Trois néologismes du dimanche matin

Vous ne faites pas confiance à Stephen Harper, l’ex (?)-premier ministre du Canada ? C’est en effet un Harpercrite, dit @NotLisaRaitt. À chacun, d’ici lundi, jour du scrutin, de se faire son idée.

Vous en avez assez d’entendre les médias et votre entourage vanter la bonne odeur du papier des vrais livres ? Selon Ben Ehrenreich, dans la Los Angeles Review of Books du 18 avril 2011, ils souffrent de bibilionecrophilia, «the retreat of the print-faithful into a sort of autistic fetishization of the book-as-object». Ça devrait les faire taire.

Vous ne voulez pas jailbreaker votre iPhone ? En France, la Commission générale de terminologie et de néologie vous suggère de le débrider. La proposition est bienvenue.

Gilles Duceppe rappeur ?

À la suite du débat des chefs du 13 avril — il s’agit de politique fédérale canadienne —, l’Oreille tendue s’est penchée sur la langue parlée par les principaux chefs de parti canadiens (c’est ici).

C’était avant de découvrir une publicité électorale quasi chantée, celle du chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe. Elle existe en version courte (pour la radio) et en version longue (en vidéo, sous le titre «Pour qu’on nous entende parler Québec !»).

L’Oreille se tend triplement à son écoute.

 

On sent Gilles Duceppe juste sur le point de se mettre à rapper, à suivre vraiment la musique, à jouer de la voix (pour attirer les voix, à coup de «huit millions»). Va-t-il continuer à psalmodier ? Va-t-il au contraire se laisser entraîner par le rythme ? Va-t-il céder au plaisir des rimes ? Elles sont nombreuses, à défaut d’être riches : «Y a des fois où t’avances / T’avances»; «Pourquoi est-ce qu’on fait tout ça ? / Pourquoi je fais tout ça ?»; «Laissez pas les autres occuper toute la place / Laissez-les pas décider à vot’ place»; «Parlez, textez, écrivez, puis surtout, utilisez votre voix, allez voter». Sur la bande vidéo, il ne franchit pas le pas; à la radio, presque.

On ne connaîtra donc pas ses talents d’interprète. On pourra, en revanche, mettre en doute ses capacités en géopolitique. «Ils vont nous entendre parler Québec jusqu’au Canada», dit-il, sur les deux supports. Pourquoi n’a-t-on pas prévenu l’Oreille tendue que l’indépendance la souveraineté du Québec était déjà faite et que la province ne faisait plus partie du Canada ? Ce doit bien être le cas si l’on peut distinguer aussi clairement la partie du tout.

«À la fin de la journée», dit le crypto-rappeur, sur fond de neige fondante. Comme dans ce «At the end of the day» si prisé des anglophones, eux qui forment le «nous» de «nous entendre» ? Cet emprunt serait bien ironique.

Portrait (journalistique) de groupe

What does Quebec want ? se demandait-on au Canada anglais dans les années 1960. Voici douze éléments de réponse.

Selon des manchettes des dernières semaines, «Les Québécois»…

…«souhaitent une industrie minière en santé qui ne mine pas leur environnement» (le Devoir, 11 février 2011, p. A7).

…«veulent rénover vert» (la Presse, 12 février 2011, cahier Mon toit, p. 1).

…«rejettent les baisses d’impôts aux entreprises» (le Devoir, 14 février 2011, p. A3).

…«appuieraient une coalition» (la Presse, 25 février 2011, p. A14).

…«ont le goût du changement» (la Presse, 26 février 2011, cahier Plus, p. 6).

…«doivent toucher leur dû» (le Devoir, 2 mars 2011, p. B3).

…«s’illusionnent sur la valeur de leur maison» (la Presse, 9 mars 2011, cahier Affaires, p. 6).

…«jugent le hockey trop violent» (la Presse, 10 mars 2011, p. A2).

…«ne partagent toutefois pas [la] position [de François Legault] en éducation» (le Devoir, 14 mars 2011, p. A2).

…«préfèrent l’opposition» (la Presse, 9 avril 2011, p. A37).

…«paient cher la désorganisation en oncologie» (le Devoir, 15 avril 2011, p. A2).

…«s’éclatent au jardin» (la Presse, 23 avril 2011, cahier Mon toit, p. 2).

On a les miroirs qu’on peut.

P.-S. — L’Oreille tendue a emprunté l’idée de ce bref florilège titrologique à Pierre Popovic.

De la difficulté de dire l’autre

Se dire, et dire l’autre auprès de soi, sont parfois des choses difficiles.

