Les vacances, c’est du travail (2/2)

[Première partie ici.]

Qui a dit que la rhétorique antique, avec ses trois notions centrales, se perdait ?

Ethos, pathos, logos : État de New-York, juillet 2018

Pour s’en tenir à la partie de gauche de cette photo, prise dans l’État de New York en juillet 2018, l’Oreille avoue néanmoins s’interroger sur le signe mathématique (=) qui donne à penser qu’ethos, pathos et logos seraient dans un rapport d’équivalence. C’est un brin plus compliqué que cela.


Au début de ses vacances, l’Oreille était dans Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne. Par la suite, elle est passée à l’excellent Lambeau de Philippe Lançon, le récit autobiographique de ce survivant de l’attentat de Charlie hebdo en 2015. Trouver un lien entre les deux œuvres ? Bien sûr.

Je m’étais attaché à une chambre où j’avais tant vécu et survécu — où un mois avait pesé autant qu’une vie. Ce lieu était devenu mon royaume et mon sous-marin. Je n’avais ni sujets ni équipage, mais Louis XIV et le capitaine Nemo, c’était moi. Louis XIV surtout, car si comme Nemo j’avais embarqué dans mon aventure un équipage restreint d’amis, je n’avais pas comme lui déclaré la guerre à l’humanité. Je cherchais au contraire, plus que jamais, ici, à lui déclarer la paix (le Lambeau, p. 318).


Confession : il arrive à l’Oreille de passer un certain temps sans écouter «Radar Love» (Golden Earring, 1973). Qu’on se rassure : elle y revient toujours, surtout au volant.


Pionne un jour, pionne toujours.

 


Les dindons sauvages et les lièvres, dans le jardin, au petit matin, c’est mignon. Les nombreux phoques, près de la berge, c’est impressionnant. La moufette qui passe à l’attaque, en pleine nuit, à côté de la fenêtre de la chambre à coucher, non merci.


À la Hemingway, genre : «For sale : baby shoes, never worn

Pierre tombale, Harwich (Massachusetts), juillet 2018


Vieillesse ? Méforme ? Moustiques ? Cette année, çe sera 18 trous, et non 36. Mais avec une victoire à la clé.

Mini-golf (Massachusetts), juillet 2018


«Tu te souviens de l’adresse ? Il me semble qu’il y a un 8 dedans.»

Adresse, Harwich (Massachussets), juillet 2018


Les vacances, c’est aussi le jingle. L’Oreille, devant ce tweet, a en immédiatement improvisé / modifié un.

Accrochez-vous bien :

Dring, dring, dring,
Que désirez-vous ?
Proust, Proust, Proust,
Saint-Hubert BBQ.

(Explication ici et .)


La serveuse états-unienne se demande si nous voulons un verre d’eau supplémentaire. «No, we’re fine.» Son enthouisiasme nous étonne un brin : «Awesome.» Pas Colin Marshall : «Students of the English language who come to the United States must prepare themselves for just how badly Americans have debased its words : great, awesome, and even perfect, to name just three, now carry no particular connotation there but of a vague, undifferentiated, and often surprisingly mild positivity


Interrogation finale, dégotée chez le Notulographe (livraison servie le 5 août 2018) : «Et où passer de meilleures vacances que chez soi ?»


Références

Lançon, Philippe, le Lambeau, Paris, Gallimard, 2018, 509 p.

Marshall, Colin, «The Useless French Language and Why We Learn It», Los Angeles Review of Books, 2 août 2018.

Les vacances, c’est du travail (1/2)

Les vacances de l’Oreille tendue n’étaient pas encore commencées que la démolition de sa cuisine, si. Bref, des rénovations étaient à l’ordre du jour.

Cuisine en rénovation, Montréal, juillet 2018

Des ouvriers ont reconstruit ce que l’Oreille et consorts avaient détruit. Résonnaient alors les mots habituels de la construction : chimer (son emploi paraît universel, et ses emplois tout autant), drill (certaines perceuses seraient plus «viriles» que d’autres, dit-on) ou gléser (rendre un mur lisse, comme dans to glaze).

Une épiphanie littéraire est née de ces rénovations : les nouveaux tiroirs de la cuisine sont montés sur des roulements Blumotion. Cela rend — enfin — compréhensible un passage du roman Un parc pour les vivants de Sébastien La Rocque (2017) :

Elle fera glisser pour eux ses tiroirs de cuisine à fermeture automatique de style shaker d’un blanc laqué immaculé, qui s’ouvrent et se ferment grâce à la technologie du Blumotion de Blum, tout doucement, c’est ça, le progrès, la vie et la façon de concevoir la cuisine et ses objets sont révolutionnés — plus personne ne claquera une porte dans un excès de colère; régnera l’harmonie, et la médication s’occupera des malheureux (p. 35).

En effet, la colère devra désormais s’exprimer ailleurs que sur les tiroirs.


L’Oreille connaissait cette expression : «On n’avait pourtant pas toujours la pédale dans le tapis» (Maxime Raymond Bock, les Noyades secondaires, p. 176). Autrement dit : à fond. Sur Twitter, elle en découvre une variante locale.


