Ford et la poésie sportive

Dans le quotidien la Presse du 1er mai, p. A13, ce poème :

Vous portez sur vos épaules
Le poids de 105 années d’histoire
De 24 conquêtes
Et d’aucune excuse possible

Vous portez la pression
Du bleu, du blanc et du rouge
De l’héritage de Maurice, Guy, Jacques et Jean
Et de savoir que c’est peut-être votre seule chance

D’une organisation victorieuse
D’une ville fébrile
Et d’une nation de croyants

Vous portez le rêve
De 3 autres rondes
12 autres victoires
Et d’écrire la prochaine page d’histoire

Alors que vous allez de l’avant
Portant le poids de la gloire
Jusqu’à ce que vous portiez la coupe à bout de bras
Notre passion vous transportera

Ensemble, allons plus loin.

[Logo de] Ford

Allons plus loin

[Logo des Canadiens de Montréal] Ford et ses concessionnaires sont fiers de soutenir les Canadiens jusqu’au bout.

La compagnie automobile Ford a donc voulu participer à la fièvre hockeyistique qui secoue actuellement Montréal, cette «ville fébrile», au moment où ses Canadiens affrontent les Bruins de Boston.

Elle le fait avec des figures imposées.

Le hockey serait une religion, celle du «Du bleu, du blanc et du rouge» : l’expression «nation de croyants» réjouira le théologien Olivier Bauer.

La liaison entre hockey et histoire ne serait plus à démontrer. Le poème martèle cela : «Vous portez sur vos épaules / Le poids de 105 années d’histoire»; le hockey serait un «héritage»; «Vous portez le rêve / De 3 autres rondes / 12 autres victoires / Et d’écrire la prochaine page d’histoire». Ford rejoint par là les campagnes publicitaires des Canadiens, cette «organisation victorieuse», au cours des dernières années (voir ici). La tradition est un double poids : «de 105 années d’histoire»; «de la gloire».

Le chemin vers «la coupe» à porter «à bout de bras» est long. Pour remporter la coupe Stanley, celle qui s’ajouterait aux «24 conquêtes», il reste trois «rondes» des séries éliminatoires et 12 victoires. La «pression» est lourde et il faut lui répondre par la «passion», celle des partisans comme celle de Ford. Il est nécessaire de travailler «ensemble».

Tout cela est convenu.

Il y a cependant un mystère dans ce poème. Quand il est question de «l’héritage de Maurice, Guy, Jacques et Jean», il est facile de savoir qui sont trois de ces quatre personnes. «Maurice» est Maurice Richard; «Guy» est Guy Lafleur; «Jean» est Jean Béliveau. En revanche, on peut se demander qui est «Jacques». Jacques Lemaire ? Ce joueur n’a pas grand-chose à voir avec la grandeur des trois autres.

Si peu de jours, tant de mystères.

P.-S. — «Portez» (trois fois), «Portant» (une fois), «portiez» (une fois), «transportera» (une fois) : c’est un peu beaucoup.

V comme dans Victoire

16 avril 1953. Au Forum de Montréal, les Canadiens — c’est du hockey — remportent 1 à 0 leur match contre les Bruins de Boston, et avec lui la coupe Stanley. Elmer Lach marque le but gagnant tôt au cours de la première période de prolongation (à 1 minute 22 secondes), sur une passe de Maurice Rocket Richard.

Le photographe Roger Saint-Jean rate le but, mais sa photo de Lach et Richard s’envolant pour s’étreindre et se féliciter deviendra célèbre. Que font leurs bâtons ? Ils tracent le V de la victoire. Leurs adversaires sont écrasés par ce qui leur arrive. (Pour la petite histoire, on rappellera que Richard avait cassé le nez de Lach en lui sautant dans les bras.)

 

Elmer Lach et Maurice Richard, photographie de Roger Saint-Jean, 16 avril 1953

La photo est reprise par un fabricant de casse-tête (de puzzles).

Elmer Lach et Maurice Richard, casse-tête

Dans leur bande dessinée Gangs de rue (2011), Marc Beaudet et Luc Boily se souviennent de la photo de Saint-Jean, mais le maillot des Nordiques de Québec remplace celui des Bruins.

Bande dessinée Gangs de rue (2011), Marc Beaudet et Luc Boily

Quand le quotidien le Devoir choisit huit photos «connues par la grande majorité des Québécois» et consacre à chacune un article dans sa série «Une photo en mille mots», la première retenue, les 25-26 septembre 1999, est celle de Saint-Jean. À la mort de Richard, en mai 2000, le journal reproduit, toujours en première page, la même photo et le même article.

