Chronique (partiellement) urbaine

Infidèle à ses habitudes, l’Oreille tendue vient de participer au bilan de l’année écoulée. C’était pour le journal la Presse, à la demande du chroniqueur Patrick Lagacé. (Explication ici.) Elle tire quatre remarques de cette expérience.

I.

L’Oreille était évidemment particulièrement sensible à la catégorie «Expression à ne plus utiliser en 2014» (elle s’était livrée à un exercice semblable à la radio de Radio-Canada le 16 mai 2013). Trois expressions ont été retenues par le jury.

Yolo (You Only Live Once) a terminé en première place.

Urbain en deuxième.

Ostentatoire en troisième.

Pour le choix de yolo, l’Oreille est sceptique («YOLO comme expression de 2013 ? Non. C’est telllllllllllllllement 2012 !» s’est-elle exclamée). Pourquoi ? D’une part, yolo a déjà beaucoup d’heures de vol : c’était un des mots de l’année, en anglais, en 2012. D’autre part, il faudrait distinguer la détestation que l’on peut avoir de l’expression elle-même et celle du comportement qu’elle désigne, sinon on risque de se tromper de cible. Enfin, yolo n’est guère un mot de la communication orale : il est essentiellement utilisé dans les réseaux sociaux. Qui a jamais employé yolo dans la conversation ?

L’Oreille défendait urbain. L’adjectif n’est ni neuf ni propre au français, mais il a pris une folle expansion en 2013. La preuve ? Consultez le blogue Vivez la vie urbaine (merci à @PimpetteDunoyer de l’avoir créé) ou lisez les textes réunis ici dans la catégorie «Ville urbaine».

Ostentatoire a été popularisé par le projet de Charte québécoise de la laïcité. L’Oreille espère avoir un peu de pif en matière de langue. Elle se permettra une (rare) prédiction en la matière : ostentatoire sombrera dans un relatif anonymat fort rapidement, car il est trop lié à une seule sphère de la vie sociale, ce qui n’est pas du tout le cas d’urbain (malheureusement). Pas besoin de l’ostraciser.

II.

Qui veut déterminer le mot de l’année est doublement menacé (triplement, si on compte la confusion du mot et de la chose).

La langue est affaire intime. Ce qui embête une personne en laissera une autre parfaitement insensible. Le risque est dès lors grand de confondre une obsession personnelle avec une vraie plaie sociale.

Il est rare qu’un mot apparaisse et occupe immédiatement l’espace. Le plus souvent, les mots utilisés à toutes les sauces sont des mots qui existent depuis longtemps, auxquels on donne une nouvelle acception ou une nouvelle extension. Des exemples ? Les adjectifs citoyen ou extrême, ces cancers médiatiques.

L’Oreille espère avoir résisté à cette double menace dans son choix.

III.

Pour l’«Expression à ne plus utiliser en 2014», il y eut peu d’élus (trois), mais beaucoup d’appelés. Dans le désordre…

Avec pas de…, on jase là, malaisant, sortir de sa zone de confort, inclusif, exclusivité, citoyen, check, on s’entend, dans le fond, nier, écoutez, selfie, un tsunami de, genre, éclabousser, epic / épique, big, bro, fail, Hey, bo-boy, chest-bras, dudebro, twerking, charte, au niveau de, le gouvernement précédent, controversé, payeurs de taxes, le diable est dans les détails, prendre de la hauteur, suite à, ménage, table de concertation (des intervenants du milieu et des forces vives institutionnelles) ou de pilotage, exactement ou en effet (au lieu de oui ou non), super-poutre, projet structurant, forces vives, plan quinquennal, changement, monopole, du coup, le patient est au cœur de nos priorités ou l’élève est au cœur de nos priorités.

L’Oreille n’est pas peu fière d’en avoir repéré plusieurs au fil des ans.

En revanche, l’expression c’est gras lui pose problème. Que signifie-t-elle ? Dans de récentes agapes festives multigénérationnelles (le souper de Noël), on la connaissait peu, et la tranche d’âge qui en connaissait l’existence (n = 1) ignorait son sens. À l’aide !

IV.

