Jurons mou

Duchateau et Denayer, les Casseurs, 1988

On a eu maintes fois l’occasion de le constater : au Québec, plusieurs jurons (tabarnak) ont une forme euphémisée (tabarnan[ne]).

Il en va de même avec crisse dont on connaît une variante en crime, voire en crimepoff(e).

Exemple publicitaire. La brasserie Sleeman, à la télévision, aime bien mettre en scène son passé trouble, voire criminel. Son slogan ? Sa bière est «bonne en crime.»

P.-S. — L’illustration ci-dessus est tirée de la bande dessinée les Casseurs (éd. de 1988, p. 17).

 

[Complément du 29 août 2016]

Crimepoff(e) a vraisemblablement transité par l’anglais (cream puffs, choux à la crème).

 

[Complément du 25 août 2019]

Un personnage de la pièce Lignes de fuite (2019) de Catherine Chabot lance ceci : «Je suis peut-être vieux jeu, mais crime-pof !» (p. 31) Dire «crime-pof» est la preuve que l’on est «vieux jeu».

 

[Complément du 11 décembre 2021]

Dans la Presse+ du jour, une pub jouant de l’homophonie crime / crème.

«Crème qu’on aime les Fêtes», publicité, la Presse+, 11 décembre 2021

 

Références

Chabot, Catherine, Lignes de fuite, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 20, 2019, 130 p. Ill. Suivi d’Aurélie Lanctôt, «Une génération dans le miroir».

Duchateau, André-Paul et Christian Denayer, les Casseurs. Match-poursuite. Une histoire du journal Tintin, Bruxelles et Paris, Éditions du Lombard, coll. «Les casseurs», 15, 1988, 48 p. Repris dans Denayer & Dûchateau, les Casseurs. L’intégrale, Bruxelles, Le Lombard, 2010, vol. 5.

Explication de texte du lundi matin

L’Oreille tendue dirige un département d’études littéraires. Elle y a fait ses études, elle y a enseigné et elle y enseigne toujours. Depuis des temps immémoriaux, les étudiants de ce département sont tenus de suivre un cours obligatoire en première année, le FRA 1005; il s’appelle aujourd’hui Analyse de textes; il s’est longtemps appelé Travaux pratiques. Parmi ses objectifs, celui-ci : «le développement des aptitudes à l’analyse». Cela suppose que les étudiants en ressortent avec une solide maîtrise de l’explication de texte.

Cette explication de texte porte le plus souvent sur des textes classiques de la littérature française, de la littérature québécoise et de la littérature francophone. Cela étant, on devrait évidemment pouvoir se servir de ses outils pour travailler sur des textes de la vie courante.

C’est à cet exercice que s’est prêtée l’Oreille, le 13 septembre, au micro de Catherine Perrin, à la radio de Radio-Canada, en proposant une explication d’un texte gouvernemental récent, Parce que nos valeurs, on y croit. On peut (ré)entendre l’entretien ici. Le texte gouvernemental, en PDF, est disponible .

Ci-dessous, les principaux éléments de cette explication de texte, repris, précisés et développés. La rédaction n’en est pas encore tout à fait au point; c’est voulu.

Ambiguïté titrologique

Il y a beaucoup à dire de la page de titre du document. Sur trois plans, l’ambiguïté y règne. On y trouve aussi un joli paradoxe.

Parce que nos valeurs, on y croit : page de titre

(Un long sous-titre explique à quoi doit servir ce qu’on va lire : «Document d’orientation. Orientations gouvernementales en matière d’encadrement des demandes d’accommodement religieux, d’affirmation des valeurs de la société québécoise ainsi que du caractère laïque des institutions de l’État.» Laissons-le de côté, non sans rappeler qu’il s’agit d’un document devant mener à la rédaction d’une Charte des valeurs québécoises, non cette charte elle-même.)

