Toujours pas

Dès sa naissance, l’Oreille tendue a déploré l’usage fréquent, au Québec, du verbe quitter sans complément d’objet direct, comme dans «J’ai quitté» mis pour «Je suis parti». C’est une de ses marottes. C’est comme ça. Elle lui a même consacré toute une rubrique.

Cela étant, elle ne se fait pas d’illusion : cet usage est là pour rester.

Elle n’en tique pas moins devant pareille publicité, tirée de la Presse+ du 23 juin :

«Déménager, ça veut aussi dire quitter», publicité pour Best Buy, 23 juin 2018

Quitter quoi ? Qui ?

 

[Complément du 2 juillet 2018]

L’Office québécois de la langue française trouverait à redire, pour sa part, à ce «disposer de», au sens de «jeter».

Theo sur le gril

Playing with Fire, Montréal, 2017, programme, couverture

L’Oreille tendue est sortie hier soir : elle est allée au Centaur Theatre, à Montréal, voir Playing with Fire. The Theo Fleury Story, une pièce sur Theoren Fleury — c’est du hockey — signée par Kirstie McLellan Day et mise en scène par Ron Jenkins. (Ce n’est pas la première fois que l’Oreille cause gouret et cothurne; voyez ici.)

On y raconte, dans l’ordre chronologique, la vie de ce joueur longtemps associé aux Flames de Calgary, sa carrière, puis sa découverte de l’alcool et de la drogue, ce qui a entraîné sa déchéance, jusqu’au bord du suicide, avant qu’il puisse voir la lumière au bout du tunnel. Il y a du pour : il a joué dans la Ligue nationale de hockey de 1988-1989 à 2002-2003, il a remporté la coupe Stanley en 1989, il a marqué 51 buts en 1990-1991, il a gagné la médaille d’or aux jeux Olympiques de 2002 à Salt Lake City avec l’équipe du Canada — tout cela à une époque où les petits joueurs (1,68 mètre, 82 kilos) n’avaient pas la cote auprès des équipes professionnelles nord-américaines. Il y a du contre : il a été activement impliqué dans une des pires bagarres de l’histoire du hockey junior international, en 1987, en Tchécoslovaquie, contre les Soviétiques; il a déjà frappé les mascotte des Sharks de San Jose; selon son propre témoignage, il aurait perdu plusieurs dizaines de millions de dollars (drogue, alcool, jeu, sexe). Et il y a un secret longtemps caché : adolescent, lui qui venait d’une famille dysfonctionnelle, il a été agressé sexuellement par un de ses entraîneurs, Graham James. Il lui a fallu des décennies pour le dire et essayer de s’en remettre.

Dans le rôle de Fleury, Shaun Smyth livre une éblouissante performance physique : sur patins, équipement de hockey sur le dos, il monologue pendant plus de deux heures (moins un entracte). On le voit patiner, lancer au filet, mettre et enlever ses gants ou son casque, foncer dans les bandes, fumer, répondre au téléphone, s’asseoir presque dans la salle pour raconter les agressions dont il a été la victime, passer d’un maillot à l’autre, selon l’équipe pour laquelle il joue (de Russell, Manitoba, à Chicago, en passant par Winnipeg, Moose Jaw, Salt Lake City, Calgary, Denver et New York).

Le décor ? Une petite patinoire, faite d’une matière synthétique, avec de la publicité sur les bandes, la même que dans le programme du théâtre qui accueille la pièce. De chaque côté de la patinoire, à l’extérieur, des tas de (fausse) neige et des lumières de but; à l’intérieur, deux filets et des rondelles, à quoi s’ajoute une malle, pour la deuxième partie du spectacle. En fond de scène, le banc des joueurs, dont les baies vitrées font office de miroir. Au-dessus, un écran plus large que haut, sur lequel défilent, souvent floues, des images : plans, photos, cartes de joueurs, films d’amateurs, extraits de matchs, vidéos musicales (par exemple, la chanson «Red Hot», interprétée par les joueurs des Flames de Calgary, en 1987, au profit d’une œuvre de bienfaisance).

Certains effets visuels sont particulièrement réussis : l’inscription du nom de Fleury en langage des signes sur l’écran surplombant la scène; une pluie de gants de hockey tombant des cintres pendant la bagarre en Tchécoslovaquie; une minisurfaceuse passant sur la patinoire durant l’entracte; un jeu, tout à fait simple, avec un bâton et un gant, pour révéler un des souhaits les plus profonds de Fleury (qu’un adulte prenne par la main l’enfant qu’il a été). Il est des effets qui se répondent : Fleury sniffe une ligne de cocaïne sur la barre transversale d’un but, puis sur le rebord de sa malle.