«Mais, au moment où je m’y attendais le moins, je mis la main sur une merveille, je devrais dire sur une difformité naturelle, très-rare à rencontrer. Conseil venait de donner un coup de drague, et son appareil remontait chargé de diverses coquilles assez ordinaires, quand, tout d’un coup, il me vit plonger rapidement le bras dans le filet, en retirer un coquillage, et pousser un cri de conchyliologue, c’est-à-dire le cri le plus perçant que puisse produire un gosier humain» (Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, p. 175).

Même en vacances, l’Oreille reste tendue. Pas une seule fois, pourtant, elle n’a entendu le «cri de conchyliologue». Du moins, elle ne le croit pas, et ce n’est pas par manque de coquillages.


«Passaient aussi de grands chiens de mer, poissons voraces s’il en fut. On a le droit de ne point croire aux récits des pêcheurs, mais voici ce qu’ils racontent. On a trouvé dans le corps de l’un de ces animaux une tête de buffle et un veau tout entier; dans un autre, deux thons et un matelot en uniforme; dans un autre, un soldat avec son sabre; dans un autre enfin, un cheval avec son cavalier. Tout ceci, à vrai dire, n’est pas article de foi. Toujours est-il qu’aucun de ces animaux ne se laissa prendre aux filets du Nautilus, et que je ne pus vérifier leur voracité» (Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, p. 315).

L’Oreille n’a pas non plus croisé de grand chien de mer. Pourtant, elle était à la mer. C’est là où elle a vu, sans pousser de cri, des coquillages.


Dans l’État de New York, certains motels annoncent qu’ils ont des chambres pour fumeurs («Smoking Rooms»). Fidèle à ses saines habitudes de vie, l’Oreille évite résolument de telles chambres. Elle exige toujours une «Drinking Room».


Dilemme du jour. Se trouver sur la bonne route et lire, à l’arrière du camion qui nous précède, «Do not follow.» Suivre ou ne pas suivre, arriver à destination ou pas, telle est la question.


Elle a beau être vacancière, l’Oreille n’hésite jamais à se porter au secours des phrases malades, celle-ci, par exemple :

Tweet, le Devoir, 23 juillet 2018«Le suspect est Faisal Hussain» aurait suffi, non ?

À votre service.


Des sources conjugales proches de l’Oreille tendue en sont convaincues : les restaurants états-uniens sont sous-éclairés. Qu’ont-ils donc à cacher ?


Dans une précédente location, c’était Gérard de Villiers. Cette année, c’est Roger Angell. On n’arrête pas le progrès.

Bibliothèque, maison de location, Cape Cod, juillet 2018


A-t-on une personnalité différente quand on change de langue ? Cela peut arriver. L’Oreille le constate ces jours-ci. (Non, elle ne parle pas d’elle-même.)


Publicité du jour, en bord de route : «Clean Rest Room. New Seat.» Voilà qui est bien tentant.


[À suivre]

 

Références

La Rocque, Sébastien, Un parc pour les vivants. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2017, 167 p. Ill.

Raymond Bock, Maxime, les Noyades secondaires. Histoires, Montréal, Le cheval d’août, 2017, 369 p.

Verne, Jules, Vingt mille lieues sous les mers, Paris, J. Hetzel et cie, 1871, 436 p. Illustré de 111 dessins par de Neuville.

Toujours pas

Dès sa naissance, l’Oreille tendue a déploré l’usage fréquent, au Québec, du verbe quitter sans complément d’objet direct, comme dans «J’ai quitté» mis pour «Je suis parti». C’est une de ses marottes. C’est comme ça. Elle lui a même consacré toute une rubrique.

Cela étant, elle ne se fait pas d’illusion : cet usage est là pour rester.

Elle n’en tique pas moins devant pareille publicité, tirée de la Presse+ du 23 juin :

«Déménager, ça veut aussi dire quitter», publicité pour Best Buy, 23 juin 2018

Quitter quoi ? Qui ?

 

[Complément du 2 juillet 2018]

L’Office québécois de la langue française trouverait à redire, pour sa part, à ce «disposer de», au sens de «jeter».

Theo sur le gril

Playing with Fire, Montréal, 2017, programme, couverture

L’Oreille tendue est sortie hier soir : elle est allée au Centaur Theatre, à Montréal, voir Playing with Fire. The Theo Fleury Story, une pièce sur Theoren Fleury — c’est du hockey — signée par Kirstie McLellan Day et mise en scène par Ron Jenkins. (Ce n’est pas la première fois que l’Oreille cause gouret et cothurne; voyez ici.)