Spectaculaire, le mot de l’année selon Fabien Deglise du Devoir (23 décembre 2013, p. B3), n’était pas dans la liste des collaborateurs, proches ou lointains, de la Presse.

P.-S. — Pour l’ensemble du bilan 2013 de la Presse, voir .

Ça la fout mal

Olivier Talon et Gilles Vervisch, le Dico des mots qui n’existent pas et qu’on utilise quand même, 2013, couverture

L’Oreille tendue est volontiers donneuse de leçons (linguistiques); c’est là son moindre défaut. Elle a d’ailleurs créé une catégorie «Grogne du pion» où classer ses obsessions, bien ou mal fondées. Elle s’expose par là à se faire corriger par ses bénéficiaires; c’est la règle du jeu.

C’est à cela qu’elle pensait tout au long de sa lecture du Dico des mots qui n’existent pas et qu’on utilise quand même (2013). Ses auteurs, Olivier Talon et Gilles Vervisch, glanent les mots dont raffolent les médias, mais que ne connaît pas le Petit Robert (c’est leur ouvrage de référence). Ils puisent dans la langue de la politique («berlusconisation», «sarkhollandisation»), du sport («zlataner»), de l’informatique («défacebooker (se)»), de la gestion («consultance»), du spectacle («bankable»), de la mode et des cosmétiques («volumiser»), surtout en France, mais aussi ailleurs dans la francophonie. Ils n’aiment guère les anglicismes et les «scories anglophiles» (p. 157 et p. 283) : «chacun sa langue, et les moutons seront bien gardés» (p. 114). Pour eux, par exemple, «délivrable» est une «abjection vocabulistique» (p. 94). Comme il se doit — c’est la règle du jeu —, ils ont l’anathème facile, bien qu’ils soient prêts à reconnaître l’utilité de quelques néologismes («chronophage», «procrastiner», «technophobie»). Leur souhait ? Qu’on parle «correctement» (p. 145), qu’on corrige «le langage des parle-petit» (p. 245).

Malheureusement, leur livre contient pas mal de fautes, on y trouve des usages critiqués, la ponctuation y est approximative, etc.

L’Oreille est assez fortement convaincue qu’un dictionnaire ne peut pas se vouloir (p. 9) et que la formule comme étant ne sert à rien (p. 28 et p. 76). Soi-disant ne peut pas se dire d’un inanimé (p. 17, p. 201 et p. 247). Sept fois «donc» en soixante lignes (p. 43-45), c’est beaucoup. Il y a «Seconde guerre mondiale» (p. 52) et «Seconde Guerre mondiale» (p. 54); ça fait désordre. Page 138, la même expression revient deux fois, une fois fautivement («L’apparition d’Internet et des réseaux sociaux ont ainsi conduit»), une fois non («L’apparition combinée d’Internet et de la téléréalité a conduit»); on pourrait profiter de cette occasion pour citer, en l’adaptant, certaine parenthèse de la page 178 («On observera la belle faute de conjugaison à la troisième personne du pluriel […]»). Il est ennuyeux de ne pas aimer les anglicismes et d’employer «magnets» au lieu d’«aimants» ou d’«aimantins» (p. 143), ou encore «smartphone». Les «mémoires» de l’organiste Louis Vierne n’ont pas été «publiées par l’Association des amis de l’orgue» (p. 149 n. 1); ses «Mémoires» ont été «publiés» par cette association (désignant une pratique autobiographique, le mot Mémoires est masculin et demande la majuscule).

L’arroseur arrosé, en quelque sorte. L’Oreille connaît.

P.-S. — On ne peut pas toujours pinailler : il faut saluer l’oreille d’Olivier Talon et Gilles Vervisch quand ils corrigent la définition de pipolisation dans le Petit Robert de 2013 (p. 203-207). Également à signaler : «beuguer» (p. 40-41), «facilitateur» (p. 108-109), «pécunier» (p. 193-194), «redensifier» (p. 228), «réseautage» (p. 234-235).

 

Référence

Talon, Olivier et Gilles Vervisch, le Dico des mots qui n’existent pas et qu’on utilise quand même, Paris, Express Roularta Éditions, 2013, 287 p.

