À saveur d’étonnement

Ne lui demandez pas pourquoi : l’Oreille tendue a une imposante collection d’occurrences de la locution à saveur (voir ici, par exemple).

Elle peut cependant assurer ses lecteurs qu’elle n’avait jamais, avant aujourd’hui, lu ceci, à propos de la nouvelle saison de l’émission de télévision les Beaux Malaises : «Un épisode à saveur sexuelle qui crée un vrai malaise» (le Devoir, 13 janvier 2016, p. B8).

On n’arrête pas le progrès, genre.

Ne me dites rien pour l’instant

L’Oreille tendue faisait du ménage dans son escarcelle à néologismes quand elle est tombée sur le mot intricide. Un moteur de recherche populaire renvoie à une première occurrence en 2013, sur un réseau social beaucoup fréquenté.

Pourquoi ce mot ? Pour traduire l’anglais spoiler, cette vilaine habitude de révéler à l’avance une scène à venir dans un film (par exemple). L’intricide renvoie à l’assassinat (-ide) de l’intrigue.

Ce mot n’a pas été retenu par l’Office québécois de la langue française, qui lui préfère divulgâcheur :

Définition
Information divulguant une partie importante de l’intrigue d’une œuvre de fiction, qui gâche l’effet de surprise ou le plaisir de la découverte.

Notes
L’œuvre de fiction peut être, par exemple, un film, une télésérie, un roman ou un jeu vidéo.
Dans le cas d’un jeu vidéo, la révélation d’éléments importants sur le déroulement du jeu (ex. : rebondissements, solutions des énigmes, dénouement de l’histoire) est considérée comme un divulgâcheur.
Sur Internet, les divulgâcheurs sont généralement signalés au lecteur, qui peut choisir de les lire ou non. Le divulgâcheur est notamment une fonction présente sur les forums, qui permet de cacher une partie du message afin que les autres ne la voient que s’ils le désirent.

Intricide ou divulgâcheur ? Spontanément, l’Oreille aurait penché pour le premier, qu’elle trouve moins artificiellement construit que le second. Ici et , sur Twitter, on a exprimé son désaccord.

P.-S. — D’un néologisme qui n’a pas été adopté doit-on dire qu’il a été victime d’un néologicide ?

Autopromotion 216

Portrait d’Adolf Hitler

Hier, l’Oreille tendue a été interviewée à la télévision de Radio-Canada, par Louis-Philippe Ouimet, sur l’entrée de Mein Kampf dans le domaine public.

On peut (ré)entendre l’entretien ici et le (re)voir .

Images infectées

Jean-Philippe Toussaint, Football, 2015, couverture

Comme tout amateur qui se respecte, Jean-Philippe Toussaint a des idées bien arrêtées. Dans Football (2015), il a beau les transformer en questions — «que serait le football s’il n’y avait pas le Brésil ?» (p. 73) —, on voit clairement où il loge. Casquette «Belgium» sur le crâne, il a couvert la Coupe du monde de 2002 au Japon. Il dit ce qu’il pense du «coaching» : ce mot, «qui allie la disgrâce à la disproportion, est un bien grand mot pour pas grand-chose : la pertinence des remplacements et le choix du moment opportun de les effectuer» (p. 41). Gérant d’estrade un jour, gérant d’estrade toujours.

Toussaint ne se contente pas de livrer des jugements nécessairement péremptoires. Il rapporte la pratique du sport à la mélancolie, aux saisons, au temps : «Je fais mine d’écrire sur le football, mais j’écris, comme toujours, sur le temps qui passe» (p. 43).

Surtout, il mêle le foot aux images dans lesquelles nous baignons, celles des souvenirs (l’enfance), celles de l’art contemporain (Christo, Bill Viola, Francis Bacon, Jeff Koons), celles des médias (un peu la presse, souvent la télévision), celles des lieux visités (de la Belgique à la Corse). Il ne cite pas Georges Didi-Huberman (Survivance des lucioles), cet herméneute du visuel, pour rien.

Puis le numérique s’en mêle, au moment où l’ennui s’installait («je commence à en avoir un peu marre du football», p. 89).