Première ambiguïté : commençant par «Parce que», le titre Parce que nos valeurs, on y croit doit être interprété comme une réponse à une question. Mais quelle est cette question ? On peut en imaginer plusieurs. Il pourrait s’agir d’une question d’ordre pratique, neutre : «Pourquoi ce document ?» Réponse : pour orienter le débat. Il pourrait s’agir d’une question plus compliquée : «Pourquoi ce document aujourd’hui ?» Réponse : parce que, dans la société québécoise, il y a une «crise» (p. 3, le mot est entre guillemets dans le texte gouvernemental), des «tensions» (p. 8), un «déséquilibre» (p. 8), des «sursauts» (p. 21). Or cette question n’est pas formulée explicitement.

Pourtant la chose est d’importance : à lire le texte, on voit bien qu’il y a, selon ses auteurs, une question à régler dans la société québécoise. Chez les opposants à la politique annoncée par ce document, en revanche, l’existence même de la question est mise en cause. Bref, ce texte postule un problème, sans préciser sa nature, dont il n’est pas du tout sûr que tous acceptent l’existence.

Deuxième ambiguïté. Dans Parce que nos valeurs, on y croit, il y a un nous («nos valeurs») et un on («on y croit»). Qui désigne-t-on par là ?

Le nous peut renvoyer à l’ensemble des Québécois, à l’État québécois, au gouvernement du Parti québécois ou au Parti québécois. Dans tous les cas, cela exige un antagoniste, quelqu’un ne faisant pas partie du nous. Un seul exemple suffira : on peut avancer l’hypothèse que le nous du Parti québécois, si tant est que ce soit de lui qu’il s’agisse, n’est pas le nous des autres partis politiques québécois, le Parti libéral du Québec, la Coalition avenir Québec, Québec solidaire, Option nationale.

(Ambiguïté dans l’ambiguïté : ce nous de la première page n’est repris dans le corps du texte que deux fois [p. 3 et p. 9]. La page de titre met nos valeurs en relief, mais pas le texte qui suit ce titre. On pourrait dire la même chose du mot nation, utilisé uniquement trois fois [p. 5, p. 8 et p. 21].)

Ce nous ambigu est redoublé par un on qui ne l’est pas moins. Contrairement à la croyance populaire, ce on n’exclut pas «la personne qui parle». Dans le cas qui nous intéresse, il a, peut-on supposer, la même valeur que le nous; pourtant, on, ce n’est pas nous. Le titre n’est pas Parce que nos valeurs, nous y croyons. Pourquoi avoir choisi le on ? Deux hypothèses : cela évite l’insistance sur le nous; cela donne un caractère familier à la phrase. Une certitude : ce on n’est pas plus défini que le nous. En fait, il l’est même moins.

Troisième et dernière ambiguïté. Dans le coin gauche inférieur apparaît le logo du gouvernement du Québec : «Un Québec pour tous.» Comment le lire ? Comme une volonté d’intégration : pour tous ? Comme une volonté d’homogénéisation : un Québec (et un seul) ? Une fois de plus, les définitions manquent.

Un verbe, enfin, qu’on pourra lire doublement : croire. Première lecture : les concepteurs du titre ont voulu attirer l’attention sur une question qui sera constamment reprise dans le texte, celle de la croyance, voire de la «non-croyance» (p. 8 et p. 20); prêtons-leur le sens de la formule. Deuxième lecture : on vous demande, dans le cadre de la «laïcisation» (p. 16), de croire; cette «croyance laïque» n’est-elle pas paradoxale ?

Dire et ne pas dire

Les rédacteurs de Parce que nos valeurs, on y croit parlent, à un moment, de la «valeur pédagogique» du débat sur le statut de la laïcité (p. 12). Ce souci pédagogique s’incarne dans la présence de définitions : de l’accommodement raisonnable (p. 9 et p. 13), de la neutralité (p. 8), de la laïcité (p. 11) — mais pas de la «laïcité sans nuances» (p. 5) — et des signes religieux ostentatoires (p. 16-17). (On se moquera facilement de cette quatrième définition, mais on ne pourra pas reprocher au gouvernement du Québec d’avoir voulu cacher quoi que ce soit.)

Il y a cependant des choses qui sont répétées à l’envi dans le texte et sur lesquelles on peut s’interroger. Prenons deux cas.

Parce que nos valeurs, on y croit s’inscrit dans un récit historique. Ce récit prend deux formes dans le texte.

