(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)
Ce sont les premiers mots du récent Football de Jean-Philippe Toussaint :
Voici un livre qui ne plaira à personne, ni aux intellectuels, qui ne s’intéressent pas au football, ni aux amateurs de football, qui le trouveront trop intellectuel (p. 7).
En 1931, Ivar Lo-Johansson écrivait ce qui suit, dans Mes doutes sur le sport :
Les pires navets littéraires que j’ai lus sur les sportifs des classes inférieures étaient malheureusement écrits par des universitaires (cité dans Philippe Bouquet, p. 170).
Espérons qu’ils aient tort, l’un et l’autre.
Références
Bouquet, Philippe, «Un détracteur du sport», Europe, 806-807, juin-juillet 1996, p. 157-176.
Toussaint, Jean-Philippe, Football, Paris, Éditions de Minuit, 2015, 122 p.
La chanson est un art singulier. Sur des musiques séduisantes, on peut dire des horreurs — et l’auditeur reste séduit.
Voici deux cas, qui ont toujours intrigué l’Oreille tendue.
Depuis 2003, le groupe Mes aïeux connaît un succès considérable avec «Dégénérations». Le titre le dit : tout va à vau-l’eau chez les jeunes. Ils ont quitté «la terre» (quatre fois) pour se retrouver dans un «p’tit trois et demi ben trop cher frette en hiver». L’avortement est devenu leur mode de contrôle des naissances («Quand tu fais des conneries tu t’en sauves en avortant»). Les pères ont privé leurs fils d’héritage en plaçant leur argent dans des REER. Leurs descendants ne savent plus s’amuser comme dans le temps des «veillées». C’était tellement mieux avant ! «Dégénérations» est une chanson réactionnaire. Pourtant, plein de gens l’ont entonnée et l’entonnent encore, entraînés d’abord par ses percussions, puis par son reel, comme l’indique le sous-titre («Le reel du fossé»).
En 2007, Réal Béland lance la chanson «Hockey bottine». Le texte en est à la fois misogyne, homophobe et ethnocentré. Misogyne : «Asteur les fans écoutent le hockey / À cause de Chantal Machabée / On va aller voir les games au Centre Always» — le féminin, c’est les menstruations (Always est une marque de produits d’hygiène féminine). Homophobe : «Les joueurs sont rendus des hommes d’affaires / Faudrait leur faire peur dans l’vestiaire / Envoyer deins douches André Boisclair» — l’homosexualité, c’est le trouble sexuel dans le vestiaire (l’ancien homme politique André Boisclair est homosexuel). Ethnocentré : «I reste pus beaucoup d’joueurs francophones / Qui nous donnent le deuxième effort […] Pis si t’es tanné des caprices d’Ovechkin / Ben ferme ta tévé / Pis viens jouer au hockey bottine» — l’étranger, c’est le caprice (Alexander Ovechkin est russe). «Tout l’monde dans l’temps avait l’CH tatoué / Ç’a ben changé / C’est dans nos mam’lons qu’i est percé» : c’était tellement mieux avant ! Pourtant la chanson est entraînante.
Comment résister ?
P.-S. — L’Oreille tendue a beaucoup écrit sur les chansons du hockey, par exemple ici.
Références
Béland, Réal, «Hockey bottine», Réal Béland Live in Pologne, 2007, 4 minutes.
Mes aïeux, «Dégénérations / Le reel du fossé», En famille, 2003, 5 minutes 24 secondes.
L’Oreille tendue s’est beaucoup occupée des chansons consacrées au hockey (voir ici), mais il n’y a pas, s’agissant de patinage, que le hockey dans la vie. Il est des chanteurs qui ont célébré les joies de la glace sans s’y battre pour une rondelle.
Première constatation : en chanson, on ne patine pas seul ou, si on le fait, c’est pour le regretter. Plume Latraverse parle d’une «belle chevelue» à qui le vent a fait perdre son béret : «Me suis perdu dans ses yeux d’ange.» Hervé Brousseau se souvient de sa «Françoise jolie». La sœur de Marie-Michèle Desrosiers et son cavalier «Dansent et dansent en se tenant la main», sur du Chopin.
