A beau essayer qui vient de loin

Géraldine Wœssner, Ils sont fous, ces Québécois !, 2010, couverture

Ce n’est peut-être pas possible : débarquer dans un pays, le décrire dans un livre et être apprécié des autochtones.

La journaliste française Géraldine Wœssner, après tant d’autres, s’y est essayée. En 2010, elle publiait Ils sont fous, ces Québécois ! Chroniques insolites et insolentes d’un Québec méconnu, une série de vignettes sur sa découverte du «pays du caribou» (p. 144).

Il est bien sûr question du «français savoureux parlé au Canada» (p. 261), de la neige, des relations entre les hommes et les femmes et de la poutine (mais pas trop).

Certaines sections ont une unité claire («Accommodons-nous les uns les autres», «Maudits Français»). Pour d’autres («Des tuques et des hommes»), on ne voit pas.

Parmi les thématiques fortes, «Culturez-moi» porte, comme son titre l’indique, sur la culture québécoise — et étonne. L’auteure y chante les louanges de Bobby Bazini («Une star est née» [p. 213]…) et de Lynda Lemay (elle aurait «préparé le terrain» [p. 225] à Benabar et à Vincent Delerm…). Elle évoque le cirque, les festivals, l’humour, le folklore (Fred Pellerin) et la cuisine. La littérature ? Le cinéma ? Le théâtre ? La télévision ? Pas un mot.

Ces absences tiennent probablement moins à une volonté délibérée qu’à la façon de choisir les objets à commenter. À lire Géraldine Wœssner, on a l’impression qu’elle a simplement réagi à ce qui était dans l’air du temps au moment où elle écrivait — elle parle elle-même de «récits bruts» (p. 15) —, sans tenter de décrire l’ensemble de la société québécoise. C’est une façon de faire qui se défend, mais qui a pour conséquence de laisser des questions dans l’ombre.

Ce qui se défend moins, en revanche, ce sont les fréquentes exagérations du livre. L’affaire des compteurs d’eau est «le plus grand scandale qui ait jamais frappé Montréal» (p. 104). Les hommes sont peu présents dans l’enseignement, car ils sont «refroidis par les faibles salaires et la multiplication des accusations de violence ou de harcèlement sexuel» (p. 127). Les Québécois passent des nuits entières dans les salles d’urgence des hôpitaux, «dans une ambiance de camps de réfugiés» (p. 199). «Dans la province, personne n’ose prononcer» le nom de Guy Laliberté «sans baisser la voix» (p. 210). «La complainte des Lebel» de Nelson P. Arsenault est «une chanson célèbre» (p. 239 n. 1).

Ne se défendent pas plus les approximations ou erreurs factuelles. Peut-on, sans rire, affirmer que «Hamburger est banni au profit de hambourgeois» (p. 14) ? En matière politique (p. 21) et législative (p. 22), Géraldine Wœssner, qui se définit comme journaliste politique (p. 278), aurait pu mieux faire ses devoirs. Page 57, il est question de Jean-Joseph Bombardier; p. 286, le même inventeur de la motoneige retrouve son prénom de Joseph-Armand. Les amateurs de hockey le savent : on ne dit pas «Hab’s» (p. 64 et 67), mais «Habs». La Montérégie n’est pas un «district» (p. 251).

Certaines affirmations, enfin, sont à la fois des erreurs factuelles et des exagérations. S’il est vrai que certains Québécois ont des relations conflictuelles avec les anglophones, il est faux d’écrire que «les Québécois détestent les anglophones qui les ont oppressés» (p. 14).

Sur le plan de la langue, on pouvait s’attendre au pire, s’agissant d’un livre dont le premier mot de la quatrième de couverture est «Tabernacle» (voir aussi p. 150-152). Pourtant, les choses sont à peu près correctes, à l’exception d’un «Marde de blanche !» (p. 41), où le de est de trop, et d’une mauvaise date d’adoption pour la Charte de la langue française (p. 287). Wœssner pense qu’au Québec «une langue nouvelle est née» (p. 150), le «québécois» (p. 261). Ce n’est pas vrai, mais elle est loin d’être la seule à le croire. On a vu pire.

