Portrait criminocapillaire du jour

Olympe de Gouges, «Femme, réveille-toi !», 2014, couverture

«Tu te dis l’unique auteur de la Révolution, tu n’en fus, tu n’en es, tu n’en seras éternellement que l’opprobre et l’exécration. Je ne m’épuiserai pas en efforts pour te détailler; en peu de mots, je vais te caractériser. Ton souffle méphétise l’air pur que nous respirons actuellement, ta paupière vacillante exprime malgré toi toute la turpitude de ton âme, et chacun de tes cheveux porte un crime.»

Olympe de Gouges, «Pronostic sur Maximilien de Robespierre par un animal amphibie» (5 novembre 1792), dans «Femme, réveille-toi !» Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne et autres écrits, édition présentée par Martine Reid, Paris, Gallimard, coll. «Folio 2 €», 5721, 2014, 99 p., p. 73-78, p. 73-74.

Accouplements 121

Pierre Lemaitre, Couleurs de l’incendie, 2018, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Lemaitre, Pierre, Couleurs de l’incendie. Roman, Paris, Albin Michel, 2018. Édition numérique.

«Il avait deux filles montées en graine, aux jambes maigres, aux genoux cagneux et à l’acné épanouie, qui pouffaient de rire en permanence, ce qui les contraignait à masquer avec la main la denture épouvantable qui faisait le désespoir de leurs parents; on aurait dit qu’à leur naissance, un dieu démoralisé avait balancé à chacune une poignée de dents dans la bouche, les dentistes étaient consternés; sauf à tout éradiquer et à leur poser un râtelier dès la fin de leur croissance, elles étaient promises à vivre derrière un éventail toute leur vie.»

Girard, Jean-Sébastien, émission la Soirée est encore jeune, radio de Radio-Canada, 8 septembre 2018, 11e minute.

«Tous les deux, on a une dentition qu’on pourrait qualifier de créative. Dans le monde de la santé dentaire, on appelle ça une dentition indépendante […] parce que chaque dent se crisse de l’autre.»

Portraits criminels en regard

Mémoires de madame de Genlis, éd. de 2004, couverture

«Ma mère loua une petite maison dans la rue d’Aguesseau : elle recevait quelques gens de lettres, entre autres Sainte-Foix, auteur des Essais sur Paris, de la jolie comédie de l’Oracle et de celle des Grâces, et de quelques autres petites pièces de théâtre : sa tournure et ses manières contrastaient étrangement avec la grâce de ces agréables productions; il avait un ton brusque et grossier, un visage affreux et la physionomie la plus rude et la plus sinistre. Une comédienne très spirituelle, mademoiselle Bryant, disait de lui et de M. Bertin le poète, qui avait un visage long et pâle, les joues pendantes, les yeux éteints et le regard sombre, que le premier (Sainte-Foix) ressemblait au crime et le second au remords.»

Mémoires de madame de Genlis, édition présentée et annotée par Didier Masseau, Paris, Mercure de France, coll. «Le temps retrouvé», 2004, 390 p., p. 96. Édition originale : 1825.

Portrait avec prépositionnaires et zeugmes

Dominique Fortier et Nicolas Dickner, Révolutions, 2014, couverture

«Il y a environ trois ans de cela, alors que je cherchais sur Kijiji un chat qui pourrait servir de compagnon à Fido, je suis tombée sur une annonce anormalement bien rédigée : non seulement on avait pris la peine de faire des phrases complètes pour décrire les chatons avec une précision non dénuée d’humour, mais les divers accents étaient là où on les attendait et les participes passés, correctement accordés. Nous sommes allés voir la bête, une petite birmano-orientale au pelage lilas que nous avons illico baptisée Violette. L’appartement où vivaient ces chatons était d’une propreté presque suspecte, tout s’y trouvait impeccablement rangé, les chatons eux-mêmes, sur un couvre-lit d’une blancheur éclatante, semblaient avoir été lavés aux dix minutes depuis leur naissance. Dans le salon, une grande bibliothèque où j’ai coulé un regard curieux : une enfilade de dictionnaires et de grammaires, une collection de prépositionnaires, d’autres ouvrages de références dont je n’avais jamais même entendu parler. J’ai regardé avec plus d’attention la jeune femme qui nous avait accueillis et me suis enquise, d’un ton faussement désinvolte : “Vous faites quoi, dans la vie ?” Mais je savais déjà que c’était la terrasseuse de zeugmes et la pourfendeuse d’anacoluthes que j’avais cessé d’espérer. Et puis, elle s’appelait, comme le dictionnaire, Robert

Dominique Fortier, dans Dominique Fortier et Nicolas Dickner, Révolutions, Québec, Alto, 2014, 424 p., p. 197-198.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 6 octobre 2014.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’art du portrait sous-marin

Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, 1871, couverture«Le second inconnu mérite une description plus détaillée. Un disciple de Gratiolet ou d’Engel eût lu sur sa physionomie à livre ouvert. Je reconnus sans hésiter ses qualités dominantes, — la confiance en lui, car sa tête se dégageait noblement sur l’arc formé par la ligne de ses épaules, et ses yeux noirs regardaient avec une froide assurance; — le calme, car sa peau, pâle plutôt que colorée, annonçait la tranquillité du sang; — l’énergie, que démontrait la rapide contraction de ses muscles sourciliers; — le courage enfin, car sa vaste respiration dénotait une grande expansion vitale.

J’ajouterai que cet homme était fier, que son regard ferme et calme semblait refléter de hautes pensées, et que de tout cet ensemble, de l’homogénéité des expressions dans les gestes du corps et du visage, suivant l’observation des physionomistes, résultait une indiscutable franchise.

Je me sentis “involontairement” rassuré en sa présence, et j’augurai bien de notre entrevue.

Ce personnage avait-il trente-cinq ou cinquante ans, je n’aurais pu le préciser. Sa taille était haute, son front large, son nez droit, sa bouche nettement dessinée, ses dents magnifiques, ses mains fines, allongées, éminemment “psychiques” pour employer un mot de la chirognomonie, c’est-à-dire dignes de servir une âme haute et passionnée. Cet homme formait certainement le plus admirable type que j’eusse jamais rencontré. Détail particulier, ses yeux, un peu écartés l’un de l’autre, pouvaient embrasser simultanément près d’un quart de l’horizon. Cette faculté, — je l’ai vérifié plus tard, — se doublait d’une puissance de vision encore supérieure à celle de Ned Land. Lorsque cet inconnu fixait un objet, la ligne de ses sourcils se fronçait, ses larges paupières se rapprochaient de manière à circonscrire la pupille des yeux et à rétrécir ainsi l’étendue du champ visuel, et il regardait ! Quel regard ! comme il grossissait les objets rapetissés par l’éloignement ! comme il vous pénétrait jusqu’à l’âme ! comme il perçait ces nappes liquides, si opaques à nos yeux, et comme il lisait au plus profond des mers !…»

Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, Paris, J. Hetzel et cie, 1871, 436 p., p. 52-53. Illustré de 111 dessins par de Neuville.