L’art du portrait paternel, avec légumes

Jean-François Chassay, les Taches solaires, 2006, couverture

«Ses trois filles de 18, 16 et 15 ans, enveloppées d’une pâle beauté mystérieuse, étaient par ailleurs saines et prosaïques comme des betteraves. Son fils de 13 ans, excité comme un pou mais silencieux comme ce n’est pas permis, évoquait davantage à Jean Beaudry l’aspect frustre du navet.»

Jean-François Chassay, les Taches solaires. Roman, Montréal, Boréal, 2006, 366 p., p. 164.

Portrait anthume et portrait posthume

Jean Echenoz, Je m'en vais, 1999, couverture

«Malgré les qualités professionnelles de Delahaye, ses apparences jouaient contre lui. Delahaye est un homme entièrement en courbes. Colonne voûtée, visage veule et moustache en friche asymétrique qui masquait sans régularité toute sa lèvre supérieure au point de rentrer dans sa bouche, certains poils se glissant même à contresens dans ses narines : trop longue, elle a l’air fausse, on dirait un postiche. Les gestes de Delahaye sont ondulants, arrondis, sa démarche et sa pensée également sinueuses, et, jusqu’aux branches de ses lunettes étant tordues, leurs verres ne résident pas au même étage, bref rien de rectiligne chez lui. […] Il est, chacun peut l’observer, des personnes au physique botanique. Il en est qui évoquent des feuillages, des arbres ou des fleurs : tournesol, jonc, baobab. Delahaye, quant à lui, toujours mal habillé, rappelle ces végétaux anonymes et grisâtres qui poussent en ville, entre les pavés déchaussés d’une cour d’entrepôt désaffecté, au creux d’une lézarde corrompant une façade en ruine. Étiques, atones, discrets mais tenaces, ils ont, ils savent qu’ils n’ont qu’un petit rôle dans la vie mais ils savent le tenir.»

«Non content de n’être pas mort, ce qui finalement ne surprenait Ferrer qu’à peine, Delahaye avait beaucoup changé en quelques mois. Il s’était même transformé. Le fatras d’angles obtus et flous qui avaient toujours défini sa personne avait cédé la place à un faisceau de lignes et d’angles acérés, comme si tout cela avait fait l’objet d’une excessive mise au point. / Tout n’était plus à présent chez lui […] que traits impeccablement tirés : sa cravate dont on avait toujours connu, quand il en portait une, le nœud décalé sous un angle ou l’autre de son col de chemise, le pli de son pantalon qu’on n’avait perçu qu’évanoui car poché à hauteur des genoux, son sourire même qui dans le temps ne tenait pas la route et s’amollissait vite, s’arrondissait, s’érodait comme un glaçon sous les tropiques, sa raie aléatoire sur le côté, sa ceinture diagonale, les branches de ses lunettes et jusqu’à son regard même — bref tous les segments ébauchés, brouillés, inachevés et confus de son corps avaient été redressés, raidis, amidonnés. Les poils incontrôlés de sa moustache informe avaient eux-mêmes été fauchés au profil d’une droite impeccable, fil parfait soigneusement taillé, comme tracé au pinceau fin dans un style latin au ras de la lèvre supérieure. […] Ce faisant, de dos, [Ferrer] observait les vêtements de son ancien assistant : dans ce domaine également les choses avaient changé. Son complet croisé en flanelle anthracite semblait lui servir de tuteur tant l’homme se tenait à présent droit. Comme il se retournait pour s’asseoir, Ferrer nota une cravate nuit sur chemise à fines rayures perle, aux pieds des richelieus couleur de meuble ancien, et son épingle de cravate et ses boutons de manchettes émettaient des éclats éteints, sourdes sonorités d’opale muette et d’or dépoli, en somme il était habillé comme Ferrer aurait toujours souhaité, à la galerie, qu’il le fût. Seul accroc dans le tableau quand Delahaye se laissa tomber dans un fauteuil et que les revers de son pantalon se haussèrent : les élastiques de ses chaussettes semblaient hypotendus.»

Jean Echenoz, Je m’en vais. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 252 p., p. 26-27, p. 28-29 et p. 228-230.