La loi de la probabilité littéraire fait que certaines remarques ou réflexions font mouche : sur la longueur de la rue Sherbrooke à Montréal (p. 78), sur le casse-tête de la collecte des ordures sur l’île (p. 99), sur Kahnawake, cet «Iroquois Land» (p. 181), sur le bingo à la radio aux Îles-de-la-Madeleine (p. 235).

L’effort est louable, mais le projet global est probablement voué à l’échec, quoi qu’on fasse.

 

Référence

Wœssner, Géraldine, Ils sont fous, ces Québécois ! Chroniques insolites et insolentes d’un Québec méconnu, Paris, Éditions du moment, 2010, 295 p.

S’en garder une, mais petite

Soit les tweets suivants. Le premier est de l’excellent @cynocephale : «Les femelles macaques se gardent une petite gêne lorsque leurs enfants les regardent s’ébattre.» L’autre est du non moins excellent @Ant_Robitaille : «Charest lance que opposition à croissance est position d’A. Khadir “des souverainistes”. Marois rétorque : “garde-toi une petite gêne !”».

En temps normal, l’Oreille tendue n’aurait pas accordé une attention excessive à leur contenu, la sexualité des macaques, même en famille, et les débats à l’Assemblée nationale du Québec n’occupant pas une grande place dans ses pensées.

C’est l’expression se garder une petite gêne qui a mis la puce à l’oreille de l’Oreille. Pour elle, jusqu’à tout récemment, cette expression allait de soi. Or deux lecteurs de ce blogue — appelons-les l’Oreille québecquoise et l’Acéricultrice — lui ont écrit pour lui soumettre leurs réflexions sur cette petite gêne, voire leur gêne devant icelle.

Que signifie-t-elle ? Faire preuve de retenue, ou de pudeur, notamment en public. Deux exemples tirés de la Presse, le premier portant sur le hockey, le second sur le rugby : «il serait si facile de parler de jeu d’impuissance, mais on va se garder une petite gêne pour l’instant» (19 octobre 2011, cahier Sports, p. 1); «Pour demain, il nous reste à espérer que les All Blacks vont se garder une petite gêne et ne nous infligeront pas un 68-3, comme ils le font parfois» (30 septembre 2011, cahier Sports, p. 7). Exemple proposé par l’Oreille québecquoise : «À propos de ses enfants, Céline se garde une petite gêne.»

Comment se prononce-t-elle ? L’Acéricultrice suggère une p’tite gêne. Il faut la suivre.

Pourquoi pas simplement se garder une gêne ? Car les Québécois aiment gros l’adjectif petit. Ils n’hésitent jamais, par exemple, à prendre un petit café et un petit dessert dans un petit restaurant avec leur petite famille avant de faire un petit bout de chemin.

D’où vient l’expression ? Mystère.

Est-elle récente ? Encore là, mystère, mais aucun des lexiques ou dictionnaires que l’Oreille a sous la main ne la connaît.

 

[Complément du 24 novembre 2011]

Monique Cormier consacre sa chronique du jour à l’émission Médium large de la radio de Radio-Canada à cette expression et à son origine (voir les commentaires ci-dessous). On peut l’entendre ici.

 

[Complément du 26 novembre 2011]

Entendu à France Culture le 21 novembre dans «La chronique de Jean-Louis Ézine» : «une petite gêne subsiste».

 

[Complément du 7 juin 2015]

Peut-on évaluer la popularité de l’expression au Québec ? Des publicitaires l’utilisent. C’est un signe qui ne saurait mentir.

Publicité de Telus

 

Avant et après

Soit la phrase suivante, s’agissant de l’inégal début de saison des Canadiens de Montréal — c’est du hockey : «Pierre Gauthier avait donc raison : le soleil s’est finalement levé pour sortir son équipe de la grande noirceur dans laquelle elle patinait à tâtons depuis le début de la saison» (la Presse, 31 octobre 2011, cahier Sports, p. 2). À quoi ce «grande noirceur» peut-il bien faire allusion ? À l’histoire du Québec, dans laquelle il y a un avant et un après.

