Accouplements 43

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Pendant des années, grâce aux dieux de la baladodiffusion, l’Oreille tendue a suivi avec bonheur, sur France Culture, l’émission Tire ta langue d’Antoine Perraud. Elle est orpheline depuis sa fin bien trop abrupte en 2015.

Chaque émission commençait par un générique dans lequel on entendait «Avoir sa propre langue comme un trésor, pas comme une prison». Vérification faite auprès d’Antoine Perraud (merci), il s’agit de la voix d’Umberto Eco, peut-être en 1992, en dialogue avec Claude Hagège («Mon métier de linguiste n’est ni de me faire le chantre d’une langue commune, en l’occurrence l’anglo-américain, ni de faire entendre des accents de Cassandre, d’être une Cassandre à cocarde»).

Puis ce bandeau, sur Mauvaise langue de Marc Cassivi — dont l’Oreille tendue a parlé ici :

Marc Cassivi, Mauvaise langue, 2016, bandeau

La langue peut, en effet, enfermer. Méfions-nous.

 

Référence

Cassivi, Marc, Mauvaise langue, Montréal, Somme toute, 2016, 101 p.

Un p’tit coup de science, avec ça ?

Depuis quelques années, l’Oreille tendue collectionne les bars improbables. Il y a jadis naguère, sur Twitter, @revi_redac lui faisait remarquer qu’elle n’avait jamais abordé le bar des sciences. Dont acte.

Il s’agit d’une pratique courante, par exemple dans le cadre de l’émission radiophonique les Années lumière de la Société Radio-Canada. La France en est également friande.

Ce type de bar a maintenant de la concurrence.

Il existe en effet des cafés scientifiques. On peut aussi participer, en bilingue, à l’activité Pinte de science / Pint of Science Canada. Description :

Le Festival Pinte de Science – Pint of Science invite des scientifiques dans votre bar préféré pour discuter avec vous de leurs dernières recherches et découvertes. C’est pour vous l’occasion parfaite de rencontrer les véritables acteurs de la science en chair et en os. Vous n’avez plus d’excuse de ne pas venir partager un verre avec nous !

On n’arrête pas le progrès.

Rabouter, post-Shelley

Classic Comics, 26, «Frankenstein», couverture

Serial est une passionnante entreprise radiophonique.

Durant la première saison, Sarah Koenig se penchait sur le meurtre de Hae Min Lee et la condamnation d’Adnan Masud Syed. Était-il vraiment coupable de ce meurtre ?

La deuxième saison, qui est en cours de diffusion, essaie de comprendre pourquoi un soldat américain, Bowe Bergdahl, a quitté son poste en Afghanistan, avant de tomber aux mains des talibans.

Koenig raconte, dans le cinquième épisode de cette deuxième série, «5 O’Clock Shadow», une des missions auxquelles Bergdhal a participées. Arrive un moment où les véhicules qu’on y utilise sont tellement endommagés que les soldats doivent essayer de prendre des pièces de plusieurs pour en faire fonctionner un seul. Description de Koenig : «You could frankenstein them back together if you had the right parts

To frankenstein : rabouter, en quelque monstrueuse sorte.

Le verbe n’est pas neuf. L’Oreille tendue le découvre et s’en réjouit.

Qu’en aurait pensé Mary Shelley, la créatrice de Frankenstein ?

 

Illustration : Classic Comics, 26, image déposée sur Wikimedia Commons

Cadences

Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel, 2008, couverture

«Mais nul fragment du monde n’est négligeable
pourvu qu’on le regarde intensément.»

Soit la phrase suivante, tirée de Léonard et Machiavel de l’historien Patrick Boucheron (2008), au sujet des deux personnages du titre :

Il y eut entre eux un temps commun, qui les fit contemporains. Non pas continûment, et d’une manière si sourde et si souple, sans doute, qu’ils ne trouvèrent guère de mots pour le dire. Mais la même urgence d’agir et une semblable écoute aux rythmes du monde; l’évidente certitude que sa cadence hésite, et qu’il appartient aux hommes d’en ressentir la pulsation pour doucement l’amener à reprendre son cours réglé […] (p. 202).

On y entend plusieurs choses.

Le style, d’abord. Patrick Boucheron sait ce que la littérature apporte au savoir, pour y être sensible et pour la pratiquer.

Un lexique, ensuite : «urgence», «rythmes», «cadence», «pulsation». Ailleurs, ce sera «mouvement», «pulsion», «véloce», «tempo», «dynamique», «soudaineté», «vitesse», etc. Le temps de Patrick Boucheron est fait de temporalités heurtées. Pour lui, l’histoire n’est pas un long fleuve tranquille.

La question de la contemporanéité, du «temps commun», enfin. Une «des ambitions de ce petit livre», écrit son auteur, «est de comprendre ce qu’être contemporain veut dire» (p. 32).

Léonard de Vinci et Machiavel l’ont été, mais il n’existe aucune trace de leurs rencontres, ni chez l’un, ni chez l’autre, ni chez leurs contemporains.

Machiavel et Léonard de Vinci se sont rencontrés, longtemps, ils se sont très certainement parlé, souvent. Les échos de ces conversations se retrouveront, plus tard, dans des projets communs qui ne seraient guère compréhensibles sans cette connaissance préalable qu’ils firent l’un de l’autre. Il y sera aussi question de fleuve et de fortune, de guerre et de pouvoir, de la façon de voir le monde tel qu’il est et d’en saisir le rythme (p. 90).

Boucheron essaie d’imaginer leurs rencontres, cette «conversation muette» (p. 128), à partir de trois «nœuds» historiques : autour de la figure de César Borgia, au moment de la tentative de détournement de l’Arno, quand Léonard essaie de peindre le tableau la Bataille d’Anghiari.

Il offre par là des portraits de l’un et de l’autre.

Léonard, peut-être le plus longuement abordé, lui qui «ne fit au fond qu’une seule chose de sa vie : dessiner, inlassablement» (p. 73). Contre les idées reçues — «Léonard n’est pas cet artiste solitaire et ombrageux rêvé par les romantiques» (p. 81) —, Boucheron le montre «hanté par le réel» dont il veut rendre compte «entièrement» (p. 130). Paradoxe : «entièrement», mais dans l’inachèvement, «la condition même de l’exercice du génie» (p. 167).

Machiavel paraît plus difficile à cerner. Le «vrai» de sa pensée se situe sur un «seuil d’indistinction et d’incertitude» (p. 127). Elle est toute nourrie de politique, sa «seule philosophie» (p. 139), mais l’écriture l’occupe également. La «part la plus importante de lui-même» est celle «où se conjoignent l’idéal littéraire et la nécessité du politique, la compréhension des principes de l’histoire et la rage d’agir» (p. 162).

Signalons enfin une leçon de l’ouvrage : «les éclats de l’histoire n’attendent pas d’être rapprochés par cet enfant sage et un peu triste, patient et esseulé qui survit dans l’esprit de tout historien» (p. 116).

P.-S. — Le 29 septembre 2015, l’Oreille tendue disait le bien qu’elle pensait d’un autre livre de Patrick Boucheron (et Mathieu Riboulet), Prendre dates. Depuis, elle l’entendu déclarer, à France Inter, s’agissant d’Alain Finkielkraut : «Nous avons maintenant mieux à faire que de nous porter au chevet des mélancoliques.» C’est (encore) de la musique aux oreilles de l’Oreille.

 

[Complément du 30 avril 2024]

Dans Le temps qui reste (2023), les «mélancoliques» sont devenus «les boutiquiers du ressentiment» (p. 63). Ils ne sont pas plus aimables.

 

Références

Boucheron, Patrick, Léonard et Machiavel, Lagrasse, Verdier, coll. «Verdier poche», 2008, 217 p.

Boucheron, Patrick et Mathieu Riboulet, Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015, Lagrasse, Verdier, 2015, 136 p.

Boucheron, Patrick, Le temps qui reste, Paris, Seuil, coll. «Libelle», 2023, 69 p.

Rectifications orthographiques : questions, réponses

Depuis une semaine, les médias francophones — les traditionnels comme ceux qu’on dit «sociaux» — ne cessent d’en parler : la bataille de l’orthographe française ferait rage, à cause d’une série de «rectifications». Et si on essayait d’y voir un peu plus clair ?

De quoi s’agit-il ?

En décembre 1990, le Journal officiel du gouvernement français publiait un texte du Conseil supérieur de la langue française intitulé «Les rectifications de l’orthographe».

Le titre du document l’indique : il serait abusif de parler de «réforme de l’orthographe» ou de «nouvelle orthographe». On la «rectifie», sans plus. On ne saurait être plus clair : «Toute réforme du système de l’orthographe française est exclue […]» (p. 9).

Les rectifications ont donné lieu à des affrontements verbaux violents dès leur annonce.

Peut-on parler d’une transformation majeure ? Pas selon une mise au point fort utile de la Banque de dépannage linguistique de l’Office québécois de la langue française : «En fait, les rectifications touchent, en moyenne, un mot par page rédigée.»

Pourquoi en parler autant aujourd’hui ?

Des éditeurs de manuels scolaires français utilisaient ces rectifications depuis longtemps. On a appris la semaine dernière que l’ensemble des éditeurs de manuels scolaires français s’y mettrait à compter de cet automne.

Aucun gouvernement, aucun ministère de l’Éducation, n’a imposé ces rectifications, malgré des directives qui visaient à en faire la référence en matière de langue scolaire.

Est-ce la première fois que l’orthographe française est soumise à des transformations officielles ?

Non. Elle a été modifiée — ou on a tenté de la modifier — en 1740, en 1835, en 1901 (arrêté Leygues «relatif à la simplification de l’enseignement de la syntaxe française»), en 1976 (arrêté Haby «relatif aux tolérances grammaticales ou orthographiques»), etc. À cette énumération, on pourrait ajouter les éditions périodiquement (et lentement) revues du Dictionnaire de l’Académie française.

Les rectifications de 1990 ont-elles été mises en œuvre ?

Voilà le paradoxe : mal reçues en 1990 dans plusieurs milieux, jamais imposées par l’État, elles ont néanmoins été retenues dans nombre de contextes, sans qu’on le sache toujours.

Vous avez acheté une édition récente du Petit Robert, du Petit Larousse ou du Multidictionnaire de la langue français ? Les rectifications y sont, complètement ou partiellement.

Vous utilisez les logiciels Microsoft Word ou Antidote ? Elles y sont.

Et au Québec ?

L’Office québécois de la langue française a fait preuve de prudence. Voici comment sa position est présentée dans sa Banque de dépannage linguistique :

Dès 1991, l’Office québécois de la langue française s’est déclaré, de façon générale, favorable à l’application des rectifications de l’orthographe, mais, étant donné les réticences, voire l’opposition, qu’elles soulevaient dans divers milieux en France et ailleurs, il n’a pas voulu faire cavalier seul et imposer cette nouvelle norme au public québécois.

L’État québécois n’a donc jamais imposé ces rectifications.

Elles sont cependant utilisées dans des publications gouvernementales (celles du Conseil supérieur de la langue française; exemple ici) ou commerciales (la revue Nouveau projet).

Le ministère de l’Éducation en tient compte dans ses grilles de correction, mais il n’exige pas leur enseignement.

Les futurs enseignants de français au secondaire sont formés aux rectifications.

Quelles leçons tirer des débats actuels ?

Il y en a plusieurs.

Les questions de langue sont lourdes d’affects très puissants. On a pu voir partout ces derniers jours des déclarations comme celle de la chroniqueuse Lysiane Gagnon en 1990 : «Les accents circonflexes, ces mignons petits chapeaux qui apportaient un peu de fantaisie graphique au texte, sont grossièrement éliminés. […] Ces mots-là ont soudain l’air tout nus.» Le linguistique n’est jamais seulement du linguistique. (Cela dit, dans ces deux phrases, il n’y a pas de linguistique.)

Les débats linguistiques sont aussi, souvent, des débats de valeurs. On le voit nettement chez les opposants aux rectifications, parmi lesquels nombre de conservateurs / réactionnaires / essentialistes linguistiques (rayez la mention inutile, s’il y en a), par exemple Alain Finkielkraut ou Mathieu Bock-Côté.

Ces débats ont aussi une forte dimension politique, ainsi qu’en témoigne, en France, leur récupération politique par le Front national (et pas que par lui).

Enfin, il y a peut-être une dimension spécifique à la guéguerre de l’orthographe. C’est Jean-Marie Klinkenberg qui l’a le mieux résumée, notamment dans son ouvrage la Langue dans la Cité (2015) :

Un Francophone, c’est d’abord un mammifère affecté d’une hypertrophie de la glande grammaticale; quelqu’un qui, comme Pinocchio, marche toujours accompagné d’une conscience impérieuse, une conscience volontiers narquoise, lui demandant des comptes sur tout ce qu’il dit ou écrit (p. 36).

Pour qui souffre de cette maladie bénigne propre à ceux qui ont la langue française «en partage», selon la formule consacrée, les discussions en matière de langue paraissent toujours plus graves qu’elles ne le sont.

P.-S. — L’Oreille tendue a déjà raconté l’essentiel de ce qui précède à la radio de Radio-Canada le 5 février. C’était au micro d’Alain Gravel. On peut (ré)entendre l’entretien .

 

[Complément du 15 février 2016]

Le Collège Édouard-Montpetit (Longueuil) reprend ce texte sur son site Web. C’est ici, en PDF.

 

Références

Anonyme, «Arrêté relatif à la simplification de l’enseignement de la syntaxe française» (26 février 1901) (arrêté Leygues), dans Maurice Grevisse, le Bon Usage. Grammaire française avec des remarques sur la langue française d’aujourd’hui, Gembloux, J. Duculot, 1975, p. 1240-1245. Dixième édition revue.

Anonyme, «Arrêté du 28 décembre 1976 relatif aux tolérances grammaticales ou orthographiques» (arrêté Haby), Journal officiel, 9 février 1977; repris dans Maurice Grevisse, le Bon Usage. Grammaire française, Paris-Gembloux, Duculot, 1986, p. 1696-1708. Douzième édition refondue par André Goose.

Anonyme, «Les rectifications de l’orthographe. Conseil supérieur de la langue française», Journal officiel de la République française, 6 décembre 1990, 19 p.

Gagnon, Lysiane, «Vivent les nénuphars !», la Presse, décembre 1990, p. B3.

Klinkenberg, Jean-Marie, la Langue dans la Cité. Vivre et penser l’équité culturelle, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015, 313 p. Préface de Bernard Cerquiglini.