Critique de la faculté de juger

Un lecteur de l’Oreille tendue, @profenhistoire, lui signale l’existence, notamment sur Twitter, mais pas seulement, des expressions Je te juge / Je vous juge. (Le hasard faisant bien les choses, l’Oreille venait pile-poil au même moment de se dire qu’il faudrait bien écrire quelque chose là-dessus.)

Ce que cela signifie ? Sache que je sais ce que tu fais et que je te juge sans indulgence.

Exemples :

Tu te trompes entre «se» et «ce» #jetejuge (@LeaStreliski).

Ceux qui abusent du mot lol et des ! #JeTeJuge (@Juliee_Monroe).

#LesGens qui ont encore les même expressions verbales qu’au secondaire. #jevousjuge… (@GuiBou27)

Message : Si vous vous intéressez pour de vrai à l’accouchement imminent d’une femme qui n’existe que dans les magazines, que vous ne croiserez jamais et qui n’a aucun impact sur votre vie, je vous juge (la Presse, 19 juillet 2013).

Avec Je te juge / Je vous juge, on est à la fois dehors — Je ne ferais jamais ce que tu fais — et dedans — Vous, mes lecteurs, et moi, nous ne sommes pas comme ça. On refuse de faire partie d’une communauté et on le dit haut et fort à une autre, la sienne.

L’Oreille ne peut qu’être d’accord avec @profenhistoire : affirmer «Je te juge», c’est «exprimer des affects et énoncer une norme pour me rapprocher des cercles des réseaux sociaux qui m’approuvent».

Voilà qui est faire preuve de jugement, non ?

Des questions de détail

Ceci, sous le titre «Un logiciel contre le piratage de livres virtuels», dans le Devoir des 22-23 juin 2013 :

Une firme allemande a mis au point un nouveau logiciel de Gestion des droits numériques (GDN) visant à décourager les internautes de partager les ouvrages qu’ils ont achetés légalement en ligne. Ainsi, certains mots, certaines phrases et certaines ponctuations seront légèrement modifiés dans les livres virtuels, et ce, de manière individuelle pour chaque téléchargement, afin de créer une sorte de filigrane permettant de lier le document à son acheteur original. Le but, explique-t-on, est d’instiller chez les utilisateurs la peur d’être retrouvés s’ils rendent des livres disponibles pour le téléchargement gratuit. Le procédé sera non intrusif, promet-on, même s’il s’agit dans les faits d’altérations apportées arbitrairement à une œuvre. On ignore encore combien d’entreprises entendent se procurer ledit logiciel (p. E8).

Ces «altérations apportées arbitrairement à une œuvre» ne portent donc que sur des questions de détail : «certains mots, certaines phrases et certaines ponctuations seront légèrement modifiés dans les livres virtuels». Ouf ! la littérature l’a échappé belle.

Les dix commandements

L’Oreille tendue enseigne, et notamment aux nouveaux doctorants en littératures de langue française de l’Université de Montréal.

Ci-dessous, les dix commandements — qui sont évidemment trente trente-sept quarante-deux quarante-six cinquante et un cinquante-cinq — qu’elle remet (parfois) à ces étudiants. D’aucuns la trouveront obsédée par la correction typographique et par la méfiance envers quelques mots et expressions (à partir du quatorzième commandement); elle ne s’en défendra pas.

I. De la normalisation sans cesse tu t’assureras.

II. Jamais le souligné et l’italique tu ne mêleras; l’un ou l’autre tu choisiras.

III. Jamais de double espace tu ne taperas.

IV. À l’intérieur des guillemets l’appel de note tu placeras.

V. Aux citations en retrait (celles de plus de cinq lignes) de guillemets jamais tu ne mettras.

VI. Des références précises toujours tu donneras.

VII. En cas de doute, le Girodet (Dictionnaire Bordas des pièges et difficultés de la langue française, Paris, Bordas, coll. «Les référents», 2001, 896 p.), le Malo (Guide de la communication écrite au cégep, à l’université et en entreprise, Montréal, Québec/Amérique, 1996, 322 p.) ou le Petit Robert tu consulteras.

VIII. La pagination tu feras.

IX. Dans les notes, le prénom des auteurs avant leur nom tu mettras.

X. Plusieurs fois tu te reliras.

XI. De l’espace tu laisseras en élargissant les marges et en utilisant l’interligne double.

XII. Une seule sorte de guillemets tu emploieras.

XIII. Dans ta bibliographie finale, seuls les textes cités tu mettras (et non tous les titres consultés).

XIV. Du verbe être tu n’auras pas peur.

XV. Du verbe avoir tu n’auras pas peur non plus.

XVI. L’expression suite à jamais tu n’utiliseras, car elle est du langage commercial; à la suite de tu préféreras.

XVII. Dans les titres de noblesse (le marquis de Sade, la duchesse du Maine) jamais la majuscule initiale tu ne mettras.

XVIII. S’attarder et s’attacher tu ne confondras pas, car le premier veut dire se mettre en retard ou ne pas avancer, ne pas progresser normalement.

