Huitième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Oxymore, oxymoron

Définition

«Figure qui consiste à allier deux mots de sens contradictoires pour leur donner plus de force expressive (ex. Une douce violence; hâte-toi lentement)» (le Petit Robert, édition numérique de 2010).

Exemples

«Presse. Le Monde publie un billet nécrologique consacré à “Sir Brooks Richards, célèbre agent secret britannique”, ce qui constitue, si je ne m’abuse, un bel oxymore» (Notules, no 79, 6 octobre 2002).

Au Québec : Révolution tranquille.

 

[Complément du 26 octobre 2015]

Quand une université montréalaise crée une bourse «Lambda pour l’excellence», c’est un oxymore ou une contradiction dans les termes ? (Lambda : «Moyen, quelconque», dit le Petit Robert, édition numérique de 2014.)

 

[Complément du 19 décembre 2015]

Autre exemple, chez Jean-Philippe Toussaint, dans Football (2015) : «Le football permet d’être, non pas nationaliste, il y aurait là une connotation politique détestable qui ne m’effleure même pas, et pas même patriote, mais chauvin, j’entends par là un nationalisme pas dupe, au deuxième degré, un nationalisme ironique, l’oxymore est parfait, il n’y a pas de termes plus antinomiques, la séduction de l’adjectif semble contredire ce que le mot peut avoir de déplaisant, ou, pour tout dire, un nationalisme enfantin, de l’ordre d’une vantardise primaire, une fanfaronnade euphorique et gamine : Vive la Belgique !» (p. 27-28)

 

[Complément du 11 novembre 2018]

Allons faire un tour au musée.

Muséologie et oxymores

 

Références

Didion, Philippe, Notules dominicales de culture domestique, Saint-Cyr-sur-Loire, publie.net, coll. «Temps réel», 2008, 355 p. Édition numérique.

Toussaint, Jean-Philippe, Football, Paris, Éditions de Minuit, 2015, 122 p.

Extension du domaine de la bibliothéconomie

Bibliothèque, Montréal, 2011

L’Oreille tendue est père de deux machines à manger. Elle est donc familière, dans leur incarnation industrielle, avec les ramen, cette branche très basse de la famille des nouilles, en sachet et en poudre. Elle ne savait cependant pas, jusqu’à tout récemment, qu’on pouvait les ranger, voire les classer dans une «raménothèque». C’est Nicolas Dickner qui le dit dans Tarmac (2009, p. 264). Croyons-le.

 

[Complément du jour]

Sur Twitter, à la suite de la parution de ce texte, Nicolas Dickner (@nicolasdickner) écrit qu’il «rêve d’une taxothèque, qui serait le répertoire de toutes les *thèques». À sa raménothèque, le Petit Robert (édition numérique de 2010) permet déjà d’ajouter ceci : artothèque, bibliothèque, cartothèque, cassettothèque, cinémathèque, diathèque, discothèque, filmothèque, génothèque, glyptothèque, iconothèque, infothèque, logithèque, ludothèque, médiathèque, phonothèque, photothèque, pinacothèque, pochothèque, programmathèque, sonothèque, téléthèque, vidéothèque. Ce n’est qu’un début.

 

[Complément du 12 avril 2012]

Nicolas Dickner a de la suite dans les idées. Dans une chronique parue dans Voir le 6 janvier 2010, il parle des «collectionneurs fous qui possèdent des catalogothèques exhaustives». De quoi ? Des catalogues IKEA. Ce sont des «ikéathécaires» (éd. de 2011, p. 126).

 

[Complément du 20 mai 2015]

Sur Twitter, l’Oreille vient de repérer deux -thèques qu’elle ne connaissait pas : la gypsothèque et la grainothèque.

 

[Complément du 5 janvier 2016]

Récolte du jour : une mangathèque et une chimiothèque.

