Ceci n’est (toujours) pas une rétrospective

C’était le 1er janvier 2011 : «Tout un chacun le sait : l’Oreille tendue n’aime pas les rétrospectives — du millénaire, du siècle, de la décennie, de l’année, du mois, du jour, de l’heure, de la minute, de la seconde.» Elle ne va donc pas se dédire et annoncer son «Mot de l’année 2011». Cela étant, ce genre d’annonce mérite réflexion. D’où ces «mots de l’année» sortent-ils ?

Les médias raffolent de l’exercice. «“Autrement”, mot vague de l’année», titre Antoine Robitaille dans le Devoir des 17-18 décembre 2011 (p. B2). Son collègue Christian Rioux, le 6 janvier 2012, énumère «Les mots de 2011» (p. A3) et propose qu’on les laisse de côté pendant au moins un an : «autrement», «indignés», «ouverture», «intelligent», «persévérance», «patente à gosse» seraient des «mots-valises», «de véritables béquilles de la pensée».

On pourrait pousser l’énumération plus loin. Pour le Québec médiatique de 2011, certaines séries lexicales ont connu un succès incontestable. La série des C : la triade «collusion» / «corruption» / «commission», «commotion (cérébrale)», «cônes (oranges)» et «(Randy) Cunneyworth». Celle des P : «paralume», «printemps arabe» (il y a aussi «rue arabe»), «pont» et «PPP» (le pauvre parti de Pauline). On a déjà vu celle des I : «indigné» et «indignation».

Quand les médias ne s’en occupent pas, d’autres prennent leur place. En France, le Festival XYZ du mot nouveau vient, par exemple, de retenir «attachiant» comme néologisme de 2011.

La pratique de choisir les mots de l’année n’est évidemment pas propre au monde francophone. Le 26 décembre, le Philadelphia Inquirer, sous la signature d’Amy S. Rosenberg, publiait «Occupied with the Word of the Year 2011». Et il n’y a pas que les journaux à s’en mêler : ainsi qu’elle le fait depuis 1990, l’American Dialect Society (ADS) a annoncé, le 5 janvier, le résultat du vote de ses membres. En 2011, comme pour le quotidien de Philadelphie, ils ont sélectionné «occupy».

Ces mots, locaux ou universels, s’imposent de deux façons. D’abord, par la répétition, la redite, le martèlement : utiliser le même mot jour après jour l’impose dans les consciences. Ensuite, par l’adaptation : il s’agit moins de reprendre un mot dans son contexte premier que de le placer dans de nouveaux. C’est particulièrement visible dans les médias dits «sociaux». On postulera même l’hypothèse que l’adaptation est plus efficace que la simple répétition pour assurer la pérennité d’un mot.

Soit le cas d’«occupy» / «occupons». Originellement employé pour désigner un mouvement social protéiforme («Occupy Wall Street»), il a par la suite été repris à toutes les sauces, comme le note Ben Zimmer, de l’ADS, interviewé par Amy S. Rosenberg. En anglais : «Occupy Christmas !», «Occupy Amazon», «Occupy Sesame Street», «OccupyTheCell», «Occupy Music», «Occupy NYT». En français (en quelque sorte) : «OccupyFrance», «OccupyParis», «occupons_les_superhéros», «Occupons le Bye Bye 2011 !!», «Occupez le Pôle Nord, et l’esprit de Noël», «Occupons St-Hubert» (la «plaza» de ce nom), «OccupyLesCentreDachats». On fera une place à part à la manchette suivante : «Occupy le train et le potager» (la Presse, 16 novembre 2011, p. A14). Comme «fusion» / «défusion» au Québec au début des années 2000 et comme «tsunami» partout dans le monde en 2004 et en 2011, le couple «occupy» / «occupons», par sa plasticité, devrait avoir un bel avenir.

On n’en fera cependant pas un prévision officielle, car les choses changent vite en ce domaine. Hier, Marie-France Bazzo, sur Twitter, pouvait écrire, par allusion à la situation parlementaire québéco-canadienne : «Le mot de janvier 2012 : “transfuge”. “Autrement”, ça fait teeeelllement décembre 2011…»

P.-S. — Quel est le mot de l’année pour les lecteurs de l’Oreille tendue ? On peut penser qu’il s’agit de swag. Ils sont plus de 15 000 à avoir consulté la page consacrée à ce mot. L’Oreille ne se l’explique pas.