XIX. Démontrer (qui est prouver) et montrer (qui est faire voir) tu ne confondras pas non plus.

XX. De la majuscule tu useras avec parcimonie et, dans le doute, tu t’abstiendras.

XXI. Donc et les autres mots de transition tu emploieras le moins possible.

XXII. Les siècles toujours en chiffres romains tu écriras (XVIIIe siècle, etc.).

XXIII. Aucune phrase tu ne commenceras par Mais (sauf sur le mode interrogatif), Car (c’est un crime), Et.

XXIV. Jamais tu n’oublieras que le mot niveau n’est approprié que là où il y a une hiérarchie. Tu te rabattras au besoin sur en cette matière ou sur ce plan.

XXV. Le verbe se vouloir de ton vocabulaire tu chasseras.

XXVI. De l’usage abusif de certain et de sembler tu te méfieras.

XXVII. Dans comme étant, tu te souviendras qu’étant est inutile.

XXVIII. Dans de par, tu n’oublieras pas que de est inutile.

XXIX. Pour ne pas mettre ta vie en péril, tu ne confondras pas problème et problématique.

XXX. Pas plus que mourir et décéder.

XXXI. Les accents tu mettras aux majuscules.

XXXII. Sauf quand il te plaira de déclamer, tu ne mettras l’emphase sur rien.

XXXIII. Mettre à jour (actualiser) et mettre au jour (dévoiler, révéler, faire apparaître) tu ne confondras pas.

XXXIV. Décennie (dix ans) et décade (dix jours) tu ne confondras pas plus.

XXXV. De mettre automatiquement et systématiquement une virgule après la conjonction or tu t’abstiendras.

XXXVI. Toutes les fois que tu voudras mettre une virgule avant et, tu te demanderas si c’est bien nécessaire. (Ce ne l’est que dans des cas très précis.)

XXXVII. Jamais tu n’oublieras que le mot Mémoires, quand il désigne une forme d’écriture autobiographique, prend la majuscule initiale et qu’il est du genre masculin.

XXXVIII. Voire même et et voire même tu flusheras à tout jamais de ton vocabulaire.

XXXIX. Que faire est généralement suffisant et que faire en sorte est très souvent inutile, et voire même fautif, tu ne perdras pas de vue.

XL. Si tu souhaites connaître tes descendants, tu ne mettras jamais à ou en devant quelque part.

XLI. Jamais tu ne diras ni n’écriras Comme X le dit quelque part; toujours tu préciseras où X a dit ce qu’il a dit.

XLII. Que le verbe attester est transitif direct et qu’il n’est pas suivi de de tu te répéteras quotidiennement.

XLIII. Pour ne pas confondre surprendre et étonner, toujours tu te souviendras de la femme d’Émile Littré. Elle tombe, dit-on, sur son mari en train de connaître bibliquement leur bonne. «Je suis surprise», dit-elle. «Non», répond-il. «Je suis surpris. Vous êtes étonnée.»

XLIV. Des faux futurs de l’indicatif tu te méfieras. Tu éviteras les phrases comme Aristophane dira la même chose dans sa pièce, sauf si tu as commencé à écrire avant Aristophane.

XLV. De répéter les prépositions tu te feras une règle, dans tes devoirs, dans tes articles et dans ta thèse (pas dans tes devoirs, tes articles et ta thèse).

XLVI. Au grand jamais tu ne découperas une phrase que tu trouves trop longue pour faire commencer la suivante par Ce qui. À Cela (et pas à Ceci) tu auras recours.

XLVII. Quand, sous ta plume, viendra le verbe effectuer, tu effectueras une correction. Tu l’enlèveras.

XLVIII. Toutes les fois que tu écriras D’autre part, tu t’assureras que D’une part le précède, et pas trop loin. Bref, tu penseras à ton lecteur.

XLIX. Dans les soirées mondaines, histoire d’impressionner les hôtes, subtilement tu glisseras que sans que ne demande pas le ne explétif. Ça en jettera. Ou pas.