D’une part, deux listes sont proposées, de dates (p. 7) et de documents gouvernementaux (p. 11-12). Dès lors, ce qu’on lit se place dans le «prolongement» (p. 5, p. 12 et p. 17), qu’on imagine logique, de ce qui l’a précédé. Il s’agirait du «parachèvement» de ce qui a déjà été fait (p. 16).

D’autre part, les auteurs du texte se réclament d’un événement historique fondateur, la Révolution tranquille. (Une définition ? Voir ici.) Lisons deux passages du texte :

Les orientations proposées par le gouvernement ont pour objectif de poursuivre la démarche de séparation des religions et de l’État, entamée il y plus de 50 ans dans le sillage de la Révolution tranquille (p. 5).

Avec la Révolution tranquille, le Québec entre de plain-pied dans la modernité et accentue une prise de distance avec les religions. Durant les années soixante, sous la poussée de l’urbanisation, du développement des moyens de communication, de la libéralisation des mœurs et de la mobilisation des femmes pour la reconnaissance de leurs droits, des transformations sociales importantes marquent l’évolution des rapports entre l’État québécois et les Églises (p. 7).

Retenons trois choses de ces citations. Leur contenu historique est contestable : l’«urbanisation» du Québec date du début du XXe siècle, pas des années 1960. Elles s’appuient sur un mot tellement galvaudé qu’il en est aujourd’hui presque vidé de sens, modernité : on ne dit pas ce que c’est, mais il devrait aller de soi que la modernité, c’est bien. La Révolution tranquille est un héritage dont il faut poursuivre «la démarche», au risque de démériter. Cela est posé comme une évidence, sur laquelle tous devraient s’entendre. Pourtant, depuis au moins trente ans, les historiens, pour ne prendre qu’eux, se sont beaucoup interrogés sur la nature même de ce qu’on a appelé Révolution tranquille.

À la dernière page, entre guillemets, il est vrai, on en viendra même à parler de «laïcité tranquille» (p. 21). Cela ne doit pas étonner. Le syntagme révolution tranquille et ses dérivés — illusion tranquille, modernisation tranquille, déclin tranquille — occupent une très grande place dans l’espace discursif québécois.

Voilà une première dimension implicite du texte : il serait normal, voire naturel, qu’un projet de loi imposant la laïcité soit adopté au Québec; ce serait suivre le cours des choses, la «tradition de neutralité» née dans le Québec des années 1960 (p. 3), sa «trajectoire historique» (p. 3).

Deuxième élément implicite : il existerait une telle chose que la cohésion sociale et elle serait menacée dans le Québec d’aujourd’hui. Il est question de cette cohésion cinq fois dans le texte (p. 3, p. 5, p. 8, p. 13 et p. 21) et une fois de «cohésion d’une nation» (p. 5). Cela se trouve dans l’introduction du document — «Le gouvernement entend agir de manière réfléchie et responsable pour l’avenir du Québec et sa cohésion sociale» (p. 3) — et dans sa conclusion : «Le gouvernement convie la société québécoise à participer à l’établissement de règles claires et équitables conciliant à la fois le respect des libertés individuelles et des valeurs québécoises qui sont garantes de la cohésion sociale» (p. 21; ce sont les derniers mots du texte. On notera la faute de syntaxe : «à la fois» devrait annoncer deux choses, pas une seule, «le respect».).

Mais qu’est-ce donc que la «cohésion sociale» ? Est-elle souhaitable ? Est-ce «Un Québec pour tous» ?

Tout n’est pas aussi clairement exposé qu’on pourrait le souhaiter dans Parce que nos valeurs, on y croit.

De la prose gouvernementale

On s’attend habituellement à peu, en matière stylistique, de la prose gouvernementale. On n’est donc pas déçu à la lecture de ce document.

On y trouve une grossière faute de construction, on l’a vu, à la dernière phrase (p. 21). Un puriste pourra reprocher aux auteurs d’avoir utilisé deux fois le verbe se vouloir avec un sujet inanimé (p. 5 et p. 8). Des tournures sont bancales : «Un consensus peut être réalisé» (p. 3); «ce qui paraît discriminatoire à une personne ne jouit pas nécessairement de la même interprétation» (p. 10); la laïcité «s’enracine dans une collectivité où elle prend vie» (p. 21). La féminisation mécanique alourdit le texte : «les usagères et les usagers» (p. 17 et p. 18), pour ne prendre que cet exemple. On abuse du faire en sorte que, tic largement généralisé au Québec, où personne ne sait plus dire faire que (p. 5, p. 17, p. 19 et p. 20).