 

[Complément visuel du 15 mars 2012]

«Occupy Bourdieu», Université de Montréal, 2012

«Occupy Rousseau», 2012

Actualité numérique de Voltaire

Il y a quelques mois, l’Oreille tendue découvrait, grâce à Nicholson Baker, que des citations de Voltaire apparaissent dans le jeu vidéo Modern Warfare 2.

La semaine dernière, par un tweet de @BillydeMtlCity, découverte semblable, dans un autre jeu, inFamous : «mais, dans le calme, il est coupable de tout le bien qu’il ne fait pas» (le Siècle de Louis XIV, ch. VI, édition de René Pomeau, 1957, p. 685).

On n’arrête pas le progrès.

 

[Complément du 11 juin 2020]

L’Oreille a repris ce texte, sous le titre «Les manettes de François-Marie», dans le livre qu’elle a fait paraître au début de 2020, Nos Lumières.

 

Références

Baker, Nicholson, «Annals of Technology. Painkiller Deathstreak. Adventures in Video Games», The New Yorker, 86, 23, 9 août 2010, p. 52-59.

Melançon, Benoît, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.

Voltaire, Œuvres historiques, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 128, 1957, 1813 p. Édition présentée, établie et annotée par René Pomeau.

Dixième article d’un dictionnaire personnel de rhétorique

Allitération

Définition

«Retours multipliés d’un son identique» (Gradus, éd. de 1980, p. 33).

Exemples

En f : «rencontre fortuite du fiancé furax, à vingt futaies de mon futon» (Éric McComber, la Solde, p. 20).

En f, bis : «feu de fleur fumée envolée» (Plume Latraverse, «Blouse d’automne», Chants d’épuration).

En g : «Gare goret, tu te goures de Gourin» (Jean Rouaud, les Champs d’honneur, p. 69).

En n : «Non, il n’est rien que Nanine n’honore» (Voltaire, Nanine, acte III, sc. dernière).

En p : «Pourquoi Pierre Pitre parle presque pas ?» (titre d’une chanson d’Arseniq33).

En p, bis : «une pomme on n’peut plus pulpeuse» (Plume Latraverse, «Érosion éolienne», Chants d’épuration).

En v : «Ce vent vert qui vient des villes» (Forces, 167, automne 2011, p. 43).

En fricatives : «Il perçut, tout autour de son corps, les sons entrelacés des vagues, du vent, et du vent sur les vagues, comme un vaste frisson froid, frisé, froncé, froissé, et ce fut sur ce fond farci de fricatives qu’il entendit se rapprocher les mercenaires» (Jean Echenoz, le Méridien de Greenwich, p. 234-235).

En image et en ville :

Vos vets en ville, enseigne, rue Décarie, Montréal

 

 

[Complément du 8 décembre 2011]

Les passionnés de Philip Roth et de baseball se souviendront des premières pages du «Prologue» de son The Great American Novel (1973). Non seulement elles abondent en allitérations, mais le narrateur, Word Smith, y livre des bribes de sa théorie en matière de rhétorique. En une formule : «Alliteration is at the foundation of English literature» (éd. de 1980, p. 9). Rien de moins.

 

[Complément du 18 juin 2012]

«Un jour, je le jure, je jouirai d’un juste juillet joyeux, juste pour jubiler de juin joufflu, juteux, jeté» (@franciroyo).

 

[Complément du 12 août 2015]

En titre et en image, gracieuseté de @mcgilles :

P. Nouvel, Crissements de Kriss, couverture

 

[Complément du 11 avril 2016]

Allitération du jour, tirée de la Presse+ : «Voilà, Voiles en Voiles envoie la voile.»

 

[Complément du 27 avril 2016]

F comme…

Affiche de film érotique, dans le Dictionnaire de la censure au Québec, 2006, p. 553

Source : Hébert, Pierre, Yves Lever et Kenneth Landry (édit.), Dictionnaire de la censure au Québec. Littérature et cinéma, Montréal, Fides, 2006, 715 p., p. 553.