 

[Complément du 24 janvier 2016]

Récolte du jour…

Via Marc Cassivi : «En attendant le jour propice où, plus grands, apercevant Fargo, Paris, Texas ou une autre pépite d’or dans la DVDthèque, ils se retourneront pour me demander : “C’est quoi, ça ?”» (la Presse+, 24 janvier 2016)

Via @bibliomancienne :

Bièrothèque, via Marie D. Martel

 

[Complément du 15 février 2016]

Les -thèques ne connaissent parfois pas de limites. Serait-ce le cas de l’Everitouthèque ? Every et Tout, ça fait beaucoup. (Merci à @ljodoin pour le tuyau.)

 

[Complément du 30 mars 2016]

Merci à l’Office québécois de la langue française de nous faire découvrir la défauthèque : «Document ou fichier qui recense différents types de défauts d’un produit, permettant de juger de son acceptabilité pour une clientèle.»

 

[Complément du 2 avril 2016]

Une bédéthèque, dans le Devoir du jour : «Comment diable André Franquin, si las, parvient-il à faire de ce QRN le chef-d’oeuvre que l’on sait ? On a tout intérêt à relire l’album, non pas le vieux tome écorné de votre bédéthèque perso, mais bien la toute récente et fascinante édition… commentée» (2-3 avril 2016, p. E6).

 

[Complément du 6 juillet 2016]

Xylothèque ? Évidemment : «Endroit où est conservée une collection d’échantillons de bois, notamment dans le but d’étudier l’anatomie et la physiologie de différents arbres», dixit l’Office québécois de la langue française.

 

[Complément du 19 septembre 2016]

Marc Langevin, le personnage principal du roman Vox populi (2016) de Patrick Nicol, gère une matériathèque :

La matériathèque est une pièce d’environ cinq mètres par cinq. Deux de ses murs sont couverts d’étagères et d’armoires verrouillables où sont rangés différents types de papier pour différents types d’impression, des outils ou de petits appareils — caméras, perceuses, enregistreuses numériques — et des ouvrages de référence. Plusieurs chariots roulants supportent une bonne quantité de dictionnaires destinés à être empruntés par les élèves. Un poste informatique est aménagé sur le mur du fond et, à l’opposé, se trouve le guichet par où Marc dispense ses services et qu’il devrait ouvrir, maintenant, puisqu’il est l’heure (p. 14-15).

 

[Complément du 20 septembre 2016]

Grâce à @mhvoyer, l’Oreille découvre «les Boulathèques, hauts-lieux du billard implantés à Lévis, Rimouski et Baie-Comeau». (Merci.)

 

[Complément du 11 octobre 2016]

Si l’on croit ce tweet, il existerait dorénavant des tissuthèques.

 

[Complément du 10 février 2017]

Que forment des bibliothécaires engagés dans la résistance politique et armés d’une collection de ressources ? Une résisthèque, dixit @bibliomancienne.

 

[Complément du 20 février 2017]

Une fabricathèque ? Par .

 

[Complément du 17 octobre 2017]

Pour le patrimoine, il y a la patrimathèque.

Pour les didacticiels, il y a la didacthèque.

 

[Complément du 18 février 2018]

Jean Cabut, alias Cabu, fait partie des collaborateurs de Charlie hebdo assassinés en janvier 2015. Sa ville natale, Châlons-en-Champagne, vient de décider de rebaptiser son espace Cabu en Duduchothèque, en souvenir du personnage du Grand Duduche. On peut légitimement penser que ce sera un cas unique. (Source : Livres hebdo, 16 février 2018.)

 

[Complément du 29 août 2019]

Lancer un service de don et d’échange de vêtements ? La médiathèque Persépolis (Saint-Ouen) aura sa fringothèque. On ne la confondra pas avec la Fringuothèque.

 

[Complément du 25 novembre 2019]

Via @bibliomancienne : «Dans le livre “Le pouvoir des imaginaires” (édition Arkhé, 2018), on réfère aux “bricothèques” (p. 23) pour décrire ces premières initiatives de mutualisation d’outils.»