L’auteure et le metteur en scène sont sensibles au folklore du hockey. Avant le début du spectacle, sur un fond de bruits associés au hockey (patin sur la glace, rondelle frappée par un bâton), un quiz est proposé aux spectateurs, sur l’écran géant. Des questions portent sur l’histoire du hockey en général, d’autres sur le hockey à Montréal (l’émeute Maurice-Richard de 1955) ou à Calgary («Who is the Flames’ Mascot ?»). Le spectacle s’ouvre sur l’hymne national canadien, en version bilingue, interprété par une jeune femme portant le maillot de l’équipe de Calgary. La bande musicale est soignée, avec son lot de succès du siècle dernier («Eye of the Tiger», «Na Na Na Na Hey Hey Good Bye», «Hit me with your Best Shot», «We Are the Champions»), mais on y entend aussi la célèbre «The Hockey Song» (1972) de Stompin’ Tom Connors. Le contenu est calibré selon le public, du moins à Montréal : en 1989, les Flames y ont gagné la Coupe Stanley contre les Canadiens, «your guys», dit le hockeyeur-comédien parlant directement au public; les fantômes du Forum sont évoqués, de même que plusieurs joueurs de l’équipe, Maurice Richard, Jean Béliveau, Guy Lafleur, Guy Carbonneau. Les superstitions de Fleury (avant chaque match, mettre le genou sur la glace, ramasser des copeaux de glace et les lancer dans les airs, se signer) sont expliquées et montrées. La Coupe Stanley a droit à une présentation à part (et à des caresses).

Puis, à la fin, ça se gâte. Après la pluie de gants de la première partie, les faux flocons de la deuxième — hiver canadien oblige — paraissent bien convenus. Surtout, la fin du spectacle est moralisatrice, avec son message sur la nécessité de croire en soi-même pour se tirer de situations que l’on ne souhaite plus vivre. L’Oreille a alors eu l’impression d’assister à une publicité pour une agence vendant de la croissance personnelle. Le théâtre avait disparu.

C’est dommage, car le reste de Playing with Fire. The Theo Fleury Story valait mieux que cela.

P.-S.—La pièce est tirée de l’autobiographie publiée par Fleury en 2009. Elle a été créée en 2012 et elle tourne depuis.

Voyage avec une oreille

L’Oreille tendue s’est absentée de son pavillon quelques jours en juillet-août, d’abord au Québec, puis aux États-Unis, avant d’y revenir. Elle ne s’est pas détendue pour autant. Notes.

Elle peine elle-même à y croire : après une interruption de presque sept lustres, pendant ses vacances, elle a refait du camping. C’était au Parc national d’Oka. Le scrabble en plein air, particulièrement son coup d’ouverture, ça s’est bien passé. Le dos de l’Oreille ne saurait en dire autant.

Au scrabble, à Oka, «vergers»

Pour aller dans ce parc, quand on est montréalais, il faut quitter les «districts urbains», quoi que soient les «districts urbains».

Un «district urbain» en ville / à Montréal

À Oka, il y a un camping et une plage. Des sources conjugales proches de l’Oreille ont fréquenté la seconde. Au retour, elles avaient une question linguistique : quel est le féminin de douchebag ?

Posture; du coup : le livre que lisait l’Oreille — le plus loin possible de la plage — a évidemment été publié en 2017 par des universitaires francophones.

Comment sentir, dans son corps, que l’on est aux États-Unis ? Les routes sont moins cabossées que celles du Québec. Le sel est partout. Les portions n’ont rien à voir avec l’appétit d’un humain normalement constitué.

Taux de change oblige, l’Oreille s’est contentée, cette année, de 18 trous de minigolf. (Elle a gagné, comme au scrabble.)

S’agirait-il, à Stowe, au Vermont, d’un hommage déguisé à un ancien chef du Parti québécois ?

Parizo Trails, Stowe, Vermont

Un samedi soir, dans le jardin familial, le fils cadet de l’Oreille pratique ses longues remises — c’est du football — en se filmant sur son iPad. On n’arrête pas le progrès.

Les vacances, c’est fait pour lire — et pour pratiquer ses longue remises —, mais c’est aussi fait pour se remplir les oreilles. Au menu, cet été, il y a eu la série de baladodiffusions S•Town. Le premier épisode — pardon : le premier «chapitre» — est longuet, mais l’information inattendue livrée au deuxième accroche l’auditeur pour de bon.

Dans le quotidien belge le Soir, l’excellent Michel Francard a consacré quatre livraisons de sa chronique «Vous avez de ces mots» au français parlé au Québec : sur les amérindianismes (1er juillet), sur les québécismes (7 juillet), sur les anglicismes (15 juillet), sur les néologismes (22 juillet). Lecture recommandée, où que l’on soit.

En tournée montréalaise pour cause de 375e anniversaire, la Comédie-Française a présenté Lucrèce Borgia : décor magnifique, musique justement hollywoodienne, jeu soutenu, mise en scène cohérente. On notera toutefois que Victor Hugo ce n’est pas exactement Marivaux. Amateurs de subtilité (textuelle) s’abstenir.

Au Musée McCord, on propose une courte rétrospective des 50 ans de caricature d’Aislin. Le catalogue, à lui seul, vaut le détour — à cause de son regard sans complaisance sur la politique, certes, mais aussi sur le sport et sur Montréal, pour cause de 375e anniversaire, bis.

 

Référence

Mosher, Terry, From Trudeau to Trudeau. Aislin. Fifty Years of Cartooning, Aislin Inc. Publications, 2017, 280 p. Ill. Introduction de Bob Rae.