Deux usages québécois méritent d’être soulignés.

Dès le sous-titre, c’est dit : il faudra «baliser», donc imposer des «balises». Cet usage figuré du mot balises est courant au Québec, mais ignoré, par exemple, du Petit Robert (édition numérique de 2014).

Plus intéressante est l’utilisation du vocabulaire du déplacement dans l’espace dans ce document pourtant dépourvu d’envolées lyriques. À quoi convie-t-on la population du Québec ? À «cheminer sur la voie d’une laïcité des institutions publiques» (p. 5), à «Emprunter ensemble la voie de la laïcité» (p. 11). Cela devrait aller de soi : «le Québec d’aujourd’hui est le résultat d’une marche toujours plus affirmée vers l’identification et la reconnaissance de valeurs communes fondées résolument sur la séparation de l’État et des religions et l’égalité entre les sexes» (p. 7). Sur la voie qu’il trace, le gouvernement du Québec accompagnera ses citoyens :

Le Secrétariat aux institutions démocratiques et à la participation citoyenne ainsi que les ministères responsables de divers réseaux (municipalités, santé et services sociaux, éducation, famille) pourraient accompagner et soutenir les organismes et les établissements dans l’élaboration de leurs propres règles (p. 20).

Le vocabulaire de la coercition n’a pas été retenu.

Procédés argumentatifs

Beaucoup des choses commentées jusqu’ici relèvent des choix argumentatifs des auteurs de Parce que nos valeurs, on y croit. Cela n’épuise toutefois pas le sujet. Pour conclure, quatre aspects du texte méritent aussi qu’on s’y attache.

Avant d’accéder au pouvoir et de lancer le débat actuel sur la Charte des valeurs québécoises, le Parti québécois parlait plutôt d’une Charte sur la laïcité. Le mot a disparu de l’intitulé (supposé) de la charte, mais pas de son contenu : sous ses diverses formes («laïcité», «laïque», «laïcisation»), on le lit 56 fois dans le texte. À côté de cette série lexicale, la constellation «neutre» / «neutralité» est également importante : il y en a 59 occurrences. Ces deux séries ne sont pas parfaitement superposables, comme l’indique une tournure récurrente : «la neutralité de l’État et le caractère laïc des institutions publiques» (p. 1). Le premier terme est objet de différends; le second peut donner une illusion de neutralité (c’est le cas de le dire). Cette cohabitation lexicale a le mérite de ne pas faire entendre continuellement le même mot; elle a le désavantage de céder au flou : de quoi est-il est surtout question ici, de laïcité ou de neutralité ? S’entend-on sur le sens de ces deux mots et sur leur place dans l’ensemble de ce que seraient les «valeurs québécoises» ? Peut-on établir une coupure franche entre ce qui serait étatique (la neutralité) et ce qui serait institutionnel (la laïcité) ? C’est loin d’être sûr.

Dans un texte, il y a parfois des mots qui ressortent, tels laïcité et neutralité. Il y a aussi des mots attendus, mais absents. Les auteurs de Parce que nos valeurs, on y croit, par exemple, en ont laissé trois de côté. Vu le contexte sociopolitique qui entoure la diffusion de ce texte, on peut croire que cette triple absence n’est pas le fruit du hasard.

Tout le débat dans lequel Parce que nos valeurs, on y croit s’inscrit est celui de l’identité québécoise; ce mot n’y est jamais utilisé alors qu’il est partout dès que ce texte est évoqué. De même, inclusion n’apparaît nulle part; c’est pourtant le mot autour duquel se regroupent les opposants à la Charte des valeurs québécoises (voir la pétition Pour un Québec inclusif). On peut d’ailleurs se demander si, en bonne rhétorique, les auteurs du document gouvernemental n’auraient pas eu intérêt à se servir les premiers de ce mot, si présent dans la société québécoise, au lieu de se retrouver à devoir se défendre des accusations d’exclusion qu’on leur adresse. (Il est vrai qu’identité et inclusion sont des mots qui risqueraient d’entraîner la polémique.) Enfin, sur une note peut-être plus anecdotique, on notera que le mot crucifix n’est nulle part dans le texte, bien que la très grande majorité des commentateurs se soient intéressés au sort réservé à celui de l’hôtel du Parlement du Québec, advenant que soit promulguée la Charte des valeurs québécoises. On doit conclure qu’il fait partie des «éléments emblématiques […] du patrimoine culturel du Québec» (p. 12 et p. 13).

Quand on analyse un texte de prose argumentative, il est toujours utile de se demander qui parle, contre qui et avec qui. On a vu, en commentant la page de titre de Parce que nos valeurs, on y croit, que les auteurs avaient choisi, après cette page de titre, de presque complètement laisser tomber le nous et la nation; ceux qui parlent n’ont pas voulu insister là-dessus. Contre qui en ont-ils ? Ils évoquent trois adversaires : les tenants d’une «laïcité sans nuances» (p. 3), sans que celle-ci soit définie, ceux qui prônent l’«instrumentalisation du religieux» (p. 3), sans exemples, et les médias, eux qui auraient «dénaturé» la «notion» d’accommodement raisonnable (p. 9). Les rédacteurs sont sûrs de leur fait et ils considèrent par avance que l’opinion publique leur est acquise : «Chaque municipalité pourrait donc être appelée à se saisir de cette question, à en débattre en tenant compte de sa situation particulière et, le cas échéant, à se justifier auprès de l’opinion publique si elle choisissait de se soustraire à la mesure» (p. 17). Dis-moi contre qui tu parles et quels sont tes alliés, et je te dirai qui tu es. (On notera au passage que les concepteurs de la pétition Pour un Québec inclusif en ont eux aussi contre les médias, et exactement pour les mêmes raisons que ceux de Parce que nos valeurs, on y croit.)

Lisant avec soin Parce que nos valeurs, on y croit, on est étonné du nombre très limité d’exemples qu’on y trouve et du fait que ces exemples soient si peu développés. En matière de signes religieux, on parle de «signes discrets, par exemple une petite épinglette ou un petit pendentif» (p. 16). On sait que la question des jours fériés pour motifs religieux est souvent débattue dans les médias : «Ainsi, des règles visant à encadrer les demandes de congé pour des fins religieuses pourraient être énoncées» (p. 18); on notera la prudence du conditionnel («pourraient»). Un seul exemple est présenté un peu longuement :

Par exemple, le fait de permettre à une personne non voyante d’être accompagnée de son chien-guide dans des établissements publics, où normalement les chiens sont interdits, constitue un accommodement raisonnable. Une telle mesure permet à cette personne de pallier son handicap et d’accéder à des services qui, autrement, ne lui seraient pas accessibles, ou plus difficilement (p. 9).

Dans un document portant sur la laïcité, on se serait attendu à trouver un exemple d’accommodement de nature religieuse; il n’y en a pas. Serait-ce le point aveugle de ce texte ?

En guise de conclusion

On le voit : il y a beaucoup à dire de Parce que nos valeurs, on y croit. On pourrait prolonger l’analyse en étudiant d’autres textes produits, au même moment, par le gouvernement, sur la même question, par exemple ce dépliant (PDF). On pourrait encore mettre en relation les documents gouvernementaux avec les textes médiatiques qui les ont commentés, parfois violemment. Ce serait l’objet d’une autre explication de textes.

Pour l’instant, contentons-nous de rappeler que les études littéraires ont — évidemment — un rôle à jouer dans le débat public.

 

[Complément du 18 septembre 2013]

Dans le titre Parce que nos valeurs, on y croit, on doit s’arrêter sur le verbe croire : il indique que les valeurs dites québécoises, dont la laïcité, seraient affaire de croyance.

Un jeu de mots de même nature est employé dans les publicités du gouvernement du Québec pour ce document. À gauche, on lit «Tout cela est sacré». Qu’est-ce qui est «sacré» : l’«église», la «synagogue», la «mosquée». À droite, «C’est tout aussi sacré» : «neutralité religieuse de l’État», «égalité hommes-femmes».