Via @PCHAMOISEAU : «Identifier dans sa bibliothèque ce qui pour soi est bouleversant, essentiel ou déterminant : une sentimenthèque.»

 

[Complément du 11 août 2021]

Pour emprunter des objets, il y a, évidemment, l’objethèque (dixit Twitter).

 

[Complément du 20 juin 2022]

À Madrid, on range les chats à la gatoteca. (Merci à Luc Jodoin.)

 

[Complément du 24 décembre 2023]

C’est la veille de Noël : pensez aux joujouthèques.

 

[Complément du 23 avril 2025]

L’échange de boutures, comme il se doit, se déroulera à la bouturothèque.

 

Références

Dickner, Nicolas, Tarmac, Québec, Alto, 2009, 271 p. Ill.

Dickner, Nicolas, «Marshall McLuhan chez IKEA», Voir, 6 janvier 2010, repris dans le Romancier portatif. 52 chroniques à emporter, Québec, Alto, 2011, p. 125-128.

Nicol, Patrick, Vox populi. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 98, 2016, 89 p.

De l’intellectuel et de l’expert

La semaine dernière, les médias québécois — les traditionnels comme les sociaux — ont été secoués par une brève polémique, bien peu estivale, sur un sujet délicat : le Québec est-il anti-intellectuel ou pas ?

Patrick Lagacé a ouvert les hostilités dans la Presse du 5 juillet en s’indignant des propos tenus par Wajdi Mouawad sur les ondes de France Culture en juillet 2009 : «généralisations», «énormités», «caricatures» (trois fois). Le dramaturge aurait été, ce jour-là, un «mange-Québécois». Pour Lagacé, la chose est entendue : contrairement à ce qu’affirmerait Mouawad, il est faux de dire que, dans leur ensemble, les Québécois sont anti-intellectuels.

Réponse de Marc Cassivi deux jours plus tard, qui partage globalement le point de vue de Mouawad : «Le Québec n’est pas seulement une société anti-intellectuelle. C’est une société profondément anti-intellectuelle.» Voilà qui a le mérite de la clarté.

Réponse à la réponse, de Patrick Lagacé, sur son blogue, le même jour. Il persiste et signe. Il en a, entre autres choses, contre le titre de l’article de son collègue, «Le Québec anti-intellectuel» : «C’est gros. C’est énorme. C’est trop gros, même. Le Québec est aussi anti-intellectuel. Il n’est pas qu’anti-intellectuel. Le rejet des idées, le mépris de l’intellectuel n’est pas une spécialité québécoise»; «le Québec n’est pas “profondément anti-intellectuel”. Un peu ? Peut-être. Aussi ? Profondément ? Jamais.» Ses arguments ne changent pas : «caricature» (deux fois), «généralisation outrancière».

Jean-François Lisée, lui, dans son blogue, penche nettement du côté de Lagacé contre Cassivi. Chiffres à l’appui, il entend démontrer que les intellectuels ont une forte présence dans la société québécoise : ils seraient souvent invités dans les médias.

De plus modestes canons — sur le plan du public touché — ont participé au débat. Catherine Voyer-Léger et Judith Lussier ont publié des textes sur leur blogue. L’Oreille tendue a mis en ligne un texte qu’elle avait donné à un collectif belge en 1998. Twitter a bruit de cette question pendant quelques heures.

Une chose devrait étonner : aucune de ces interventions n’a proposé de définition de ce qu’est un intellectuel, alors que ce devrait être précisément, aux yeux de l’Oreille, le fond du débat. En voici quelques-unes, tirées du Dictionnaire des intellectuels français de Jacques Julliard et Michel Winock (1997) :

«un homme d’esprit engagé d’une manière ou d’une autre, qu’elle soit directe ou indirecte, dans le débat civique»;

«Un homme ou une femme qui applique à l’ordre politique une notoriété acquise ailleurs»;

«La notion d’engagement a fini par être le critère permettant d’attribuer au savant, à l’écrivain, à l’artiste la qualification d’intellectuel.»