Histoire de pont et de hockey

La Presse+, 16 décembre 2013

«notre nom est Maurice Richard»
(Roch Carrier, le Rocket, 2000)

 

Montréal est une île. Pour y accéder ou pour en sortir, il faut donc des ponts (et un tunnel). Parmi ceux-ci, le pont Champlain n’est pas le plus ancien (il date de la fin des années 1950), mais il est le plus abîmé. On doit le remplacer. On s’attellera à la tâche sous peu.

On discute déjà coût, calendrier, architecture — et nom. Pour des raisons assez obscures, certains aimeraient rebaptiser le pont Champlain. Les suggestions ne manquent pas, comme le révèle la Presse+ du 16 décembre : pont Lemoyne, pont Kondiaronk, pont Hochelaga, pont Maurice-Richard.

Maurice Richard ? Un célèbre joueur de hockey des Canadiens de Montréal, de 1942 à 1960. (L’Oreille tendue a écrit une «histoire culturelle» de celui qu’on appelle «Le Rocket», le mythique numéro 9.) Des villes, une province et un pays l’ont déjà beaucoup encensé. Doit-on faire plus ?

À Montréal, Maurice Richard a droit à son aréna, dans l’Est de Montréal, qui a pendant quelques années hébergé un musée en son honneur. À son parc, voisin de l’endroit où il habitait, rue Péloquin, dans l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville. À son restaurant, le 9-4-10, au Centre Bell. À son étoile de bronze sur la promenade des Célébrités, rue Sainte-Catherine, à côté de celle de la chanteuse Céline Dion. (Il a aussi sa place sur le Walk of Fame du Madison Square Garden de New York et sur le Canada’s Walk of Fame de Toronto.) À quatre statues : devant l’aréna qui porte son nom, à côté du Centre Bell, au rez-de-chaussée des cinémas AMC-Forum-Pepsi, dans le Complexe commercial Les Ailes. À son gymnase, celui de l’école Saint-Étienne.

Il y a un lac Maurice-Richard, dans la région de Lanaudière, au nord-ouest de Saint-Michel-des-Saints. Il y a le lac et la baie du Rocket près de La Tuque. Il y a une rue Maurice-Richard et une place Maurice-Richard, à Vaudreuil-Dorion, en banlieue de Montréal.

Le Canada n’est pas en reste. L’État fédéral a érigé une statue de Maurice Richard devant le Musée canadien des civilisations, celui où a été montée en 2004 l’exposition, devenue itinérante depuis, «Une légende, un héritage. “Rocket Richard”. The Legend — The Legacy». Il a émis un timbre à l’effigie du hockeyeur et il lui fait allusion, par Roch Carrier interposé, sur les billets de banque de 5 $. L’Oreille s’est laissé dire que, à Calgary, une «Richard’s Way» (ou serait-ce une «Richard’s Road» ?) l’aurait honoré. Du temps où les affaires allaient moins mal, il y avait une salle Maurice-Richard au siège social de Research in Motion (le Blackberry), à Waterloo; peut-être y est-elle toujours.

N’est-ce pas suffisant pour celui qui disait de lui-même «Chus juste rien qu’un joueur de hockey» ? L’Oreille aurait tendance à le croire.

P.-S. — On a souvent comparé «la diva de Charlemagne» à Maurice Richard. Est-ce à dire qu’il faudra un jour penser baptiser un pont Céline-Dion ? Ce serait une bonne raison de ne pas renommer le pont Champlain. Ne créons pas de précédent dangereux.

P.-P.-S. — Ce n’est pas la première fois qu’une pareille opération toponymique est évoquée. Il en été question dans la Presse du 6 octobre 2011, sous la plume de Stéphane Laporte, et dans le Devoir du 20 juin 2012, dans une caricature de Garnotte. Celui-ci fait dire au ministre fédéral responsable du projet, Denis Lebel : «En son honneur, je songe à un pont… suspendu !» Maurice Richard a en effet, au cours de sa carrière, été suspendu plusieurs fois.