L. Si tu y tiens, tu diras de quoi il retourne. Que tu y tiennes ou pas, tu ne diras pas de quoi il en retourne.

LI. Jamais tu n’écriras en cette époque particulièrement troublée, toutes les époques étant évidemment troublées.

LII. Tu ne perdras pas de vue que qui met digital à la place de numérique se met le doigt dans l’œil.

LIII. Avec la plus grande retenue tu te serviras de la formule tout se passe comme si. C’est un tic.

LIV. De posture tu ne parleras que si cela concerne l’ergonomie de ton espace de travail.

LV. Tu ne te prendras pas pour un autre : non, Balzac ne nous dit pas.

 

À ces commandements de l’Oreille tendue, on pourra en ajouter d’autres, suggérés par ses lecteurs.

Ne pas confondre «dénoter» et «détoner» (Martine Sonnet).

«Remplacer “ainsi que” par “et” n’est pas un péché et peut même alléger le texte» (@PimpetteDunoyer).

«Gare à l’abus du “entre autres”, souvent, une simple énumération suffit (bis).

«J’ajouterais un commandement sur “et ce”, dont on se passerait sans problème» (Mauriche).

«Jamais tu ne feras suivre le sujet de ta phrase par “en est un (une) qui” sous peine de terribles supplices» (@gpinsonm19).

«Jamais par “Depuis des siècles” ou “Depuis toujours” une dissertation tu ne commenceras» (La Taupe québecquoise de l’Oreille tendue).

Citations ponctuationnelles du jour, bis

Jacques Drillon, Traité de la ponctuation française, 1991, couverture

Le 2 novembre, l’Oreille tendue proposait quelques citations (empruntées) sur la ponctuation. Rebelote aujourd’hui, dont plusieurs en anglais. (L’Oreille remercie ses lecteurs pour leurs suggestions.)

Jo Nesbø, le Sauveur

«—C’est ça. Et tu es le bienvenu, frère.
Ce “frère” fut dit avec une légèreté infiniment naturelle, comme une ponctuation sous-entendue et donc à peine prononcée» (p. 84).

Explore

«Can I let you in on a secret? Typing two spaces after a period is totally, completely, utterly, and inarguably wrong

Jacques Drillon, Traité de la ponctuation française

«On en dit plus sur soi en plaçant une virgule qu’en racontant son enfance ou ses perversions sexuelles — fussent-elles exquises.»

@Kurt_Vonnegut

«Do not use semicolons. They are transvestite hermaphrodites representing absolutely nothing. All they do is show you’ve been to college

@MrJeg57

«Mes 4e sont contents: j’autorise les points d’exclamat° ou d’interrogat° redoublés. Or l’an dernier, ma collègue l’interdisait formellement.»

@dancohen

«Surely we should have foreseen the long decline of Yahoo! when they refused to get rid of the exclamation point

«Du populisme en littérature», le Monde, 17 mars 2012

«Il est frappant que la liste des meilleures ventes d’essais de Livres hebdo, le magazine de la librairie, soit infectée de points d’exclamation. C’est le signe de ponctuation des populistes. Stéphane Hessel, qui pourrait bien être un faux gentil et un vrai cabot, est l’auteur d’un Indignez-vous ! qui nous donne un ordre depuis un an en tête des ventes. Son titre à injonction est imité par : Jacques Attali, Candidats, répondez !; Christine Lewicki, J’arrête de râler !; Julien Lepers, Les Fautes de français ? Plus jamais !; Marcel Rufo, Tiens bon !

Et bien sûr, quand on examine le sens des titres, le populisme est confirmé. Pureté de la langue; comptes réclamés à l’élection. Ce fou de Péguy savait au moins une chose, que les phrases exclamatives n’ont pas nécessairement besoin de point d’exclamation. Elles en restent aussi imposantes, et perdent en répulsion. On pourrait m’objecter le point d’exclamation comique de Max Jacob, mais je ne crois pas que Max Jacob, son humour et sa grâce soient le genre des réalistes.»

Gertrude Stein (via @desrosiers_j)

«Exclamation marks have the same difficulty and also quotation marks, they are unnecessary, they are ugly, they spoil the line

Baudelaire, épreuves des Fleurs du mal

«enlevez donc cette maudite virgule»

Gertrude Stein, bis (via @desrosiers_j, bis)

«…anybody can know that a question is a question and so why add to it the question mark

Mme Charrier-Boblet, la Ponctuation enseignée par la pratique, 1855, couverture

Références

Drillon, Jacques, Traité de la ponctuation française, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 177, 1991, 472 p.

Nesbø, Jo, le Sauveur. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 552, 2012, 669 p. Traduction d’Alex Fouillet. Édition originale : 2005.

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