À partir de définitions comme celles-là, dans lesquelles la spécialisation, ou l’hyperspécialistion, est complètement secondaire, voire dangereuse, on peut reprendre le débat sur de nouvelles bases.

Pour Cassivi, Lagacé et Lisée, il y a une équivalence, au moins implicite, entre intellectuel et universitaire. Pour le premier, on ne les entend pas assez dans les médias; pour les autres, ce n’est pas vrai. Or cette équivalence ne va pas de soi.

D’une part, il y a des intellectuels hors de l’Université : au collège, dans la blogosphère, parmi les artistes.

D’autre part, tous les universitaires ne se définissent pas comme des intellectuels, au sens donné à ce mot par Julliard et Winock. Leur travail de spécialiste leur convient parfaitement et ils ne sentent pas le besoin de prendre position publiquement sur des questions qui ne relèvent pas de leur champ d’expertise ni de s’engager politiquement.

Ainsi, si Jean-François Lisée a raison de dire que des universitaires sont sollicités par les médias québécois, il se trompe quand il affirme que ces universitaires sont sollicités à titre d’intellectuels. Ce sont des experts que les médias invitent, et ils les invitent à condition qu’ils se plient à des règles implicites mais claires : l’expert médiatique est un spécialiste; il doit être concis et il doit avoir le sens de la formule; il est là pour donner son opinion de façon schématique. S’il a fait cela, il a rempli son contrat. (L’Oreille tendue ne crache pas dans la soupe : il lui arrive volontiers de se livrer à ce genre d’exercice.)

Un exemple ? La radio d’État invite un professeur d’université à expliquer la crise budgétaire grecque et l’impact de l’arrivée de Christine Lagarde à la direction du Fonds monétaire international. Il est interrogé par cinq personnes. Son intervention dure une petite dizaine de minutes et elle se termine, comme toujours, par «C’est tout le temps dont nous disposons». Un intellectuel ne peut pas travailler dans ces conditions. Un expert médiatique, presque.

Si l’intellectuel et l’expert médiatique ont des traits en commun — notamment le caractère public de leur réflexion —, deux choses les distinguent radicalement. L’expert médiatique travaille dans la courte durée, alors que l’intellectuel s’inscrit dans la longue durée : il a besoin de temps pour livrer le fruit de son travail. Il peut également avoir recours, dans certains cas, à un vocabulaire technique : tout ne s’explique pas avec les mots de la conversation quotidienne.

C’est à ce genre de rapport au savoir et à son expression que pensent manifestement Wajdi Mouawad et Marc Cassivi. Ils ont raison sur le fond : la société québécoise fait parfois place aux experts médiatiques, mais pas aux intellectuels, dont elle se méfie, et cela depuis fort longtemps.

En effet, l’intellectuel n’a pas bonne presse au Québec. Les médias, à l’exception du Devoir, ne lui offrent aucune tribune régulière où il lui serait possible de consacrer le temps nécessaire à une vraie réflexion. Tout n’est pas rose, en France, sur le plan de la vie intellectuelle, mais il y reste, par exemple à la radio d’État, des possibilités d’expression dans la durée (Du jour au lendemain, les Lundis de l’histoire, Place de la toile, etc.). Ces lieux-là n’existent plus au Québec. La démission de la radio et de la télévision d’État en cette matière aura eu des conséquences catastrophiques.

C’est pourquoi l’intellectuel québécois est de plus en plus forcé d’investir, voire d’inventer de nouveaux lieux de réflexion et d’expression. Sa survie est à ce prix.

P.-S. — Parler de la situation de l’intellectuel oblige toujours à revenir au rapport du Québec à la France et au statut de la langue parlée ici. L’Oreille tendue en disait un mot en 1998.

 

[Complément du 11 avril 2014]

Sur les rapports de l’intellectuel et de l’expert / du spécialiste / de l’universitaire, lus à la lumière de Michel Foucault, voir un excellent texte d’Alex Gagnon, «La disparition des “intellectuels”».