On la retrouve dans la Presse+ d’aujourd’hui. Il est vrai que la vieille rivalité Montréal / Boston sera relancée ce soir lors du premier match de la série opposant les deux équipes. À qui le «V» ?

P.-S. — Ce n’est pas la seule photo célèbre de Maurice Richard avec un joueur des Bruins. Il y a aussi celle du 8 avril 1952.

 

[Complément du 3 mai 2014]

Sur Twitter, hier, @NieDesrochers mettait en parallèle la photo du 16 avril 1953 et une photo de Francis Bouillon et de P.K. Subban prise durant le match remporté par les Canadiens contre les Bruins de Boston le 1er mai.

Francis Bouillon et P.K. Subban, 1er mai 2014, photo de Bernard Brault

Quelques heures plus tard, @BernardBrault, le journaliste de la Presse qui a pris la photo de Bouillon et Subban, écrivait : «J’y avais même pensé. Un classique de Roger St-Jean…»

 

[Complément du 6 mai 2013]

Michel Beaulieu a consacré un poème à ce but.

 

[Complément du 11 juin 2022]

L’Oreille tendue vient de publier un article sur cette photo :

Melançon, Benoît, «16 avril 1953 : la photographie qui n’aurait pas dû être prise. Histoire d’une image de Roger St-Jean», Focales, 6, 2022. https://doi.org/10.4000/focales.1430

 

Le texte ci-dessus reprend des recherches déjà publiées par l’Oreille tendue, notamment dans son livre les Yeux de Maurice Richard (2006).

 

Références

Beaudet, Marc et Luc Boily, Gangs de rue. Les Rouges contre les Bleus, Brossard, Un monde différent, 2011, 49 p. Bande dessinée.

Desrosiers, Éric, «Une malchance transformée en bénédiction», le Devoir, 25-26 septembre 1999, p. A1 et A14. Repris dans le Devoir, 30 mai 2000, p. A1 et A8.

Melançon, Benoît, les Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle, Montréal, Fides, 2006, 279 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Nouvelle édition, revue et augmentée : Montréal, Fides, 2008, 312 p. 18 illustrations en couleurs; 24 illustrations en noir et blanc. Préface d’Antoine Del Busso. Traduction : The Rocket. A Cultural History of Maurice Richard, Vancouver, Toronto et Berkeley, Greystone Books, D&M Publishers Inc., 2009, 304 p. 26 illustrations en couleurs; 27 illustrations en noir et blanc. Traduction de Fred A. Reed. Préface de Roy MacGregor. Postface de Jean Béliveau. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2012, 312 p. 42 illustrations en noir et blanc. Préface de Guylaine Girard.

Les Yeux de Maurice Richard, édition de 2012, couverture

Langue de puck — Premiers compléments

Il y a quelques semaines, l’Oreille tendue publiait Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014), recueil des textes publiés ici dans la rubrique «Dictionnaire des séries». À la fin de l’«Avant-propos», elle écrivait ceci : «Manque-t-il des choses ? Probablement.» La preuve ci-dessous.

Vous faites une passe sans vous soucier de sa réception ? On parle alors de passe à l’aveuglette. (L’Oreille s’est aperçue de ce monumental oubli deux jours après l’envoi du texte à l’imprimeur. Elle est maintenant complètement chauve.)

Le temps de glace se décline de deux façons. Il peut s’agir de réserver un aréna; ce temps de glace est rare (et coûteux). Il peut s’agir du temps de jeu dont bénéficie un joueur; ce temps de glace, constitué, dans le meilleur des cas, de minutes de qualité, est précieux.

Michaël Bournival, des Canadiens de Montréal, patine «comme le vent» (la Presse+, 18 avril 2014). Voilà quelqu’un qui est vite sur ses patins. Généralement, on ne s’attend pas à ce genre de performance quand quelqu’un patine en solitaire.

Le gardien de but, le cerbère, peut commettre des erreurs parfois coûteuses. Deux exemples. Il peut donner un retour juteux au lieu d’immobiliser le disque. Étendu sur la glace, plutôt que de contrôler ses gestes, il peut se battre avec la rondelle, voire nager (se déplacer sans direction précise). Si cela se produit, ses adversaires risquent de lui faire payer le prix en marquant contre lui. Il avait peut-être un coussin (une bonne avance); il risque de le perdre. En ces circonstances, un but peut faire mal; c’est alors un gros but.

