes plus bas : «Je suis trop crevé pour te faire un compte rendu, mais si toi, tu as quelque chose, envoie, shoote» (p. 175). Pourquoi shooter — ici entendu au sens de parler tout de suite — n’a-t-il pas droit, lui, à l’italique ?

C’est bien le signe qu’il est difficile de départager, en matière de langue, ce qui est à soi et ce qui est aux autres.

 

Références

Darrieussecq, Marie, Truismes, Paris, P.O.L, coll. «Folio», 3065, 1998, 148 p. Édition originale : 1996.

Ernaux, Annie, la Place, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1722, 1994, 113 p. Édition originale : 1983.

Houellebecq, Michel, les Particules élémentaires. Roman, Paris, Flammarion, 1998, 393 p.

Vincent, Diane, Peaux de chagrins, Montréal, Triptyque, coll. «L’épaulard», 2009, 236 p.

Du minimalisme linguistique

Alessandro Baricco, Océan mer, 1998, couverture

Chez les uns, le geste est volontaire :

At the end of the afternoon, Freire, a researcher at the Carlos Éboli Institute of Criminology, called Espinosa. The two had entered the police force together — Espinosa as a detective and Freire as a researcher. Over the course of the two decades since then, they had become friends — a friendship that people who knew them found improbable, since Espinosa was a master of verbal elegance and Freire, for his part, eliminated all adjectives, adverbs, prepositions, pronouns, and such, employing in his speech only nouns and verbs. Currently, moreover, he was tending to eliminate verbs as well. So when Espinosa picked up the phone, all he heard was :

«Thirthy-eight».

Garcia-Roza, Luiz Alfredo, Blackout. An Inspector Espinosa Mystery, traduction de Benjamin Moser, New York, Henry Holt and Company, 2008, 243 p., p. 29. Édition originale : 2006.

Chez les autres, le même geste est imposé, par on ne sait qui :

Plasson avait ceci de curieux, quand il parlait : il ne finissait jamais ses phrases. Il n’arrivait pas à les finir. Il ne parvenait à la fin que si la phrase ne dépassait pas les sept, huit mots. Sinon, il se perdait en chemin. Aussi essayait-il, en particulier avec les étrangers, de se limiter à des propositions courtes et incisives. Et il avait en cela, disons-le, du talent. Bien sûr, cela le faisait paraître un peu hautain et fastidieusement laconique. Mais c’était toujours mieux que d’avoir l’air plus ou moins nigaud : ce qui se produisait régulièrement quand il se lançait dans des phrases articulées, ou même simplement normales : sans arriver, jamais, à les finir.

Baricco, Alessandro, Océan mer. Roman, traduction de Françoise Brun, Paris, Albin Michel, coll. «Les grandes traductions», 1998, 274 p., p. 91-92. Édition originale : 1993.

Quelle qu’en soit la motivation, il existe un minimalisme linguistique.