Guy Lafleur au palais de justice

Guy Lafleur dans une publicité de la Fondation des maladies mentales du Québec

L’ancien hockeyeur Guy Lafleur fait les manchettes judiciaires montréalaises ces jours-ci. Il a en effet intenté un procès au procureur général du Québec et à la Ville de Montréal, car il estime avoir été accusé injustement dans le cadre d’une affaire de témoignages contradictoires concernant son fils Mark en 2008.

Dans l’imaginaire du sport au Québec, Lafleur fait partie d’une triade avec deux icônes qui l’ont précédé dans l’histoire des Canadiens de Montréal, Maurice Richard et Jean Béliveau. Que nous apprend le procès en cours sur l’image publique de ces trois vedettes du passé comme du présent ?

Maurice Richard (1921-2000) incarnait celui que les Québécois des années 1940 et 1950 pouvaient aspirer à être. Pendant sa carrière de joueur (1942-1960), il a montré qu’avec des efforts, même dans l’adversité, le succès est possible. Personne ne s’attendait à beaucoup de lui au moment où il a joint les rangs de son équipe. Pourtant, «Le Rocket» a réussi, et de façon éclatante, à un moment où les Canadiens français — on ne disait pas encore les Québécois — avaient peu de figures publiques auxquelles s’identifier. Ce triomphe — le mot n’est pas trop fort — avait son revers : la violence, la douleur, la souffrance. Le discours culturel ne cesse de redire cela.

Jean Béliveau (1931-2014) rassemblait des qualités que plusieurs auraient voulu avoir, mais sans vraiment pouvoir y croire. «Le Gros Bill» était celui qu’on aurait voulu être dans le meilleur des mondes possibles : homme de famille, homme d’organisation, homme de tradition, homme posé. On pouvait reprocher des choses à Maurice Richard. Mais que dire contre Jean Béliveau ? L’unanimisme des discours médiatiques au moment de sa mort l’a clairement montré : voilà quelqu’un qu’on idolâtre. (Du bout des lèvres, on pouvait le trouver ennuyant. On n’allait jamais plus loin.)

Guy Lafleur (né en 1951), lui, est un homme comme les autres, avec ses qualités, ses défauts, ses drames privés et publics. Les journalistes s’entendent pour lui reconnaître une gentillesse de tous les instants; on peut rapidement tisser des liens de familiarité avec lui, contrairement à Béliveau, souvent présenté dans une catégorie à part, sur un piédestal. Le public l’a suivi dans ses difficultés de joueur — ses premières années difficiles avec son équipe, la rupture douloureuse avec elle —, de mari — rapportées par les médias et par ses biographes —, de père — les troubles de comportement de son fils cadet, qui l’ont amené à plusieurs reprises devant les tribunaux. S’identifier à lui était, malheureusement, facile. Même ses choix catastrophiques de produits à endosser publiquement ne lui étaient reprochés que sur le mode badin. Le dépassement — sur la glace, dans le monde — semblait passer en second quand on parlait de lui, derrière sa proximité. Comment l’écrivain Victor-Lévy Beaulieu le présentait-il dans un portrait de 1972 ? «Un gars ordinaire, qui vise le sommet.» En lui, on se reconnaît.

Trois hommes, trois joueurs, trois images, trois moments. Trois sociétés ?

 

Référence

Beaulieu, Victor-Lévy, «Un gars ordinaire, qui vise le sommet», Perspectives, 14 octobre 1972, p. 22, 24 et 27. Supplément au quotidien la Presse.

La chasse est ouverte

Les journalistes, les chroniqueurs, les publicitaires (etc.) aiment les lieux communs, les formules toutes faites, les mots du jour.

Certains de leurs lecteurs s’amusent à en faire des florilèges. Il y a les collectionneurs…

…d’urbains (Vivez la ville urbaine).

…d’ovnis (Des ovnis et des journalistes).

…de tsunamis (Des tsunamis et des journalistes).

…de passions (Passionnées de passion).

Vous pensez à autre chose ? L’Oreille est preneuse.

P.-S. — Merci à @revi_redac pour la découverte de Passionnées de passion.

De l’utilité des lieux communs

Hier, la Ligue nationale de hockey a acheté une pleine page de publicité dans le quotidien la Presse (p. A21) pour rendre hommage à Jean Béliveau (1931-2014). Au-dessus d’une photo du joueur portant la coupe Stanley et du logo de la LNH, on lit ceci :

Aucun livre des records ne peut mesurer, aucune image ne peut dépeindre, aucune statue ne peut exprimer la grandeur du remarquable Jean Béliveau.