Le hockey est un jeu d’erreurs, un sport de pouces (centimètres, dans ce contexte, fait un peu snob). Ce serait particulièrement vrai en séries éliminatoires. Les bonds capricieux ont des conséquences graves. Ce n’est pas le temps de se lancer dans un festival offensif. Il faut éviter les punitions stupides; c’est bien connu, dans le détail, on gagne ou on perd grâce à ses unités spéciales. Soulever la coupe demande des efforts de tous les instants. Voilà pourquoi il faut jouer du hockey inspiré, si possible avec l’énergie du désespoir. Mieux encore : on mouille ses culottes. Lever le pied ? Jouer sur les talons ou du bout de la palette ? Surtout pas. Ce n’est pas le temps de perdre son momentum (à prononcer momentoum, comme le fait remarquer à juste titre @oniquet).

Manque-t-il toujours des choses à ce vocabulaire du hockey ? Sûrement. Vous savez où trouver l’Oreille.

 

[Complément du 30 novembre 2021]

Laveuglette était au Centre Bell hier. @mcgilles l’y a croisé.

 

Référence

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014), couverture

 

Avoir été Expositif

Jonah Keri, Up, Up, & Away, 2014, couverture

«Montreal prides itself on being distinct,
and the Expos were certainly distinct.»

Comme tout être humain normalement constitué, le printemps venu, l’Oreille tendue (re)commence à lire des livres sur le baseball.

Sur sa pile de lectures à faire, il y a, par exemple, The 34-Ton Bat de Steve Rushin. L’autre jour, c’était Up, Up, & Away, l’ouvrage qu’a consacré Jonah Keri aux Expos de Montréal (1969-2004).

Keri propose, tambour battant, une histoire des Expos, entrecoupée de souvenirs, d’évaluations des forces et des faiblesses de l’équipe au fil des ans, et de réflexions sur les causes de la disparition (temporaire ?) du baseball professionnel à Montréal. Il a lu ce qu’il fallait lire et interviewé qui il fallait interviewer.

L’histoire du club tourne autour d’un certain nombre de figures : le maire Jean Drapeau, qui a convaincu la Ligue nationale de baseball d’accorder une équipe à sa ville, alors que rien n’était prêt pour l’accueillir; Charles Bronfman, le premier propriétaire de l’équipe, qui sortira fort marri de son expérience; des entraîneurs — Dick Williams, Jim Fanning, Felipe Alou — et des joueurs, parmi lesquels les vedettes du club, Rusty Staub, Gary Carter, Andre Dawson, Steve Rogers, Pedro Martinez, Vladimir Guerrero. L’auteur a manifestement un faible pour Tim Raines : non seulement il explique, force statistiques à l’appui, pourquoi Raines devrait être nommé au Temple de la renommée du baseball, avec les plus grands de son sport (p. 262-264), mais il se fait photographier, sur le deuxième rabat, avec le maillot numéro 30 de Raines. Si Keri consacre plusieurs pages aux grands de l’équipe montréalaise, il fait revivre aussi les sans-grades, Pepe Frias, Tommy Hutton, Mike Lansing, ces joueurs «moyens» auxquels Gilles Marcotte a consacré une nouvelle en 1999. Il a aussi ses têtes de Turc, notamment Maury Wills, Bryn Smith et Rodney Scott.

Il a commencé à vraiment s’intéresser au baseball à l’adolescence, durant les années 1980. S’il n’a pas connu le stade du parc Jarry, le premier «domicile» des Expos, il a beaucoup fréquenté celui du parc Olympique, où il a vu sa première partie en 1982. Up, Up, & Away est aussi le récit de matchs vus et discutés avec une bande d’amis, amateurs comme lui, les Maple Ridge Boys (en l’honneur de Larry Walker), et l’évocation de joueurs chéris (Pascual Perez, Bill Sampen [!]), de matchs interminables (22 manches) et de jeux spectaculaires, tel le monstrueux coup de circuit de Darryl Strawberry, des Mets de New York, pour lancer la saison 1988 (You Don’t Forget Homers Like That, suivant le titre du livre de Danny Gallagher).

Montréalais, Keri ne peut qu’être sensible au portrait sociolinguistique de sa ville. Sur ce plan, il n’y a aucun reproche à lui faire : cet anglophone sait décrire avec justesse le milieu dans lequel les Expos sont nés puis ont disparu. Il propose même un encadré intitulé «Baseball en français», correctement fait (p. 56-59).