 

Références

Cassivi, Marc, «Le Québec anti-intellectuel», la Presse, 7 juillet 2011.

Julliard, Jacques et Michel Winock (édit.), Dictionnaire des intellectuels français. Les personnes. Les lieux. Les moments, Paris, Seuil, 1996, 1258 p.

Lagacé, Patrick, «Le Québec selon Wajdi Mouawad», la Presse, 5 juillet 2011.

Lagacé, Patrick, «Wajdi Mouawad, l’entrevue (et ma réponse à Marc)», blogue, Cyberpresse.ca, 7 juillet 2011.

Lisée, Jean-François, «Le Québec, anti-intello ? Wô Menute !», blogue, l’Actualité.com, 7 juillet 2011.

Lussier, Judith, «Parce que les intellos sont aussi des anti-populaires», blogue, les Persécutés, 8 juillet 2011.

Melançon, Benoît, «Un intellectuel heureux ?», dans Pour Jacques. Du beau, du bon, Dubois [Mélanges en l’honneur du professeur Jacques Dubois], Bruxelles, Éditions Labor, coll. «Espace Nord», 1998, p. 169-174. https://doi.org/1866/32050

Voyer-Léger, Catherine, «Pourquoi je ne suis pas Denise Bombardier» blogue, Détails et dédales, 8 juillet 2011.

Réponses de la Saint-Jean

Que célèbre-t-on en ce 24 juin, fête de la Saint-Jean-Baptiste et fête nationale, dans la Belle Province ? Ce qui est d’ici : la «Beauté d’ici» (la Presse, 22 juin 2001, cahier Arts et spectacles, p. 8), la «science d’ici» (publicité de Télé-Québec, la Presse, 4 janvier 2011, p. A2), le «fromage suisse d’ici» (publicité, novembre 2006) — bref, les «gens d’ici» («C’est dans les chansons», chanson de Jean Lapointe).

Est-il difficile de décrire, à la télévision, un match de basket en espagnol ? Si, affirme le Wall Street Journal du 8 juin, exemples à l’appui. (Merci à l’antenne québéco-angeleno de l’Oreille tendue.)

Existe-t-il un «lexique bio» ? Oui, comme le démontre Éric Chevillard sur l’Autofictif en date du 23 juin, s’agissant de galettes «à la farine de blé de meule».

Quelqu’un a-t-il pensé à établir un «Lexique des idées reçues littéraires» dans la France d’aujourd’hui ? Oui, et ça fait mouche : l’Empire des signes, le 22 juin.

Faut-il soigner sa typographie en distinguant bien les minuscules des majuscules ? Oui, sinon on risque de confondre, comme dans les Corpuscules de Krause de Sandra Gordon (2010), un «club optimiste des Basses-Laurentides» (p. 170) et un «club Optimiste des Basses-Laurentides», par exemple celui de Saint-Antoine.

Le Web offre-t-il des outils utiles pour la rédaction de discours politiques ? Oui, notamment le Générateur de langue de bois, conçu pour la présidentielle française de 2007, mais toujours d’actualité pour celle de l’année prochaine.

Quelqu’un a-t-il essayé, d’un point de vue sociolinguistique, de décrire «la norme grammaticale du français parlé» des élites du Québec ? Oui, Davy Bigot, dans le premier numéro d’une nouvelle revue numérique, Arborescences : revue d’études françaises. Sa conclusion ? «[Les] membres des élites sociale et culturelle du Québec emploient de façon homogène [en situation de communication formelle] un modèle grammatical oral très proche de celui présenté dans Le bon usage (donc de l’écrit).» Cette conclusion rejoint celle de Marie-Éva de Villers, qui s’intéressait dans son livre de 2005 au lexique québécois; on s’étonne d’autant de ne pas voir ce livre dans la bibliographie de l’article de Bigot. (En matière de français québécois, on préférera cet article à celui de Denyse Delcourt paru en 2006, qui est moins bien informé.)