Son élégance et son talent sur la patinoire lui ont valu l’admiration du monde du hockey tandis que son humilité et son humanité dans la vie de tous les jours lui ont attiré l’affection des partisans de partout.

Malgré tous les accomplissements et toutes les récompenses, il a toujours été et restera le garçon dont l’unique rêve était de jouer avec les Canadiens de Montréal. Le hockey se porte mieux aujourd’hui en raison de la réalisation de ce rêve.

Le départ de Monsieur Béliveau laisse un vide incommensurable au sein de la famille du hockey. Alors que nous pleurons sa disparition, nous chérissons son héritage : un sport à jamais élevé par son caractère, sa dignité et sa classe.

Comment appelle-t-on ce joueur «remarquable», ce membre admiré de «la famille du hockey», cet homme pour lequel tous ont de «l’affection» ? «Monsieur Béliveau.»

Quels sont les mots qui le caractérisent ? «Grandeur», «élégance», «talent», «humilité», «humanité», «héritage», «dignité», «classe».

On ajouterait à cette liste «gentilhomme», «gentleman», «prestance», «grâce», «loyauté», «fidélité» et «générosité», et on mentionnerait son «esprit d’équipe» ou sa «force tranquille» : on aurait alors le portrait que donne le Canada de Jean Béliveau depuis l’annonce de sa mort.

Ce qui frappe, en effet, dans cette série de mots, c’est leur récurrence : tout le monde dit la même chose, à peu près de la même manière.

On pourrait expliquer cela par la justesse du portrait : tout le monde dirait la même chose parce que tout le monde s’entendrait.

On pourrait invoquer un autre facteur d’explication : tout le monde dirait la même chose parce que tout le monde aurait besoin de se retrouver autour de mots partagés, ce que l’on appelle, en critique littéraire, des lieux communs, des stéréotypes, des clichés.

Alors que la littérature, depuis environ deux siècles, cultive la méfiance envers les lieux communs, quand elle ne les récuse pas, parfois avec violence, le discours sportif se nourrit d’eux. Qu’on le saisisse dans les médias, chez les amateurs ou au sein de la population en général, ce discours, rassembleur par essence, repose sur le recours constant aux mêmes mots et expressions.

C’est à la fois sa force et sa faiblesse. Sa force : il unit les membres d’une communauté (pour faire partie d’une communauté, il faut connaître son lexique). Sa faiblesse : il est constamment menacé de banalité et de répétition.

On entend l’une et l’autre, la force et la faiblesse, le resserrement d’une communauté comme le caractère rebattu de son hommage, dans le discours commémorant la vie et la carrière de Jean Béliveau.

Il n’y a lieu ni de s’en étonner ni de s’en offusquer.

Jean Béliveau (1931-2014)

Jean Béliveau, au début des années 1950, répondant à son courrier

«Fier de sa taille élégante,
Ce brillant patineur nous enchante :
Il attire,
On l’admire,
On le suit :
Tout le monde applaudit»
(Joseph-Alexandre de Ségur, 1757-1805, «Le patineur»)

L’ancien joueur de hockey des Canadiens de Montréal Jean Béliveau vient de mourir.

L’Oreille tendue a souvent écrit sur lui, parfois longuement (en août 2011, «Le Gros Bill a 80 ans») parfois plus brièvement :

le 17 janvier 2012 sur ses lectures,

le 16 avril 2012 sur son coéquipier Émile «Butch» Bouchard,

le 1er avril 2013 sur un livre de Simon Grondin où il est question de lui,

le 13 mai 2013 sur les «feintes savantes du Gros Bill»,

le 28 octobre 2013 sur sa place dans les publicités des Canadiens de Montréal,

le 9 janvier 2014, sur Alex et les fantômes (2009), le court métrage d’animation d’Éric Warin, où l’on voit Béliveau,

le 3 mai 2014 sur une autre publicité, celle de Ford,

le 16 mai 2014 sur l’«élégance» de Jean Béliveau selon le poète Bernard Pozier,

le 3 juin 2014 sur Bill Ballantine, Bob Morane et le numéro 4,

le 13 juin 2014 sur Béliveau vu par Mordecai Richler.

 

[Complément du 4 décembre 2014]

Depuis hier, l’Oreille tendue a beaucoup parlé, dans les médias, de la représentation culturelle de Jean Béliveau.

À Marie-France Bazzo, à l’émission C’est pas trop tôt ! (radio de Radio-Canada)

À Jacques Beauchamp, à l’émission Pas de midi sans info (radio de Radio-Canada)

À Catherine Lachaussée, à l’émission Radio-Canada cet après-midi (radio de Radio-Canada)

À Michel Viens et Marie-José Turcotte, à une émission spéciale de la chaîne RDI (télévision)

À François Cormier, à l’émission Téléjournal Grand Montréal (télévision de Radio-Canada)

À Anne-Marie Dussault, à l’émission 24 heures en 60 minutes de la chaîne RDI (télévision)

À Gabriel Béland, du journal la Presse

Elle signe aussi un texte dans la Presse+ du jour.