 

[Complément du 1er novembre 2014]

Le Parti conservateur de Stephen Harper, au pouvoir au gouvernement fédéral canadien à Ottawa, en fait une obsession. «Exclusif. Le Rocket aura son pont», affirme le quotidien la Presse en une aujourd’hui : «Le pont Champlain cédera sa place au pont Maurice-Richard, a tranché Ottawa. Le gouvernement Harper devrait en faire l’annonce le 9 décembre, un clin d’œil au numéro de la légende du Canadien.» En page 3, en titre : «Maurice Richard déloge ChamplainL’Oreille n’en croit pas ses oreilles.

 

[Complément du 5 novembre 2014]

Dans la Presse+ de ce matin, l’Oreille tendue découvre qu’un «corridor emprunté par le quart des vols en partance ou à destination de Montréal» porte, depuis 2012, le nom MORIC (pour Maurice Richard). Plus précisément, il s’agit d’«un point de cheminement en haute altitude situé au nord-ouest de Montréal». Maurice Richard au / dans le ciel.

P.-S. — Le Rocket n’est pas seul :

En 2012, les contrôleurs de Montréal guidant les pilotes ont commencé à utiliser les points de cheminement MORIC (pour Maurice Richard), LFLER (Guy Lafleur), BLIVO (Jean Béliveau) et ARVIE (Doug Harvey), tandis que GAINY (Bob Gainey) était le nom d’une procédure d’arrivée vers les pistes de l’aéroport Pierre-Elliott-Trudeau, à Dorval — YUL pour les aviateurs. Ces cinq anciens joueurs sont membres du Temple de la Renommée du hockey. De plus, le principal corridor en direction ouest, vers Chicago et Toronto, a été baptisé HABBS, qui a la même sonorité que le vénérable surnom du Canadien, «Les Habitants», prononcé à l’anglaise. […] Les Expos sont aussi dans le ciel montréalais : deux procédures de départ dans le corridor arrivant des États-Unis s’appellent CARTR, en l’honneur du receveur Gary Carter, membre du Temple de la renommée du baseball majeur. […] Une position de départ de l’aéroport Jean-Lesage, à Québec, s’appelle NORDIK.

 

Référence

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

Frivolité de l’Oreille

L’Oreille tendue l’a dit, redit et reredit : elle n’aime pas les rétrospectives. Elle n’est guère portée non plus sur les palmarès de fin d’année.

Pourtant, durant les jours qui viennent, elle participera à un projet mené par Patrick Lagacé de la Presse. Son objectif ? Pour 2013, choisir…

…la personne de l’année (une mairesse québécoise ? Un pape ? Un académicien ?).

…l’expression à proscrire (l’Oreille a déjà fait des suggestions ici).

…la personne pour laquelle on s’est senti mal (un maire ontarien ?).

…la citation de l’année («Ça leur dérange pas ?»).

…la vidéo virale de l’année (l’œuvre de Patrice Lemieux ?).

…le zéro de l’année (plein de maires québécois ?).

Vous pouvez participer à l’élaboration des listes de finalistes. Comment faire ? En déposant vos suggestions sur Twitter en utilisant le mot-clic #LaPresse2013. En laissant un commentaire sur cette page; l’Oreille fera suivre.

Pourquoi ce changement d’attitude ? Parce que, bien sûr.

 

[Complément du 31 décembre 2013]

La Presse+ et la Presse papier (p. A1-A2) publient aujourd’hui les résultats de l’opération. Sur le Web, c’est ici.

La langue de Denis Coderre

L’Oreille tendue est épistologue à ses heures. S’intéressant à la lettre, elle a porté attention à la décision récente de Postes Canada de cesser, d’ici quelques années, la livraison à domicile du courrier.

Si ses oreilles ne la trompent pas, elle a entendu son (!) maire, Denis Coderre, déplorer cette décision à la radio : «Ça m’écœure», «C’est dégueulasse», «Les maudites boîtes, ousqu’i vont les mettre ?».

Quelqu’un pourrait-il expliquer au premier magistrat montréalais qu’il existe une telle chose que les niveaux de langue ? Qu’on ne parle pas de la même façon dans les médias et à la taverne ?

Ce serait probablement peine perdue, mais on peut toujours rêver.