Dire qu’on va dire avant de dire

En 2013, au micro de Catherine Perrin, à la radio de Radio-Canada, l’Oreille tendue avait déploré la multiplication de ce qu’elle appelle les décaleurs temporels d’énoncés : tous ces mots qui servent à dire que l’on va parler, mais qui, du fait même de leur existence, retardent le moment où l’on va enfin dire ce que l’on aurait à dire. Les exemples sont nombreux : écoutez, j’ai le goût de vous dire que, je vous dirais que, je voudrais vous dire que, j’ai envie de vous dire que, j’aurais envie de vous dire que, on parle de, on va se le dire, etc.

Puis, le 13 octobre, encore à la radio de Radio-Canada, l’Oreille a entendu ceci : «D’abord vous dire que […].» On ne se donne même plus la peine de conjuguer.

 

[Complément du 21 août 2021]

L’Oreille est revenue sur «vous dire que» le 3 juillet 2021.

Aimer une langue ?

Louis Cornellier, le Point sur la langue, 2016, couvertureLouis Cornellier, le Point sur la langue, 2016, couverture

Au printemps dernier, le professeur et critique (au quotidien le Devoir) Louis Cornellier faisait paraître le Point sur la langue. Cinquante essais sur le français en situation.

Dans son «Avant-propos. Confession d’un converti», il expose son projet de la façon suivante :

Les essais qui suivent sont le résultat de ma conversion au discours orthographique et grammatical. Certains d’entre eux, dans une logique normative (dire et ne pas dire), s’adonnent au purisme pour en faire découvrir les voluptés. D’autres font appel à des notions de linguistique, dans le but de faire voler en éclats quelques idées reçues sur le français et même, au passage, sur l’anglais. L’approche sociolinguistique et politique, enfin, n’est pas absente du portrait, comme on le verra notamment en fin d’ouvrage dans quelques textes adaptés de mes chroniques qui évoquent les contributions d’essayistes qui se sont intéressés à cette importante question. La langue, en effet, est une réalité sociale. Au Québec, par exemple, il n’est pas concevable de se pencher sur l’enjeu de la qualité du français sans intégrer à la réflexion des considérations sur son statut, sans cesse menacé par l’omniprésence de l’anglais (p. 16).

L’Oreille tendue peut se reconnaître dans certaines des affirmations de cet avant-propos, comme dans des remarques sur tel ou tel fait de langue avancées par Louis Cornellier. Il y a pourtant des choses qui la distinguent de lui.

Ayant publié un livre l’an dernier pour s’en prendre à elles, ce n’est pas l’Oreille qui reprochera à l’auteur du Point sur la langue de vouloir combattre les idées reçues. Se réclamer de la sociolinguistique et de la politique ? L’Oreille répond elle aussi «Présente !» On ne saurait contester la démonstration du simplisme qui consiste à affirmer que «le niveau baisse» en matière de langue (p. 47-49, p. 151).

Préférer, dans certains cas, second à deuxième (p. 45) ? Oui. Se méfier de soi-disant (p. 64-66) et de renforcir (p. 83) ? Bis. Ne pas dire en quelque part (p. 88) ? Ter. Déplorer l’usage de je vous dirais (p. 33-34), cet envahissant décaleur ? Ne pas croire que «on» exclut toujours la personne qui parle (p. 111-113) ? Suggérer la lecture de l’article «L’effet Derome» d’André Belleau (p. 117-119) ? Encore et toujours.

Le riche herbier de Louis Cornellier rassemble des exemples venus de la télévision, du cinéma, de la chanson, de la radio, de la presse, du monde du sport, d’échanges avec ses collègues et même de sa participation à une dictée. Il n’est pas d’autre façon de saisir la langue, n’importe quelle langue, en ses incarnations multiples.

L’auteur n’hésite pas à se servir du registre populaire : «ça fesse», ne pas avoir «d’allure», «quétaine», «colon», etc. Là encore, la langue n’est pas une. Il faut savoir se servir de l’ensemble de ses ressources.

En revanche, sur plusieurs plans, il y a des différences assez considérables entre l’Oreille tendue et Louis Cornellier.

Chanter les mérites de Pierre Bourgault ou de Marie-Éva de Villers ? Certes. De Pierre Falardeau ? C’est bien plus difficile. On peut apprécier le travail de Guy Bertrand, le premier conseiller linguistique de Radio-Canada, sans constamment le porter aux nues.

Louis Cornellier dit aimer la langue française (quatrième de couverture, p. 175, p. 178), son «esprit» (p. 43, p. 137), voire son «génie» (p. 13, p. 153, p. 173). Ce n’est pas la position de l’Oreille, qui ne croit pas au génie des langues et qui n’accorde pas de statut affectif particulier à sa langue. Quand il lui arrive d’écrire en anglais, la nature de son plaisir ne change pas (ses moyens, si); il en allait de même quand, dans sa jeunesse, elle étudiait le latin et, brièvement, l’allemand. Toutes les langues sont des outils formidables, le français comme les autres. Autrement dit, c’est la langue qu’aime l’Oreille, plus qu’une langue. Elle parlerait tagalog que ce serait la même chose.