À plusieurs reprises, il essaie de comprendre pourquoi les Expos ne sont jamais parvenus aux plus grands honneurs, par exemple aux Séries mondiales. Pour ce faire, il a recours à toutes sortes de chiffres, mais il lui arrive aussi d’insister sur des carences «historiques» des Expos. La principale ? L’incapacité du club à trouver un joueur de deuxième but de qualité pendant presque toute son histoire, du moins jusqu’à l’arrivée de Delino DeShields.

Si cette absence peut expliquer (partiellement) celle de championnat, elle ne suffit évidemment pas à faire comprendre pourquoi les Expos, depuis dix ans, n’existent plus. Keri voit trois causes principales au déménagement de l’équipe à Washington, sous le nom de Nationals. La transformation des contrats de diffusion médiatique au cours des années 1980 aurait favorisé indûment l’autre équipe canadienne, les Blue Jays de Toronto, puis, dans les années 1990, la faiblesse des revenus médiatiques montréalais aurait limité les ressources budgétaires des Expos. Le parc Olympique avec ses problèmes de structure et de toit («the piece of crap finally opened», p. 239), en plus d’être éloigné du centre-ville, aurait nui à la popularité de l’équipe auprès des milieux d’affaires. Le refus des propriétaires successifs à partir des années 1990 d’investir dans le développement du club l’aurait empêché d’embaucher le joueur (ou les joueurs) qui aurai(en)t pu faire la différence; la peur du risque («obsession with risk avoidance», p. 245) les aurait paralysés. Sur cette triple base, le jugement est sans appel : «In the league’s eye, Montreal had failed baseball. The cold, hard truth was that for the most part, this was absolutely right» (p. 377). Montréal aurait laissé tomber les Expos. On peut le constater : Keri accorde plus d’importance aux facteurs structurels qu’aux questions de personnes. Ceux qui aiment détester Claude Brochu, Jeffrey Loria et David Samson, eux qui ont été les propriétaires de l’équipe à un moment ou à un autre, ne reconnaîtront pas un frère d’armes en l’auteur de Up, Up, & Away (p. 343-345).

Quiconque a déjà été Expositif trouvera matière à réminiscences et à réflexions dans l’ouvrage de Jonah Keri, notamment dans les nombreuses caricatures d’Aislin qui illustrent le livre. En revanche, il sera difficile aux lecteurs d’imaginer un retour du baseball à Montréal, les mêmes causes étant généralement suivies des mêmes effets.

P.-S.—S’agissant de Vladimir Guerrero, l’entraîneur Felipe Alou, à son habitude, avait vu juste : «Leave. Him. Alone» (p. 358). Cela a donné une grande carrière, et beaucoup d’émotions fortes.

P.-P.-S.—L’Oreille tendue ne serait pas qui elle est si elle ne trouvait pas à redire de-ci, de-là en matière de langue. Si Rusty Staub était surnommé «Le Grand Orange», c’est parce qu’il était un homme; il n’y avait pas d’autre possibilité (p. 33). Il existe un équivalent français pour squeeze : amorti-suicide (p. 57). Champ étant masculin, il faut écrire champ droit (p. 58). L’expression «belle/laide» existerait en France (p. 63) ? Non. Dans «Régis Trudeau et Associes» (p. 105), il y a un accent de trop («Régis») ou il en manque un («Associés» au lieu d’«Associes»). Ce sont des peccadilles.

 

Références

Gallagher, Danny, You Don’t Forget Homers Like That. Memories of Strawberry, Cosby and the Expos, Toronto, Scoop Press, 1997, 167 p.

Keri, Jonah, Up, Up, & Away. The Kid, The Hawk, Rock, Vladi, Pedro, Le Grand Orange, Youppi !, The Crazy Business of Baseball, & the Ill-fated but Unforgettable Montreal Expos, Toronto, Random House Canada, 2014, 408 p. Ill.

Marcotte, Gilles, «Un joueur moyen», dans la Mort de Maurice Duplessis et autres récits, Montréal, Boréal, 1999, p. 59-64.

Rushin, Steve, The 34-Ton Bat. The Story of Baseball as Told Through Bobbleheads, Cracker Jacks, Jockstraps, Eye Black, and 375 Other Strange and Unforgettable Objects, New York, Boston et Londres, Little, Brown and Company, 2013, 343 p. Ill.

Citation sportive du jour

Bill Lee, The Wrong Stuff (1984)

«Strikeouts, from my perspective, are boring things. Nothing happens. They are fascist weapons. I prefer the groundball out and view it as the perfect symbol of democracy.»

Bill Lee, with Richard Lally, The Wrong Stuff, New York, Viking Press, 1984, 242 p., p. 22.