Bref, au Québec, on croit à la laïcité, car elle est sacrée. La cohérence publicitaire aussi.

 

Saisie d’écran, 18 septembre 2013

 

[Complément du 25 septembre 2013]

Que la Charte des valeurs québécoises reprenne les idéaux supposés de la Révolution tranquille n’est pas seulement un argument du gouvernement du Québec. Il est repris par ses défenseurs, par exemple le sociologue Guy Rocher.

En effet, l’histoire de cette Charte débute avec la Révolution tranquille et on peut aussi dire même avant. L’ensemble de la société québécoise, toutes origines confondues, toutes générations confondues, poursuit son évolution dans la suite de cette Révolution tranquille. Celle-ci se continue dans toutes les dimensions, toutes les sphères de la vie collective québécoise et de nos vies individuelles. Et cela, que l’on soit né dans le Québec d’après cette Révolution tranquille ou que l’on y soit venu d’ailleurs. Pour tous les Québécois, de toutes origines, le Québec est aujourd’hui ce qu’il est parce que la Révolution tranquille a eu lieu et, en réalité, se continue (le Devoir, 16 septembre 2013, p. A7).

Les articles les moins populaires de l’Oreille tendue

Comme toute bonne blogueuse, l’Oreille tendue a dressé la liste de ses articles les plus populaires (voir au bas de cette page). Mais qu’en est-il des articles les moins populaires ? En voici dix, en commençant par la fin.

Ne pas la déchirer (3 octobre 2012)

Belgicismes et québécismes (17 novembre 2010)

La banlieue à la ville (15 mars 2010)

Citations ponctuationnelles du jour, bis (15 décembre 2012)

Souffler la réponse, mais en retard (7 avril 2012)

Cachez cet adverbe que je ne saurais voir (5 novembre 2012)

Voltaire et la presse (20 novembre 2010)

Publicité innocente ou coupable ? (18 janvier 2013)

Modeste suggestion (1er décembre 2011)

Causons bruxellois (24 septembre 2010)

P.-S. — Un statisticien pointilleux pourrait chipoter sur ce «classement», car, avant le début de 2010, il n’y avait pas de logiciel statistique sur le blogue. Laissons-le chipoter tout seul dans son coin.

Chanter Montréal

Antoine Robitaille, au Devoir, pourfend depuis plusieurs années l’utilisation abusive de citoyen comme adjectif.

L’Oreille tendue s’est donc fait un plaisir, par Twitter, de lui annoncer le lancement d’un nouveau service de la ville de Montréal : Alertes citoyennes.

De quoi s’agit-il ?

Les Alertes citoyennes sont de courts messages disponibles en tout temps sur le web et envoyés à votre demande sur votre ordinateur, ou sur votre téléphone intelligent, afin de vous informer d’une situation prioritaire présente ou à venir dans votre arrondissement.

Suggestion de thème musical pour la publicité de ce service : «La Marseillaise.» Au lieu de «Aux armes, citoyens !», on chanterait «Alertes, citoyennes !».

Yapadkoi.

Le sexe de Don Draper (et celui de Nate Fisher)

Gros plan du visage de Don Draper dans la finale de Mad Men

«Es-tu heureux ? Après quoi cours-tu ? J’ai cru
comprendre que tu lisais de moins en moins;
comme tout le monde, tu délaisses le cinéma pour les séries télé.»
Patrick Nicol, Terre des cons (2012)

«Il y a un peu de testicule au fond de nos sentiments
les plus sublimes et de notre tendresse la plus épurée.»
Diderot, lettre à Damilaville, citée dans Esprit de Diderot

«Climbing a mountain ? Is that what making love is to you ?»
Betty Draper, The Better Half,
neuvième épisode de la sixième série de Mad Men

 

L’Oreille tendue n’est devant sa télé que pour deux choses : le sport et les grandes séries américaines (The West Wing, Homeland, Damages, The Good Wife, The Newsroom). Elle a suivi, comme tout le monde, Mad Men (voir ici, et encore là) : d’abord avec intérêt, puis de moins en moins. Pour le dire d’une question : «Who cares about Don Draper ?» (Pour qui l’ignorerait, Don Draper est le personnage principal de la série.)

