Éloge d’un Rameau

André Magnan, Rameau le neveu, 1993, couverture

Ceux qui connaissent Jean-François Rameau (1716-1777) ne le connaissent généralement que par le Neveu de Rameau de Diderot. André Magnan lui a pourtant consacré un livre en 1993, Rameau le neveu, fruit d’une longue traque érudite pour (r)établir les faits le concernant. Le personnage était-il connu de ses contemporains ? Assez pour que le célèbre Jean-Philippe Rameau, «le grand compositeur et célèbre théoricien de l’harmonie» (p. 9), soit désigné de l’expression «RAMEAU, l’oncle» (p. 96) en 1760.

Jean-François Rameau étant né le 30 janvier 1716, André Magnan signait un nouveau texte sur lui il y a deux jours, «30 janvier 1716 – 30 janvier 2016 : Jean-François Rameau à la fête».

Ceux qui connaissent ce Rameau-là en pensent rarement du bien : un parasite, croient-ils. Pas André Magnan :

J’ai aimé ton tour d’esprit, ta dégaine, tes naïvetés, tes innocences, tes vagabondages, tes dévergondages, tes désarrois, tes faiblesses, tes peurs de vieil enfant. J’ai aimé tes inspirations subites, tes pitreries, les ruptures de logique, tes sautes de voix, tes improvisations à plusieurs personnages, tes pantomimes, tout ce happening de ton propre corps. J’ai aimé lire, relire et citer le portrait qu’a tracé de toi ce vieux cabot de Piron à la mort de l’Oncle. Tu étais fou égaré, tu te rappelles, plus rien n’avait de sens. Tu te laissais aller, tu ne voulais plus rien faire, le ne-veux de Rameau, un grand n’importe quoi […]. J’aurais peut-être pourtant quelques petites choses à te reprocher, si j’osais, du côté de la rigueur morale, du désintéressement, de la gratitude, de l’honneur des filles, et tu m’entends bien.

Cela change agréablement la perspective.

 

[Complément du 3 février 2016]

André Magnan ajoute aujourd’hui un copieux P.-S. à son texte.

 

Références

Magnan, André, Rameau le neveu. Textes et documents, Paris et Saint-Étienne, CNRS éditions et Publications de l’Université de Saint-Étienne, coll. «Lire le XVIIIe siècle», 11, 1993, 246 p. Ill.

Magnan, André, «30 janvier 1716 – 30 janvier 2016 : Jean-François Rameau à la fête», site Profession spectacle, 30 janvier 2016. http://www.profession-spectacle.com/30-janvier-1716-30-janvier-2016-jean-francois-rameau-a-la-fete/

Perplexité matinale

Robert Darnton, De la censure, 2016, couverture

L’Oreille tendue est en train de lire la traduction de Unkindest Cuts. An Inside History of Censorship de Robert Darnton.

Son traducteur parle à un moment de «communication digitale» (p. 8). Comme il ne s’agit manifestement pas de communication avec les doigts, on se serait attendu à «communication numérique». Jean-François Sené a choisi le calque de l’anglais plutôt que le terme français parfaitement équivalent.

Quelques pages plus loin, il est question de «mercatique», avec, à l’appui, la définition du mot par le Journal officiel (p. 17). Ici, Sené a privilégié le terme français rare plutôt que le commun marketing, venu directement de l’anglais.

Ça fait désordre.

P.-S. — Depuis le 1er janvier 2016, le Journal officiel n’est plus disponible qu’en numérique. On ne pourra plus le tenir entre ses doigts.

P.-P.-S. — «Faire sens» (p. 146 et p. 149) ? Non.

 

Référence

Darnton, Robert, De la censure. Essai d’histoire comparée, Paris, Gallimard, coll. «NRF Essais», 2014, 391 p. Ill. Traduction de Jean-François Sené.

La mémoire des objets

Gravure représentant Louis-Sébastien Mercier

Il y a ceux qui croient que les œuvres de la tradition se suffisent à elles-mêmes.

Et il y a ceux, moins idéalistes, qui croient que la mémoire culturelle est aussi faite d’objets, indispensables à la transmission de ces œuvres.

C’est à cela que pensait Louis Sébastien Mercier dans le chapitre «Cheminées» de son fabuleux Tableau de Paris (vol. 10, texte 837) :

On place volontiers sur nos cheminées, en petits bustes de bronze ou de plâtre doré, les têtes de Voltaire et de J.-J. Rousseau; mais Jeannot et Préville [deux acteurs] ont obtenu le même honneur. La fantaisie de nos sculpteurs célébrise telle ou telle tête. Les bustes des princes trouvent moins d’acheteurs qu’autrefois; on préfère les têtes pensantes (éd. de 1994, tome II, p. 991).

Pour devenir / rester populaires, les œuvres de Voltaire et de Rousseau ont profité de ces supports inattendus.

Le texte de Mercier est revenu à l’Oreille tendue en lisant un article récent de Serge Deruette consacré au curé Jean Meslier (1664-1729). Meslier ? Un «intrépide penseur à la fois matérialiste athée et révolutionnaire communiste» (p. 65); un «penseur matérialiste et révolutionnaire, […] proche du peuple, des paysans pauvres et écrasés qu’il a connus» (p. 88). Cela au début du XVIIIe siècle.

Sur un obélisque érigé en Russie en 1918, le nom de Meslier côtoyait celui de dix-huit autres «précurseurs du socialisme» (p. 75). Le monument ayant été détruit en 2013, et aucun n’autre n’existant, une nécessité s’impose à Deruette : «Meslier mérite son monument» (p. 89) et il faut donc lui en consacrer un.

C’est bien ainsi que la mémoire circule de génération en génération.

 

Références

Deruette, Serge, «À quand un monument à la mémoire de Jean Meslier ?», Cahiers internationaux de symbolisme, 140-141-142, 2015, p. 65-89. Ill.

Mercier, Louis Sébastien, Tableau de Paris, Paris, Mercure de France, coll. «Librairie du Bicentenaire de la Révolution française», 1994, 2 vol. : 8/ccii/1908 et 2063 p. Édition établie sous la direction de Jean-Claude Bonnet. Édition originale : 1781-1788.