On a d’abord inventé l’après : cela s’est appelé la Révolution tranquille. Cette expression désigne ce qui aurait changé radicalement dans la Belle Province au début des années 1960.

À partir du moment où il y avait une expression pour désigner l’après, il en fallait une pour l’avant : ce sera la Grande noirceur ou, mieux encore, la Grande Noirceur, avec double majuscule. Jusqu’à 1960, le Québec aurait vécu une période particulièrement sombre. (La noirceur, c’est l’obscurité.)

L’expression allait-elle rester cantonnée à l’histoire québécoise ? Non. Elle existe désormais extra-muros : «La grande noirceur des Irakiennes» (la Presse, 30 mars 2003); «la grande noirceur haïtienne» (le ministre Lawrence Cannon, radio de Radio-Canada, 19 janvier 2011). Et les journalistes sportifs l’emploient. Son avenir paraît assuré.

 

[Complément du 4 décembre 2015]

«La grande noirceur scientifique», titre la Presse+ du jour.

 

[Complément du 22 décembre 2016]

Sur la place de la Grande Noirceur dans l’historiographie québécoise, l’Oreille tendue recommande la lecture de Marie-Andrée Bergeron et Vincent Lambert, «Au-delà des faits : la Grande Noirceur et la Révolution tranquille en tant que mythistoires. Entretien avec Alexandre Turgeon», article électronique, HistoireEngagée, 21 septembre 2016. http://histoireengagee.ca/?p=5807

Ça ne s’invente pas (car c’est déjà inventé)

Erin McKean suit de très près l’évolution de la langue anglaise. Elle a exposé ses positions lexicographiques dans le cadre d’une conférence présentée par TED; l’Oreille tendue en a parlé ici. Elle dirige un dictionnaire en ligne, Wordnik. Et elle publie des livres.

Aftercrimes, Geoslavery, and Thermogeddon (2011) recense et définit quelques dizaines de néologismes (en anglais), beaucoup venus du monde des sciences. Des exemples ?

«Displace fallacy» : l’idée fausse selon laquelle une nouvelle technologie (le livrel) remplace les anciennes (le livre).

«E-mail apnea» : le fait de ne (presque) plus respirer (temporairement) quand on est absorbé par ses courriels. (On doit l’expression à Linda Stone.)

«Thanatourism» : forme de tourisme à destination de lieux associés à la souffrance et à la mort, particulièrement à la mort violente.

C’est réjouissant d’inventivité.

 

[Complément du 22 octobre 2011]

On peut facilement imaginer le plaisir qu’aurait Erin McKean devant tel mot-valise d’un tweet publié hier par @dancohen, qui l’emprunte lui-même à @ncschistory : «“Scannabago” [Scan / Numérisation + Winnebago / Autocaravane] = mobile scanning unit to digitize local materials.»

 

[Complément du 30 janvier 2012]

Au lieu de thanatourism, on peut aussi dire dark tourism. L’expression est chez Julien Blanc-Gras dans Touriste (2011, p. 43). On y découvre également le tourisme chez les pauvres, le poorism (p. 115).

 

[Complément du 26 juin 2012]

La Libre Belgique, elle, parle de nécrotourisme.

 

[Complément du 31 juillet 2013]

Une catastrophe ferroviaire fait 45 morts à Lac Mégantic. Quelques semaines plus tard, @rdimatin parle du «tourisme de catastrophe» qui se pratique dans cette petite ville du Québec.

 

[Complément du 31 décembre 2015]

Dans la neuvième livraison de l’émission The New Yorker Radio Hour, datée du 18 décembre 2015, David Remnick évoque le «crisis tourism».

 

Références

Blanc-Gras, Julien, Touriste, Vauvert, Au diable vauvert, 2011, 259 p.

McKean, Erin, Aftercrimes, Geoslavery, and Thermogeddon. Thought-Provoking Words from a Lexicographer’s Notebook, New York, TED Conferences, LLC, 2011. Édition numérique.