La première image qu’elle évoque est visible ici.

 

[Complément du 5 décembre 2014]

À Maya Johnson, à l’émission CTV News (télévision)

À Stephen Brunt, du réseau Sportsnet (télévision)

 

[Complément du 7 décembre 2014]

À Martin Labrosse, à l’émission RDI Martin week-end de la chaîne RDI (télévision)

 

[Complément du 11 décembre 2014]

À Marc André Masson, à l’émission RDI Matin de la chaîne RDI (télévision)

À Michel C. Auger, à l’émission le 15-18 (radio de Radio-Canada)

 

[Complément du 15 décembre 2014]

Au cours des derniers jours, l’Oreille tendue a publié plusieurs nouveaux billets sur Jean Béliveau.

Sur Jean Béliveau et les fantômes du Forum

Sur l’importance des lieux communs dans le sport

Sur Jean Béliveau épistolier

Sur les chapelles ardentes de Maurice Richard et de Jean Béliveau

Sur les funérailles de Jean Béliveau et la poésie

 

[Complément du 31 août 2023]

Depuis…

Sur Jean Béliveau et Lionel Groulx

Sur Jean Béliveau et Guy Lafleur

Sur Jean Béliveau et ses patrons

«J’ai pourtant le souvenir des guerres heureuses»

Samuel Mercier, les Années de guerre, 2014, couverture

Soit les Années de guerre (2014), le premier recueil de poésie de Samuel Mercier.

Il a ses dates, par exemple le 11 septembre 2001 (p. 8, p. 37).

Il a ses strates historiques, ce «Pompéi de cabanons et de piscines hors terre» (p. 25) ou ce miniputt «construit […] sur le cimetière indien» (p. 26).

Il a ses objets : écrans (d’ordinateur, de télévision), diapositive, drones, cocotte-minute, cartouches, horloges («le temps est une charogne», p. 41).

Il a une considérable ménagerie : oies, chats, coyotes, rats, moutons, chameaux, vaches, espadons, effraies, chiens (et un chien-loup), hiboux, ours, oiseaux, hamsters, mouches.

Il a sa lumière (artificielle) :

tu traverses un corridor
enveloppée de lumières gouvernementales
auréole verdâtre cernée
de plafonds suspendus (p. 44)

Il a sa géographie — déserts, steppes et plaines gelées —, ses lieux — lointains (Bagdad, Kandahar, Rome, Carthage, Sebastopol, Hambourg, Spinazzola, Villach) comme proches, Rivière-du-Loup ou la Victoriaville du Printemps érable :

une fille tenait ses dents
dans ses mains
comme les perles
d’un collier brisé

pourtant même sans ses dents
elle était belle
dans l’air irrespirable
de Victoriaville (p. 46)

Il a ses souvenirs des langues toutes faites, notamment celle de la publicité et des médias, indistinctement : «le prix du brut est en hausse» (p. 13).

Il a ses reprises et variations (c’est un des traits les plus frappants du recueil). Que trouve-t-on d’une ville à l’autre ? Des Tim Hortons et des Walmart (p. 24 et p. 47). Là, des «pots de bégonias au centre des boulevards» (p. 24); ici, «des pots à fleurs / sur le terre-plein du boulevard» (p 46). Une «voisine» a bu «tout le pot de vernis à ongles» (p. 25); est-ce la mère de ces enfants qui «ont des dents / comme du vernis à ongles» (p. 50) ? Il y aurait des «guerres heureuses»; c’est dit deux fois (p. 22, p. 55).

Il a, pourtant, ses trous de mémoire :

j’ai depuis longtemps
pris l’habitude de vivre
avec des souvenirs empruntés (p. 7)

Il a ses (rares) particularismes : dans «le soir les frémilles / venaient brûler / sur les lumières / du terrain de baseball» (p. 15), que désignent «frémilles» ? Des fourmis ?

Il a ses prises de position nettes en matière de poésie :

nous n’avons plus besoin de poésie
ni d’épopée ni de rien (p. 18)

de toute façon il est trop tard
pour parler poésie (p. 40)

quand tout est à la déconfiture
et que les poèmes
ne parlent plus
que de poésie (p. 57)

Il doit avoir ses lecteurs.

 

Référence

Mercier, Samuel, les Années de guerre, Montréal, l’Hexagone, 2014, 60 p.