L’Oreille tendue a déjà noté que la catégorie Blanc a une étrange extension au Québec, puisqu’elle désigne n’importe quel non-autochtone.

Au fil des ans, les francophones qui vivent dans la Belle Province ont changé d’étiquette identitaire, ce qui a eu pour conséquence de modifier aussi celle des anglophones.

Les communautés qui ne sont pas de souche posent aussi des problèmes d’identification. Deux exemples. Sur Twitter, le 13 avril, on débat du débat. Cela donne, entre autres choses : «Pas encore vu une seule question de jeunes. Et pas beaucoup d’ethnies» (@PascalHenrard). Un marchand de voitures, cité dans la Presse du 9 avril, raconte la visite (promotionnelle) d’un joueur des Canadiens de Montréal dans son commerce : «La foule de P.K. [Subban] était un peu plus jeune et comprenait une plus grande portion d’ethnies» (cahier Sports, p. 6).

Entendons «proportion» plutôt que «portion» — ce qui évitera de se demander ce qu’est une «portion d’ethnies» — et concentrons-nous une seconde sur «ethnies» utilisé comme substantif pour désigner, non pas un «Ensemble d’individus que rapprochent un certain nombre de caractères de civilisation, notamment la communauté de langue et de culture» (le Petit Robert, édition numérique de 2010), mais des personnes jugées différentes de soi.

Dans la rubrique «ethnie, ethnique» de notre Dictionnaire québécois instantané, nous proposions en 2004 la définition et les exemples suivants :

Façon polie de désigner les autres (de peau ou de culture). Toi, Théo, t’es-tu une ethnie ? «Le balconnet broderie ethnique» est en vente chez Simons (publicité). «Pour en finir avec le vote ethnique» (le Devoir, 20-21 janvier 2001). «L’industrie s’éloigne du conservatisme pour courtiser ethnies et [baby-]boomers» (la Presse, 7 août 2002). «Marketing ethnique» (la Presse, 11 juin 2003). «Les ethnies secouées» (le Soleil, 14 novembre 2003).

Nous évoquions quelques (quasi-)synonymes : allophones, communautés culturelles, minorités visibles. Nous précisions que l’antonyme d’ethnies est gens d’ici ou pure laine.

Les choses ne paraissent pas avoir bougé des masses depuis 2004. Elles ne sont pourtant pas plus simples.

 

Référence

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

La langue (du débat) des chefs

Le Canada votera pour élire ses députés fédéraux le 2 mai. Mardi soir, les chefs des quatre principaux partis politiques canadiens — on avait choisi de ne pas inviter la chef du Parti vert, Elizabeth May — ont participé à un débat télévisé en anglais. Hier soir, mercredi, rebelote, en français.

L’Oreille s’est tendue la première fois le 14 juin 2009 pour commenter «Le français de Michael Ignatieff», le chef du Parti libéral. Elle a aussi eu l’occasion de parler de la langue de Gilles Duceppe, lui qui dirige le Bloc québécois. Si elle a mentionné, par exemple ici, le nom de Stephen Harper, le premier ministre sortant, ce n’est jamais pour des questions linguistiques. Elle n’avait pas eu l’occasion, à ce jour, de parler du leader du Nouveau parti démocratique, Jack Layton. Elle a donc décidé de profiter du débat d’hier soir pour rassembler quelques réflexions sur le français des quatre dirigeants, réflexions de groupe ou spécifiques à chacun.

(Elle aurait aussi pu dire un mot d’Anne-Marie Dussault, une des coanimatrices, affirmant, au début de la soirée, «Notre rôle sera de s’assurer», mais elle s’en abstiendra : la maîtrise du pronom réfléchi est chose bien délicate, semble-t-il.)

On peut s’amuser à regrouper les chefs selon divers facteurs. En matière de féminisation automatique («Les Québécois et les Québécoises, les hommes et les femmes»), Gilles Duceppe (Bloc québécois) l’emporte haut la main, suivi par Jack Layton (Nouveau parti démocratique), puis loin derrière par Stephen Harper (Parti conservateur); Michel Ignatieff (Parti libéral) ne s’y est pas livré une seule fois. Si le leader du Bloc québécois n’a pas de problème d’accord en genre ou en nombre ni de concordance des temps — c’est la moindre des choses —, les autres ont du mal : constamment (Layton), très souvent (Harper), à l’occasion (Ignatieff).

Sur le plan individuel, des tendances se manifestent chez les uns et les autres.