On y raconte, dans l’ordre chronologique, la vie de ce joueur longtemps associé aux Flames de Calgary, sa carrière, puis sa découverte de l’alcool et de la drogue, ce qui a entraîné sa déchéance, jusqu’au bord du suicide, avant qu’il puisse voir la lumière au bout du tunnel. Il y a du pour : il a joué dans la Ligue nationale de hockey de 1988-1989 à 2002-2003, il a remporté la coupe Stanley en 1989, il a marqué 51 buts en 1990-1991, il a gagné la médaille d’or aux jeux Olympiques de 2002 à Salt Lake City avec l’équipe du Canada — tout cela à une époque où les petits joueurs (1,68 mètre, 82 kilos) n’avaient pas la cote auprès des équipes professionnelles nord-américaines. Il y a du contre : il a été activement impliqué dans une des pires bagarres de l’histoire du hockey junior international, en 1987, en Tchécoslovaquie, contre les Soviétiques; il a déjà frappé les mascotte des Sharks de San Jose; selon son propre témoignage, il aurait perdu plusieurs dizaines de millions de dollars (drogue, alcool, jeu, sexe). Et il y a un secret longtemps caché : adolescent, lui qui venait d’une famille dysfonctionnelle, il a été agressé sexuellement par un de ses entraîneurs, Graham James. Il lui a fallu des décennies pour le dire et essayer de s’en remettre.

Dans le rôle de Fleury, Shaun Smyth livre une éblouissante performance physique : sur patins, équipement de hockey sur le dos, il monologue pendant plus de deux heures (moins un entracte). On le voit patiner, lancer au filet, mettre et enlever ses gants ou son casque, foncer dans les bandes, fumer, répondre au téléphone, s’asseoir presque dans la salle pour raconter les agressions dont il a été la victime, passer d’un maillot à l’autre, selon l’équipe pour laquelle il joue (de Russell, Manitoba, à Chicago, en passant par Winnipeg, Moose Jaw, Salt Lake City, Calgary, Denver et New York).

Le décor ? Une petite patinoire, faite d’une matière synthétique, avec de la publicité sur les bandes, la même que dans le programme du théâtre qui accueille la pièce. De chaque côté de la patinoire, à l’extérieur, des tas de (fausse) neige et des lumières de but; à l’intérieur, deux filets et des rondelles, à quoi s’ajoute une malle, pour la deuxième partie du spectacle. En fond de scène, le banc des joueurs, dont les baies vitrées font office de miroir. Au-dessus, un écran plus large que haut, sur lequel défilent, souvent floues, des images : plans, photos, cartes de joueurs, films d’amateurs, extraits de matchs, vidéos musicales (par exemple, la chanson «Red Hot», interprétée par les joueurs des Flames de Calgary, en 1987, au profit d’une œuvre de bienfaisance).

Certains effets visuels sont particulièrement réussis : l’inscription du nom de Fleury en langage des signes sur l’écran surplombant la scène; une pluie de gants de hockey tombant des cintres pendant la bagarre en Tchécoslovaquie; une minisurfaceuse passant sur la patinoire durant l’entracte; un jeu, tout à fait simple, avec un bâton et un gant, pour révéler un des souhaits les plus profonds de Fleury (qu’un adulte prenne par la main l’enfant qu’il a été). Il est des effets qui se répondent : Fleury sniffe une ligne de cocaïne sur la barre transversale d’un but, puis sur le rebord de sa malle.

L’auteure et le metteur en scène sont sensibles au folklore du hockey. Avant le début du spectacle, sur un fond de bruits associés au hockey (patin sur la glace, rondelle frappée par un bâton), un quiz est proposé aux spectateurs, sur l’écran géant. Des questions portent sur l’histoire du hockey en général, d’autres sur le hockey à Montréal (l’émeute Maurice-Richard de 1955) ou à Calgary («Who is the Flames’ Mascot ?»). Le spectacle s’ouvre sur l’hymne national canadien, en version bilingue, interprété par une jeune femme portant le maillot de l’équipe de Calgary. La bande musicale est soignée, avec son lot de succès du siècle dernier («Eye of the Tiger», «Na Na Na Na Hey Hey Good Bye», «Hit me with your Best Shot», «We Are the Champions»), mais on y entend aussi la célèbre «The Hockey Song» (1972) de Stompin’ Tom Connors. Le contenu est calibré selon le public, du moins à Montréal : en 1989, les Flames y ont gagné la Coupe Stanley contre les Canadiens, «your guys», dit le hockeyeur-comédien parlant directement au public; les fantômes du Forum sont évoqués, de même que plusieurs joueurs de l’équipe, Maurice Richard, Jean Béliveau, Guy Lafleur, Guy Carbonneau. Les superstitions de Fleury (avant chaque match, mettre le genou sur la glace, ramasser des copeaux de glace et les lancer dans les airs, se signer) sont expliquées et montrées. La Coupe Stanley a droit à une présentation à part (et à des caresses).

Puis, à la fin, ça se gâte. Après la pluie de gants de la première partie, les faux flocons de la deuxième — hiver canadien oblige — paraissent bien convenus. Surtout, la fin du spectacle est moralisatrice, avec son message sur la nécessité de croire en soi-même pour se tirer de situations que l’on ne souhaite plus vivre. L’Oreille a alors eu l’impression d’assister à une publicité pour une agence vendant de la croissance personnelle. Le théâtre avait disparu.

C’est dommage, car le reste de Playing with Fire. The Theo Fleury Story valait mieux que cela.

P.-S.—La pièce est tirée de l’autobiographie publiée par Fleury en 2009. Elle a été créée en 2012 et elle tourne depuis.