 

Références

Bigot, Davy, «De la norme grammaticale du français parlé au Québec», article numérique, Arborescences : revue d’études françaises, 1, 2011. https://doi.org/10.7202/1001939ar

Delcourt, Denyse, «“Parler mal” au Québec», article numérique, Mondesfrancophones.com. Revue mondiale des francophonies, 4 avril 2006. http://mondesfrancophones.com/espaces/langues/parler-quebec/

Gordon, Sandra, les Corpuscules de Krause. Roman, Montréal, Leméac, 2010, 237 p.

Villers, Marie-Éva de, le Vif Désir de durer. Illustration de la norme réelle du français québécois, Montréal, Québec Amérique, 2005, 347 p. Ill.

Marie-Éva de Villers, le Vif Désir de durer, 2005, couverture

Les enfants de Loco Locass

Dave Bakken, Patrice Bertolacci et David Vachon, regroupés sous le nom collectif Les dégriseurs, publient dans le Devoir du 21 juin leur «Manifeste pour un Québec dégrisé. Rompre avec l’idéal du vert-de-gris».

Ils sont contre beaucoup de choses, dont les «pelouses sans pissenlits» et le «cheeseburger double à 1,39 $». Ils sont pour un certain nombre de choses, dont le «développement durable» (qui pourrait être contre ?). Ils ont oublié des choses : dans leur panoplie, il manque l’égalité homme-femme et la laïcité (ça viendra).

On pourrait discourir longuement sur les origines idéologiques de ce manifeste. L’Oreille tendue préfère se pencher sur ses origines musicales. À la lecture du texte des Dégriseurs, elle a en effet été frappée par la ressemblance entre celui-ci et les procédés rythmiques du rap, tel qu’il est pratiqué par Loco Locass par exemple.

Cette parenté se manifeste, d’une part, par la concaténation de mots phonétiquement apparentés. C’est clair d’entrée de jeu : «Dégriseurs», «dégrisé», «vert-de-gris» (plus loin : «grisâtres»). Ça continue sans discontinuer (c’est contagieux) : «lunaire» et «lunatiques», «dissipé» et «abysses».

D’autre part, la rime est martelée. Parfois la métrique est en A-B-B-A : «les vaincus, les marmots, les anormaux, les perdus»; «monde larvaire, croulant, déprimant, pervers». Ailleurs, elle est moins complexe (mais c’est elle qui domine) : «qui attirent les ambitions vers le fond. Disparition totale de tout débat de fond»; «léguer un monde amer à des enfants qui auront honte de leurs pères»; «centre commercial mondialisé, enveloppé d’une mer asphaltée, stationnement à volonté»; «Les coupons de circulaire et le panier le moins cher»; «Aucune envie de prendre le bateau, ni même l’échangeur Turcot»; «L’un la travestit, l’autre l’appauvrit»; «murmurée humblement, par le vent du changement». Dernier exemple de ce type : «Disons “Non” aux chantres de l’immobilisme pathétique, et scandons en cœur le revitalisme politique !» À d’autres moments, c’est l’accumulation qui l’emporte : «Nous ne sommes pas des anarchistes, nous ne sommes pas des souverainistes, ni des fédéralistes, nous ne sommes aucunement maoïstes, stalinistes ou castristes»; «Une planification énergétique se voulant systématique et s’orientant sur le long terme implique un minimum de pouvoir décisionnel politique».

Enfin, on rapprochera ce traitement éclectique de la rime de l’épiphore du onzième paragraphe : toutes les phrases se terminent par le mot «échec».

Autrement dit : sans être un ver d’oreille, ça sonne régulier.

La rythmique rap qu’on vient de décrire est surtout active dans la première moitié du texte. Serait-ce l’effet de l’écriture à plusieurs mains ? Quoi qu’il en soit, voilà un manifeste à chanter.