Elle a, comme tout un chacun en matière de langue, une série de lubies, auxquelles elle sait être attachée de façon irraisonnée. Pourtant, pour elle, la «logique normative» et le «purisme» — dont elle ne se défend pas de les pratiquer à l’occasion — ne contiennent pas de «voluptés» (p. 16). L’expression «purisme convivial» (p. 178) lui paraît plus juste que «conversion au discours orthographique et grammatical» (p. 16), avec ses accents religieux. (Un puriste — on est toujours le puriste de quelqu’un — pourrait d’ailleurs reprocher à Louis Cornellier quelques emplois de se vouloir et de faire en sorte que. On s’en gardera.)

En matière de rapport avec l’anglais, l’Oreille est moins portée que d’autres sur la chasse à l’anglicisme et aux manifestations de «colonisation linguistique» (p. 42), de «lâcheté linguistique» (p. 166) ou de «capitulation linguistique» (p. 170). Elle n’a pas de crainte devant l’enseignement intensif de l’anglais au primaire (p. 165-166). Elle s’interroge sur le bien-fondé de l’imposition, pour tous, du cégep en français (p. 38, p. 154, p. 161, p. 164-165). Elle ne sous-estime pas l’importance historique des relations entre le français et l’anglais, mais elle préconise une dépolarisation de la situation linguistique québécoise ou, plus justement, montréalaise. Il y a bien plus que deux langues dans le Québec d’aujourd’hui. Il est vrai que l’essai publié par VLB éditeur relève de la littérature de combat (on y met le point sur la langue, comme d’autres le poing) et que cela exige quelques oppositions binaires.

Il est encore un domaine où l’Oreille et Louis Cornellier ne pourraient pas être d’accord, le nationalisme, qui est un des socles de sa pensée; voyez, par exemple, le texte «Prophétiser le péril avec Vigneault» (p. 108-110), où il est question de «mort nationale» (p. 109). De même que pour le patriotisme, l’Oreille a du mal à comprendre pareil sentiment. (Comme l’enseignait André Belleau en 1983, on ne confondra pas nationalisme et indépendantisme.)

P.-S. — Louis Cornellier dit du bien du Langue de puck (2014) de l’Oreille tendue (p. 105-107). Elle serait malvenue de lui en tenir rigueur.

 

Références

Belleau, André, «L’effet Derome ou Comment Radio-Canada colonise et aliène son public», Liberté, 129 (22, 3), mai-juin 1980, p. 3-8; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 82-85; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 107-114; repris dans Laurent Mailhot (édit.), l’Essai québécois depuis 1845. Étude et anthologie, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «Cahiers du Québec. Littérature», 2005, p. 187-193; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 105-112. https://id.erudit.org/iderudit/29869ac

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Cornellier, Louis, le Point sur la langue. Cinquante essais sur le français en situation, Montréal, VLB éditeur, 2016, 184 p.

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Autopromotion 261

Un segment de l’émission Plus on est de fous, plus on lit !, qu’anime Marie-Louise Arsenault à la radio de Radio-Canada, est consacré à la définition de mots beaucoup présents dans l’espace public.

L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion d’y réfléchir à débat, puis à expert.

Cet après-midi, entre 14 h et 15 h, elle abordera le mot authenticité. Elle n’essaiera pas d’être authentique : promis juré.

 

[Complément du jour]

On peut (ré)entendre l’entretien ici.

L’analyse linguistique des discours de Donald Trump dont l’Oreille a parlé se trouve .

Radar lexical

Quand, par exemple, elle est tendue vers le parler des jeunes (ou celui des pompiers), l’Oreille se propose de suivre la vie des mots du jour ou des expressions à la mode : vont-ils survivre (swag) ou s’étioler (vagg) ? Elle n’a pas la prétention de croire qu’elle peut prédire l’avenir d’un mot ou d’une expression, mais elle aime agrandir régulièrement son herbier lexical.

Depuis quelques mois, elle constate que les complexes ne sont pas/plus à l’ordre du jour; il serait de bon ton d’être décomplexé.

Rendant compte d’un ouvrage récent de l’Oreille portant sur les idées reçues en matière de linguistique, le quotidien le Devoir titre : «Ça suffit, les complexes !» (8 septembre 2015, p. A1 et A8) Quelques mois plus tard, le journaliste Marc Cassivi publie Mauvaise langue : «Vivre le français décomplexé», annonce son journal (la Presse+, 28 février 2016).

Le 7 juin, dans le même journal, guillemets à l’appui, le même Marc Cassivi parle du «hip-hop québécois “décomplexé”».

Dans un numéro récent de la revue Études françaises, Pierre-Luc Landry et Marie-Hélène Voyer décrivent le «parti pris décomplexé pour l’esquive et l’exubérance» (p. 53) des éditeurs québécois en matière d’étiquettes génériques.

À la radio de Radio-Canada, commentateur (Luis Clavis, Plus on est de fous, plus ont lit !, 11 avril 2016) et créateur (Geneviève Pettersen, C’est fou…, 16 avril 2016) s’y mettent.

La presse de cette fin de semaine ne fait pas autre chose, s’agissant du livre de Jean-Marc Léger, Jacques Nantel et Pierre Duhamel, le Code Québec. La Presse+ cite cette déclaration de Léger : «Et j’aime davantage la jeune génération décomplexée, plus exigeante, plus entrepreneuriale et à qui rien ne résiste» (25 septembre 2016). Le Devoir y va d’une autre déclaration du même : «Devant cette génération décomplexée, le Parti québécois (PQ) doit adapter son projet de pays» (25 septembre 2016). Fréquent dans les discussions sur la langue, l’adjectif prend ici une considérable expansion.

Être décomplexé est généralement perçu positivement. Plus rarement, négativement.

Dans le Point sur la langue. Cinquante essais sur le français en situation (2016), Louis Cornellier utilise le mot avec ces deux connotations opposées : «Notre langue était populaire, dense et décomplexée» (p. 12); «si je dois défendre ma langue maternelle […] c’est qu’elle est attaquée, de l’extérieur et de l’intérieur. […] De l’intérieur, par un relâchement linguistique décomplexé» (p. 170).

Le mot est chez les journalistes, les universitaires et les critiques. S’installera-t-il à demeure ? Tendons l’oreille.

P.-S. — L’usage de décomplexé n’est pas proprement québécois. L’excellent Michel Francard, dans «Vous avez de ces mots…», sa chronique du journal bruxellois le Soir, s’en sert :

À l’écart de tout purisme linguistique, cette chronique se veut attentive aux usages réels du français d’ici et d’ailleurs. Pour décrire ces usages, les analyser et les mettre en perspective, dans le temps, la société et l’espace. Pour rendre compte d’une langue décomplexée, innovante et plurielle. Pour aborder les mots du point de vue des gens qui les font vivre.

 

[Complément du 20 février 2017]

Il existerait même une «alimentation nord-américaine décomplexée». Heureusemement, elle est «proche de sa nature et de ses familles agricoles». Ça rassure, non ?

Pour une «alimentation nord-américaine décomplexée»

 

 

[Complément du 11 mars 2018]

La Presse+ du jour publie un dossier sur la littérature québécoise actuelle. On ne s’étonnera pas d’un des traits de celle-ci : «Stéphane Larue, auteur du livre Le Plongeur, est de ceux qui écrivent d’une [sic] langue décomplexée» (ici); «Mais une chose est certaine dans les années 2000 : l’oralité, le langage familier, sont énormément utilisés dans la production littéraire, et cela de manière tout à fait décomplexée» ().

Réaction, fort bien vue, sur Twitter, du non moins excellent @machinaecrire :

«Langue complexée», Nicolas Guay, Twitter, 1 mars 2018

Merci.

P.-S.—Signalons que l’École de la tchén’ssâ de l’Oreille tendue a droit à une citation. Merci aussi.

 

[Complément du 14 avril 2018]

Le Devoir n’est pas en reste sur la Presse+, s’agissant de littérature actuelle. On y parle aujourd’hui de «rapport décomplexé à l’oralité» et de poésie «décomplexante». L’Oreille tendue n’avait pas encore d’occurrence de ce mot. Merci.

 

Références

Cassivi, Marc, Mauvaise langue, Montréal, Somme toute, 2016, 101 p.

Cornellier, Louis, le Point sur la langue. Cinquante essais sur le français en situation, Montréal, VLB éditeur, 2016, 184 p.

Landry, Pierre-Luc et Marie-Hélène Voyer, «Paratexte et mentions éditoriales : brouillages et hapax au cœur de la “Renaissance québécoise”», Études françaises, 52, 2, 2016, p. 47-63. https://doi.org/10.7202/1036924ar

Léger, Jean-Marc, Jacques Nantel et Pierre Duhamel, le Code Québec. Les sept différences qui font de nous un peuple unique au monde, Montréal, Éditions de l’Homme, 2016, 237 p. Ill.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

À qui la faute ?

À la radio de Radio-Canada, le 7 septembre, un professeur montréalais a parlé des «meilleures pratiques en matière de harcèlement» dans son école d’ingénieurs. Était-ce bien cela qu’il voulait dire ? Ne pensait-il pas plutôt aux meilleures pratiques en matière de prévention du harcèlement ? On l’espère.

P.-S. — Cela a rappelé à l’Oreille tendue une rumeur selon laquelle une grande université bilingue canadienne avait un jour pensé à créer le poste de responsable du harcèlement sexuel. Un seul responsable pour tout le harcèlement sexuel ?