Trois portraits pour le prix d’un

Jean Echenoz, Je m'en vais, 1999, couverture

«Mardi matin, Ferrer avait rendez-vous à la galerie avec l’expert qui se présenta flanqué d’un homme et d’une femme : ses assistants. L’expert s’appelait Jean-Philippe Raymond, petite cinquantaine d’années, noiraude silhouette aiguë de couteau de chasse drapée dans des vêtements trop grands, élocution confuse, moue dubitative et regard pointu. Il se déplaçait avec une prudence instable et déséquilibrée, se retenant au dossier des chaises comme à un bastingage par force 9 sur l’échelle de Beaufort. Ayant déjà eu recours deux ou trois fois à ses services, Ferrer le connaissait un peu, cet expert. Son assistant marchait avec plus d’assurance, s’aidant en cela par extraction continue d’arachides grillées du fond de sa poche et s’essuyant les doigts toutes les cinq minutes sur un Kleenex translucide. Quant à l’assistante, qui devait aller sur ses trente ans, elle répondait froidement au prénom de Sonia. Blonde aux yeux beiges et beau visage austère dénotant la glace ou la braise, tailleur noir et chemisier crème, ses mains ne cessaient d’être occupées par un paquet de Benson d’un côté, un mobile Ericsson de l’autre.»

Jean Echenoz, Je m’en vais. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1999, 252 p., p. 115-116.

Pour saluer Christian Gailly

L’Oreille tendue ne prétend pas être une spécialiste de Christian Gailly. C’est, en revanche, un romancier qu’elle aimait lire.

Dans ce blogue, il a été question de son art de la variation, de son vocabulaire (autobus à soufflet, inciser, onclicide, saule, tacautacer, thermos), de son rapport aux gares et aux voitures, de l’utilisation du magnétophone par un de ses personnages, des idiotismes de métier de la dentiste de l’Incident (1996).

Sa maîtrise du portrait bref forçait l’admiration : dans les Évadés (1997, ici et ), dans la Passion de Martin Fissel-Brandt (1998), dans Dernier amour (2004), dans les Oubliés (2007).

Christian Gailly vient de mourir.

 

«La vie est comme ça,
on n’arrête pas de recommencer
et un jour on en meurt»
(Lily et Braine, 2010).

(Merci à @edesplanques pour la citation.)

Portrait d’un non-frileux

Portrait de Michel Ardan

«C’était un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu voûté déjà, comme ces cariatides qui portent des balcons sur leurs épaules. Sa tête forte, véritable hure de lion, secouait par instants une chevelure ardente qui lui faisait une véritable crinière. Une face courte, large aux tempes, agrémentée d’une moustache hérissée comme les barbes d’un chat et de petits bouquets de poils jaunâtres poussés en pleines joues, des yeux ronds un peu égarés, un regard de myope, complétaient cette physionomie éminemment féline. Mais le nez était d’un dessin hardi, la bouche particulièrement humaine, le front haut, intelligent et sillonné comme un champ qui ne reste jamais en friche. Enfin un torse fortement développé et posé d’aplomb sur de longues jambes, des bras musculeux, leviers puissants et bien attachés, une allure décidée, faisaient de cet Européen un gaillard solidement bâti, “plutôt forgé que fondu”, pour emprunter une de ses expressions à l’art métallurgique.

Les disciples de Lavater ou de Gratiolet eussent déchiffré sans peine sur le crâne et la physionomie de ce personnage les signes indiscutables de la combativité, c’est-à-dire du courage dans le danger et de la tendance à briser les obstacles; ceux de la bienveillance et ceux de la merveillosité, instinct qui porte certains tempéraments à se passionner pour les choses surhumaines; mais, en revanche, les bosses de l’acquisivité, ce besoin de posséder et d’acquérir, manquaient absolument.

Pour achever le type physique du passager de l’Atlanta, il convient de signaler ses vêtements larges de forme, faciles d’entournures, son pantalon et son paletot d’une ampleur d’étoffe telle que Michel Ardan se surnommait lui-même “la mort au drap”, sa cravate lâche, son col de chemise libéralement ouvert, d’où sortait un cou robuste, et ses manchettes invariablement déboutonnées, à travers lesquelles s’échappaient des mains fébriles. On sentait que, même au plus fort des hivers et des dangers, cet homme-là n’avait jamais froid, — pas même aux yeux.»

Jules Verne, De la Terre à la Lune, Paris, Le livre de poche. Jules Verne, 1966, 364 p. et un cahier non paginé sur Jules Verne, p. 221-224.

P.-S. — Le nom Ardan est une anagramme de Nadar, celui-ci ayant servi de modèle au personnage (p. 374).