Deuxième constatation : sur la glace, on n’est pas toujours parfaitement heureux. Marie-Michèle Desrosiers est seule, Hervé Brousseau et Plume Latraverse vont l’être.
Troisième constatation : tout le monde n’est pas également doué. Plume Latraverse patine «sur la bottine», voire «comme une oie», et Hervé Brousseau a mis son patin «à l’envers». (Marie-Michèle Desrosiers, elle, ça va. Et «le grand Marcel / patine de reculons / I fait des ronds / En forme de cœur.»)
Dernière constatation : le patinage — sur un lac, sur un étang —, c’est la nostalgie. Quelque chose s’est perdu, l’enfance ou l’amour.
P.-S. — Vous connaissez d’autres chansons sur le patinage non hockeyistique ? L’Oreille reste tendue.
[Complément du jour]
Via Twitter, @Hortensia68 a fait découvrir «Le patineur» de Julien Clerc (1972) à l’Oreille.
Références
Brousseau, Hervé, «Mon patin», 1958 [?], 2 minutes 46 secondes, disque 45 tours, étiquette PAM 77.207 Pathé; repris dans Hervé Brousseau : vol. 2, disque 33 tours, 1961, 2 minutes 46 secondes, étiquette SAD-508 Alouette et étiquette Select SP-12078; et repris dans le double album collectif En veillant sur l’perron, 1976, 2 disques 33 tours, étiquette SKB-70.047 Capitol. Paroles reproduites dans Roger Chamberland et André Gaulin, avec la collaboration de Claude Légaré, Pierre G. Mailhot et Richard Plamondon, la Chanson québécoise de La Bolduc à aujourd’hui. Anthologie, Québec, Nuit blanche éditeur, coll. «Cahiers du Centre de recherche en littérature québécoise de l’Université Laval», série «Anthologies», 1994, p. 41-42.
Illustration : The Illustrated London News, supplément, 6 février 1869 : «Skating on the Lake of Suresne, Bois de Boulogne, Paris», Jules Pelcoq, collection du Rijksmuseum, Amsterdam.
Roger Angell est né en 1920. Il a publié son premier texte dans The New Yorker en 1944. Il y collabore toujours, à 95 ans, notamment au blogue du magazine. Pourquoi le blogue ? Il s’en explique à David Remnick dans la septième livraison de la baladodiffusion The New Yorker Radio Hour (à partir de la 31e minute).
It’s sort of like making a paper airplane. […] I used to love to make paper airplanes. I made great paper airplanes. You throw it out the window, and it takes, it goes a little ways, or it turns and curves beautifully, and it goes out of sight, and it’s forgotten forever. And that’s like a blog.
Certains disent que toute publication est une bouteille à la mer, pas Angell, qui préfère le vol imprévisible de l’avion en papier et sa disparition (son oubli).
(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)
Le 16 mars 2007, un groupe d’écrivains publie dans le quotidien parisien le Monde un manifeste qui aura un considérable retentissement, «Pour une “littérature-monde” en français». On y lit notamment ceci : «Personne ne parle le francophone, ni n’écrit en francophone.»
Hier, la nouvelle ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, qui sera à ce titre responsable des langues officielles pour le gouvernement du Canada, aurait déclaré qu’elle allait défendre «la langue francophone».
De deux choses l’une : ou bien les signataires du manifeste se trompent ou bien c’est la nouvelle députée d’Ahuntsic-Cartierville.
[Complément du 20 janvier 2016]
Hier soir, le joueurnaliste Benoît Brunet a rejoint la ministre :
[Complément du 2 avril 2021]
Au tour de François Legault, le premier ministre du Québec : «Nous ce qu’on a à faire, on est un p’tit peuple en Amérique du Nord, les Québécois qui parlent francophone, qui ont des valeurs comme la laïcité, qui ont besoin d’avoir une certaine intégration. Les autres communautés qui arrivent au Québec, y’apportent du plus à notre nation» (source).
[Complément du 16 avril 2021]
Le mal n’est pas que local. Le journal français le Figaro en souffre lui aussi, au pluriel. (Merci à @MichelFrancard.)