Ici, cet été, s’est produit un véritable court-circuit, une collision sacrilège, la superposition malencontreuse d’images de nature fondamentalement différente. C’est comme si un virus sournois et foudroyant avait réussi à s’introduire dans mon lieu de travail, dans cette pièce protégée du monde extérieur où naissent les images fragiles et poétiques de mes livres, et, ayant affaibli mes défenses, neutralisé ma résistance et paralysé mon activité créatrice, avait réussi à prendre le contrôle de mon instrument de travail et à infecter mon ordinateur. C’est ici, sur l’ordinateur même où j’écris mes livres, que j’ai regardé pour la première fois un match de football en streaming (p. 111).

Plus rien ne sera jamais pareil, et pas seulement pour Jean-Philippe Toussaint.

P.-S. — «L’art de la parenthèse auto-ironique chez Jean-Philippe Toussaint» : titre d’un article savant à écrire.

P.-P.-S. — Il est vraiment très fort, Toussaint. Il a fait parler de sport, pas en mal, à François Bon.

 

 

Référence

Toussaint, Jean-Philippe, Football, Paris, Éditions de Minuit, 2015, 122 p.

Sondage : le niveau baisse !

(«Le niveau baisse !» est une rubrique dans laquelle l’Oreille tendue collectionne les citations sur le déclin [supposé] de la langue. Les suggestions sont bienvenues.)

 

Hier soir, l’Oreille tendue est allée parler de langue à l’émission de télévision BazzoTV, à Télé-Québec, à l’occasion de la parution de son plus récent livre, Le niveau baisse !

Les téléspectateurs étaient invités à répondre à une question : «La qualité du français se dégrade-t-elle au Québec ?» Trois réponses étaient possibles : «Oui», «Un peu», «Non».

Résultats : à plus de 70 %, «Oui». Bref, une très large majorité des téléspectateurs pense que le niveau baisse et elle rejoint par là un sentiment largement partagé dans la population.

Comment expliquer cela, alors qu’il y a eu au cours des dernières années, selon le Conseil supérieur de la langue française, un «progrès objectif des performances linguistiques dans la population en général» au Québec (2015, p. 4) ?

On peut offrir une première hypothèse d’interprétation : l’être humain aurait tendance à déplorer, de façon générale, le passage du temps. Le gazon était plus vert avant. La neige était plus blanche avant. Les enfants étaient mieux élevés avant. Le sel, comme l’affirmait la mère d’un ex-collègue de l’Oreille, salait mieux avant.

Cette hypothèse est évidemment insuffisante : pourquoi ce type de lamentation a-t-il cours au Québec ? Et au sujet de la langue ?

On pourrait répondre en s’appuyant sur la physiologie. Qu’est-ce qu’un francophone ? Réponse de Jean-Marie Klinkenberg dans la Langue dans la Cité (2015) :

Un Francophone, c’est d’abord un mammifère affecté d’une hypertrophie de la glande grammaticale; quelqu’un qui, comme Pinocchio, marche toujours accompagné d’une conscience impérieuse, une conscience volontiers narquoise, lui demandant des comptes sur tout ce qu’il dit ou écrit (p. 36).

Cette hypertrophie rendrait les francophones particulièrement sensibles à l’évolution (supposée, fantasmée) de leur langue. (Pour en savoir plus sur ce livre, on va ici.)

On pourrait aussi répondre aux questions évoquées ci-dessus par l’histoire. Pourquoi les francophones souffrent-ils de pareille maladie (bénigne mais embêtante) ? Peut-être parce que la langue française, contrairement à l’anglais, à l’espagnol ou au portugais, est très centralisée, encore aujourd’hui, et assez réfractaire au changement et à la différence. La variation, en français, paraît plus difficile à accepter que dans d’autres langues.

Une chose est sûre, au-delà de ces hypothèses : il va falloir encore beaucoup d’éducation pour faire comprendre au public de BazzoTV, et aux Québécois, que l’affirmation «Le niveau baisse» est bien trop générale pour signifier quoi que ce soit de convaincant. L’Oreille essaie de contribuer à la discussion, mais elle ne se fait pas d’illusions.

 

Références

Conseil supérieur de la langue française, Avis à la ministre responsable de la Protection et de la Promotion de la langue française. Rehausser la maitrise du français pour raffermir la cohésion sociale et favoriser la réussite scolaire, Québec, gouvernement du Québec, [août] 2015, iii/49 p. www.cslf.gouv.qc.ca/publications/avis207/a207.pdf

Klinkenberg, Jean-Marie, la Langue dans la Cité. Vivre et penser l’équité culturelle, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015, 313 p. Préface de Bernard Cerquiglini.

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture