L’oreille des lecteurs de l’Oreille

Il est temps de l’avouer : l’Oreille tendue, comme on dit dans les officines politiques anglicisées, a plusieurs agendas cachés. En voici deux, parmi bien d’autres : elle souhaite avoir des lecteurs nombreux; elle rêve que ces lecteurs se mettent à voir partout des traces des tics langagiers qu’elle s’amuse à épingler.

Un tweet et un courriel, reçus au cours des derniers jours, la rassurent sur la qualité des visiteurs de son blogue. C’est cependant elle, et non l’inverse, qui se met aujourd’hui à repérer autour d’elle ce que ce tweet et ce courriel lui ont révélé.

Premier cas

Le 22 février, sur Twitter, @nicolasdickner écrivait ceci : «Question à @benoitmelancon : l’Oreille s’est-elle déjà intéressé au verbe oser ?» Suivait une liste de liens, où l’on pouvait mesurer le succès de ce verbe, surtout à l’impératif. L’Oreille n’avait jamais remarqué combien il était populaire. Depuis, elle ne voit que lui.

Dans le métro :

Se mettre en mode «osez»

Sur Twitter : «La chose la plus rigolote qu’on m’ait dit cette semaine : “Tu devrais oser le point-virgule, ça fait extravagant!”»

En titre dans le Devoir : «Il faut “oser” enseigner l’égalité» (3-4 mars 2012, p. G5).

Parmi des recommandations en matière de bibliographie : «Oser les bibliographies surprenantes ou séduisantes.»

Second cas

Le courriel provenait d’un fidèle lectrice; appelons-la, entre nous, La sociocriticienne postrudérale. Elle attirait l’attention de l’Oreille, nombreux exemples à l’appui, sur l’expression en mode, le plus souvent suivie d’un nom, plus rarement d’un adjectif.

«en mode élection» (le Devoir, 27 février 2012)

«se “mettre en mode pause”» (le Devoir, 24 février 2012)

«en mode persuasion et démarcation» (le Devoir, 20 février 2012)

«en mode séduction» (le Devoir, 18 février 2012)

«en mode électoral» (le Devoir, 13 février 2012)

«en mode achat» (la Presse, 27 février 2012)

«en mode confrontation» (la Presse, 19 février 2012)

«en mode éducation» (la Presse, 18 février 2012)

Comme il se doit, l’Oreille, maintenant alertée, ouvre son journal et tombe sur ceci : «Du ski de fond en mode contemplatif» (la Presse, 3 mars 2012, cahier Voyage, p. 15).

Le monde de l’Oreille ne sera jamais plus le même. Merci.

P.-S. — À quand un Osez le «en mode» ?

 

[Complément du 1er avril 2015]

Deux choses.

Le phénomène en mode n’est pas récent : Antoine Robitaille en parlait au micro de Marie-France Bazzo, à l’émission Indicatif présent de la Société Radio-Canada, le 9 mai 2006.

Et voici une nouvelle brassée d’exemples, pour montrer que en mode ne se démode pas.

«Improvisation en mode… pétoncle» (la Presse+, 1er avril 2015).

«“Une vidéo en mode solution”… c’est un nouveau format HD ?» (18 mars 2015, @PimpetteDunoyer)

«Une comédie musicale en mode yiddish pour Socalled» (le Devoir, 7 juin 2013, p. B1).

«Exceldor en mode solution poulet» (la Presse, 19 mars 2013, cahier Affaires, p. 8).

«Le ministre Pierre Duchesne en mode écoute» (le Devoir, 10 octobre 2012, p. A3).

«On était en mode électoral plus que financier» (le Devoir, 6-7 octobre 2012, p. A1).

«Nexen : la Chine en mode séduction» (le Devoir, 24 septembre 2012, p. A4).

«Joueurs et proprios en mode séduction» (la Presse, 17 septembre 2012, cahier Sports, p. 2).

«Les Biches pensives en mode intime et collectif» (le Devoir, 18-19 août 2012, p. E1).

«Huit camps pour de la poésie en mode extrême» (@Gehenne1, 23 juillet 2012).

Cristiano Ronaldo s’est mis «en mode madrilène» (la Presse, 18 juin 2012, cahier Sports, p. 4).

«Pique-nique en mode rural» (le Devoir, 26-27 mai 2012, p. G5).

«Il y a peut-être un signal à saisir pour le rédacteur de la loi quand ceux qui doivent l’appliquer sont en mode retenue…» (le Devoir, 23 mai 2012, p. A7).

«Shan en mode asiatique» (la Presse, 9 mai 2012, cahier Affaires, p. 3).

«Nissan en mode hybride» (la Presse, 12 mars 2012, cahier Auto, p. 6).

Causons

En 2004, pour leur Dictionnaire québécois instantané, l’Oreille tendue et son complice avaient recensé, au Québec, un nombre considérable de tables : d’aménagement, de concertation, de convergence, de prévention, de suivi, ronde, de conversion, des nations. Ils les avaient rapportées à d’autres manifestations du grégarisme des habitants de la Belle Province : les audiences, le carrefour, le chantier, la coalition, le comité, la commission, la concertation, le consensus, la consultation, les états généraux, le festival, le forum, le groupe, les partenaires sociaux, la rencontre, le salon et le sommet.

On pourrait aujourd’hui ajouter à l’énumération la table de pilotage — il existe une Table de pilotage du renouveau pédagogique du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec — et le café urbain — selon RueMasson.com, «Depuis un peu plus d’un mois, Rosemont s’est transformé en vaste lieu d’échange : les cafés urbains ont donné la parole aux habitants pour que leur quartier reflète davantage leurs préoccupations»; on y prépare notamment le Forum social de Rosemont qui aura lieu en mai prochain.

Il faudrait surtout faire une place à la conversation, par exemple la Conversation publique sur l’avenir minier du Québec. Quiconque connaît la langue de Shakespeare avait pu y repérer depuis longtemps le succès du mot conversation employé à toutes les sauces, des colloques universitaires aux débats publics. Le voilà donc maintenant en français.

Comme le disait un slogan célèbre du siècle dernier : «On est six millions, faut s’parler.

 

[Complément du 2 janvier 2014]

Une publicité (de pétrole ?) entendue à la télévision québécoise le 31 décembre 2013 se présente comme une «conversation». Même la publicité s’y met.

 

[Complément du 19 décembre 2014]

Au Québec, il arrive même qu’une table écrive.

Une table de concertation écrit à une ministre

 

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Manifestation culturelle

Le gouvernement du Québec veut augmenter les droits de scolarité dans les universités. Tout le monde n’est pas d’accord.

C’est notamment le cas d’étudiants qui sont allés manifester devant le parlement de Québec le 2 mars.

Qui dit manifestation dit pancartes. Qui dit université dit — devrait dire — culture. Ce jour-là, on a fait se rejoindre les deux.

Voici trois jeux de mots repérés par des journalistes de la Presse, les deux premiers dans l’édition papier du journal (3 mars 2012, cahier Sports, p. 5), le troisième sur Twitter : «Ça Baudelaire qu’on est contre l’augmentation des frais de scolarité»; «Y Perec qu’on n’est pas d’accord»; «Kant t’es tanné des choix du gouvernement».

Difficile de s’étonner après cela de voir un dentiste appeler son cabinet Al Denté.

 

[Complément du 4 mars 2012 ]

Une des antennes américaines de l’Oreille tendue se demande s’il ne faudrait pas, dès lors, parler de «Grevisstes» ?

 

Du sport et de la culture politique

«Maîtres chez nous», slogan électoral, 1962

Pendant les élections de 1962, Jean Lesage, le chef du Parti libéral du Québec et le premier ministre de la province, prononce un discours célèbre, dans lequel il utilise l’expression «Maîtres chez nous». Cette expression en est venue à incarner ce qu’on appelle aujourd’hui la Révolution tranquille.

Première page du cahier Sports de la Presse du 22 février, à la suite d’une (autre) défaite des Canadiens de Montréal — c’est du hockey : «Maîtrisés chez nous.»

À la Presse, on connaît ses classiques politiques.

De Twitter comme observatoire linguistique

Parmi les nombreux usages de Twitter, celui-ci : se faire rappeler que la langue, et notamment la populaire, a bougé, bouge et continue de bouger.

Pour la seule journée d’hier…

Comment appeler la région qui entoure Montréal, et ses habitants ? Le(s) 450, comme dans «L’appel du 450».

Qu’est-ce qui est plus facile que le facile ? Le «fullfaf».

D’où vient cette expression ? De full, bien sûr : «J’aime full ta photo d’araignée-sorcière.»

On peut facilement utiliser full avec songé (qui a l’apparence, et parfois seulement l’apparence, de la profondeur) : «La politisation de la police au Québec. Version songée […] et version qui fesse.» Pour fesser (frapper fort), full risquerait d’être pléonastique.

Vous en avez marre de tout ça ? Gare à la montée de lait : «Ma loooongue montée de lait devant le bal des hypocrites SPVM/SQ/Dutil\DPCP.»

Vous vous mettez à utiliser des gros mots ? «[O]sti d’église à marde #gomezEtCHquigagne.»

Vous voulez détruire des formules religieuses ? «Je me permets de scraper la 1ere partie au nom de mon athéisme et de mon rationalisme post-Lumières.»

Vous refusez de rester figé dans le passé ? «[J]’allais pas rester staulée en d’anciennes époques?!»

Ce serait le signe que vous vous énarvez : «Le yoga, la méditation, l’“énergie”, la détente, la relaxation, toutes ces choses, ça m’énarve.»

Pour vous calmer, écoutez une toune. Vous serez en bonne compagnie : «j’aimais la toune, mais j’aime bien le clip !»; «Toujours hâte à la toune de @AndreRoy36 au @5a7RDS du jeudi»; «Ai entendu la toune de StarAc dans le taxi.»

Ou enfourchez votre vélo pour une ride : «Idyllique ride #veloboulot.»

Ou souvenez-vous de vos premier béguins : «Bianca de #USPP fut un de mes premiers kik d’adolescence.»

Ou riez : «Relire ce tweet. Être crampée.»

Ou soyez ému par un beau but, au risque de passer pour une mauviette : «Viens de voir le but de #Gomez. Traitez-moi de moumoune, mais l’accolade virile qui a suivi n’était pas sans beauté.»

Ou roulez un patin à quelqu’un que vous trouvez mignon : «tu pourras frencher Woody mon p’tit coco cute d’amour si t’es douce avec tes mains pis toute.»

Ça vous changera, du moins dans les médias, de ces articles hargneux que sont les jobs de bras : «Tanné de lire des articles de jobs de bras.»

Ou des publicités nulles : «Une pub poche avec Mr Shamwow à Télé-Québec.»

Est-ce que l’article suivant relève de cette catégorie ? «Francine Pelletier reprend sa plume ! heureuse nouvelle ! Cœur de pitoune http://huff.to/ysnUiF.» Vous pouvez y aller voir.

P.-S. — Sur Twitter, il y a même de la place pour les puristes : «On emploie généralement l’adjectif “second” quand il n’y a que deux éléments. Sinon on dira plutôt “deuxième”.»