Lui, le nec plus ultra des «créatifs», l’incarnation, en apparence, de la réussite professionnelle, est de plus en plus grossier au fil des épisodes : il expose sa richesse, il boit comme un trou, il ne tient aucune de ses promesses, il est violent, il baise tout ce qui bouge. Il faut le comprendre, soulignent à gros traits ses créateurs : c’est un enfant illégitime, son père (violent et alcoolique) est mort sous ses yeux, il a grandi dans un bordel. Cette psychologie de bazar suffirait à enlever tout intérêt au personnage. Quand on ajoute à cela le fait que d’autres personnages de la série (Joan, Peggy, Roger) sont autrement plus intéressants que lui, le verdict devrait être sans appel.

Ajoutons cependant une autre pièce au dossier d’accusation : comme Nate Fisher dans la série Six Feet Under, Don Draper est mené par son sexe; comme lui, cette obsession le transforme en personnage unidimensionnel. Une fois que l’on a compris que tout s’explique par leur libido, on se désintéresse d’eux, radicalement.

Un contre-exemple ? Tony Soprano, dans The Sopranos. Situation familiale non optimale : son père était violent; sa mère a essayé de le faire assassiner; il dispute le contrôle de la mafia du New Jersey à son oncle; il aide sa sœur à se débarrasser du cadavre de l’amant qu’elle vient de révolvériser; sa fille est un temps attiré par un mauvais garçon; son fils n’arrive pas à en être un. Profession exigeante : à défaut de faire vendre, tel Don Draper, il sait comment obtenir ce dont il a besoin, qu’il y ait ou pas un prix à payer (on entendra prix au sens littéral comme au figuré), et personne ne lui fait de cadeau. Sexualité non restrictive : ses conquêtes (façon de parler) sont nombreuses (euphémisme), rémunérées ou pas. Et pourtant il n’est défini ni par ses coucheries, ni par ses beuveries, ni par sa violence. Contrairement à Don Draper et à Nate Fisher, Tony Soprano s’interroge sur l’origine du mal qu’il inflige et de celui qui le ronge, il ne fait pas que les expliquer par un événement ou une série d’événements de son enfance. Pour le dire simplement : il se pose des questions — voir sa fascination pour les émissions historiques à la télé —, ce que ne font jamais les deux autres.

On pourrait appliquer à Matthew Weiner, le concepteur de Mad Men, et au personnage de Don Draper des remarques de David Foster Wallace sur John Updike (1998) dans son recueil Consider the Lobster :

[Turnbull, le narrateur du roman Toward the End of Time d’Updike] persists in the bizarre, adolescent belief that getting to have sex with whomever one wants whenever one wants to is a cure for human despair. And Toward the End of Time’s author, so far as I can figure out, believes it too. Updike makes it plain that he views the narrator’s final impotence as catastrophic, as the ultimate symbol of death itself, and he clearly wants us to mourn it as much as Turnbull does. I am not shocked or offended by this attitude; I mostly just don’t get it. Rampant or flaccid, Ben Turnbull’s unhappiness is obvious right from the novel’s first page. It never once occurs to him, though, that the reason he’s so unhappy is that he’s an asshole.

Un adolescent, un être désespéré et malheureux qui se laisse mener par sa queue (avant de devenir Don, ce personnage s’appelait Dick : queue, en anglais) et un «trou de cul» : on croirait lire le portrait de Don Draper.

P.-S. — Sur Tony Soprano, écouter, à France Culture, la livraison du 13 août 2013 de l’émission les Bons Plaisirs, avec Emmanuel Burdeau, auteur de la Passion de Tony Soprano (2010).

 

Références

Burdeau, Emmanuel, la Passion de Tony Soprano, Nantes, Capricci, coll. «Actualité critique», 1, 2012, 97 p. Édition originale : 2010.

Loty, Laurent et Éric Vanzieleghem, Esprit de Diderot. Choix de citations, Paris, Hermann, 2013, 157 p.

Nicol, Patrick, Terre des cons. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 97 p.

Wallace, David Foster, Consider the Lobster and Other Essays, New York, Little, Brown and Company, 2005. Ill. Édition numérique.