Gilles Duceppe, pour qui la langue est l’«âme» de la nation, faisait des efforts évidents pour ne pas utiliser trop de tours populaires; voilà pourquoi il préférait nettement «cela» à «ça» et qu’il employait des tournures peu naturelles au Québec à l’oral («qui plus est», «dirais-je», «devrais-je dire», «or cela»). Le débat était découpé en six segments — la gouvernance, l’économie, les valeurs, les politiques sociales, la place du Québec dans le Canada, la place du Canada dans le monde — et c’est pendant l’avant-dernier que le registre duceppien a changé : «ben sûr», «han», «ben beau», «djiaime» (GM, General Motors), «eh ! Seigneur !», «pis». De toute évidence, le sujet lui tenait tellement à cœur qu’il en venait à influencer sa façon de parler. Pour le plaisir, on notera qu’il est le seul à avoir eu recours (volontairement) à des phrases en anglais : «Father knows best», «My way or no way».

Quand Stephen Harper parle français, on a fréquemment l’impression de voir les pages de sa grammaire défiler dans sa tête. Le débat du 13 avril ne faisait pas exception, encore que le premier ministre ait souvent paru moins guindé — toutes choses étant relatives par ailleurs — qu’au débat en anglais : le fait d’avoir à tourner plusieurs fois sa langue dans sa bouche avant de parler l’empêchait d’exercer l’autocontrôle qui lui donnait l’air, la veille, d’un robot (pas très bien programmé il est vrai). À un moment, quand il a été question de la caisse de l’assurance-emploi, on l’a même vu ne plus trouver ses mots. Il s’est essayé à quelques québécismes, certains communs («broche-à-foin», «des djobbes», «tannés»), d’autres de son cru («des peines [de prison] de bonbon»). Les tournures anglaises étaient nombreuses chez lui : «on tente de s’adresser à des problèmes», «par 2015» (by 2015), «notre militaire» (our military). Pancanadianisme oblige, il est le seul à avoir salué les Brayons; le remercieront-ils en votant pour lui ?

La chef du Parti libéral, qui lui aussi en a appelé à son «âme» en matière de langue, a fait moins de fautes que les autres anglophones du plateau : sa maîtrise des normes linguistiques, sans être parfaite, est nettement meilleure que la leur. Il était moins porté qu’eux sur les formules populaires (à l’exception d’un «Ils sont pus capables»). Il se servait de moins d’anglicismes ou de tournures venues directement de l’anglais («alternative», «une instance claire»). Il a eu du mal avec quelques pronoms («lui aider») et quelques accords («C’est moi qui va»), mais il était en bonne compagnie. En revanche, et contrairement aux autres, il était obsédé par certains mots, notamment «clair», qu’il ne cessait de répéter au début de la soirée; ça s’est calmé par la suite. Il est le seul à avoir parlé de «vivre-ensemble» et du «bâton magique» de Stephen Harper en matière de répression de la criminalité (on s’en est beaucoup gaussé sur Twitter).

Des trois participants anglophones, Jack Layton est celui qui a le moins d’inhibition en français. Il aime bien dire qu’il est né au Québec et on peut légitimement penser qu’il en a appris la langue officielle dans la rue plutôt que sur les bancs d’école. Il n’a aucune idée ni du genre ni du nombre, il utilise des anglicismes sans état d’âme («un cap», «le carjacking»), il aime les tournures populaires («Ça n’a pas de bon sens») et il n’hésite pas à inventer des mots («le prononcement») ou à les employer de travers («le promouvoir de la paix»). Cette absence d’inhibition explique peut-être qu’il soit le seul à avoir tenté de faire de l’humour («On commence à s’amuser», a-t-il lancé au second coanimateur, Paul Laroque), à proposer des métaphores (quand il faisait du Bloc québécois une équipe de hockey composée uniquement de défenseurs) et à emprunter des formules à d’autres formations politiques (il a évoqué trois fois «les conditions gagnantes pour le Canada au Québec», prenant ces «conditions gagnantes» à l’arsenal rhétorique des souverainistes). On se demande cependant comment il a pu appeler la Loi 101 (la Charte de la langue française) la Loi 102; ce n’était pas le bon soir pour ça, le débat s’adressant pour l’essentiel à la population francophone du Québec.

Quelles conclusions tirer de ces remarques sur le vif ? Que le bilinguisme des aspirants premiers ministres existe, mais qu’il est plus laborieux chez certains que chez d’autres. On ne peut pas dire que ce soit une grande surprise. Ni bon signe pour l’état du français au Canada.