 

[Complément du 5 juin 2016]

Conseil du jour, via @AcademiaObscura : «Always avoid alliteration. Alternatives are available

 

[Complément du 3 août 2016]

Dans ses fabuleux Mémoires, Open (2009), le joueur de tennis Andre Agassi offre une utile mise en garde : «Bud Collins, the venerable tennis commentator and historian, the coauthor of [Rod] Laver’s autobiography, sums up my career by saying I’ve gone from punk to paragon. I cringe. To my thinking, Bud sacrificed the truth on the altar of alliteration. I was never a punk, any more than I’m now a paragon» (éd. de 2010, p. 371). L’allitération n’est pas un autel («altar»), dit-il. En revanche, «the altar of alliteration», n’est-ce pas une allitération ?

 

[Complément du 19 septembre 2017]

Ella aussi…

Ella Sings Sweet Songs for Swingers, 1959, pochette

 

 

[Complément du 10 décembre 2017]

Cette allitération (en p) provient des Notules du jour : «“Dans le domaine de la mode, signalons les nouveaux Peignes Pleins Pour Personnes Pelées. On a remarqué bien souvent, en effet, combien était absurde, pour des personnes entièrement chauves, l’usage du peigne ordinaire à dents divisées. Le peigne plein, au contraire, est un polissoir du plus heureux effet qui, loin d’écorcher le crâne inutilement, lui donne l’aspect brillant d’un ivoire ancien.” Gaston de Pawlowski, Inventions nouvelles & dernières nouveautés

(Les Notules ? Par ici.)

 

[Complément du 19 décembre 2017]

P comme poules.

Poules qui pondent, 1927, couverture

 

 

[Complément du 19 décembre 2018]

Wine, Women and War, couverture

 

[Complément du 15 avril 2019]

Encore en p.

«Prison passion péril possession», Bibliothèque nationale de France, 2019

 

 

[Complément du 22 mai 2019]

En w.

The Weird of the White Wolf, couverture

 

 

[Complément du 6 juillet 2019]

En (double série de) s : «Tel un animal savant (“sussucre”, susurre ce sadique Sabrecourt), la Tourterelle d’argent a dû longtemps se consacrer uniquement à apprendre sous sa férule les rôles du répertoire (“Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?”).» L’Oreille tendue — promis juré — n’avait aucun souvenir d’avoir publié cette phrase en… 2002.

 

[Complément du 4 avril 2022]

En f : «sifflons feux follets fumées vents fous» (Mouron des champs, p. 33).

 

[Complément du 5 avril 2022]

Allitération en a, «impeccable» selon son auteur, Jean-Philippe Toussaint :

Dans les vapeurs de l’air ambiant, flottait une odeur de détergent parfumé, aux relents d’andropogon, d’ammoniaque et d’agrumes.

Avant d’écrire cette phrase dans Faire l’amour, je ne connaissais pas, je le confesse, le mot andropogon. Je crois, mais le souvenir est lointain, que je cherchais un équivalent au mot anglais lemon grass, parce qu’il me semblait qu’il devait régner une odeur de citronnelle dans cette piscine du grand hôtel de Shinjuku où se trouve le personnage. Mais, ouvrant un dictionnaire, puis un autre, mes recherches m’ont entraîné trop loin et je me suis vite retrouvé avec trop de mots sur les bras, parmi lesquels l’énigmatique schénanthe ou l’exotique herbe au chameau. J’ai jeté mon dévolu sur cet impénétrable andropogon, qui m’offrait l’occasion d’une impeccable allitération : «d’andropogon, d’ammoniaque et d’agrumes». J’étais satisfait, et je pensais que les choses s’en tiendraient là. Mais lorsque, quelques années plus tard, au collège de Seneffe, mes traducteurs, déconcertés, m’ont interrogé sur cet andropogon, j’ai bien dû leur avouer que j’en ignorais l’origine, et nous avons été amenés à nous poser cette intéressante question : comment traduire dans une autre langue un mot qu’à l’origine l’auteur ne comprend pas lui-même en français ?

 

[Complément du 7 avril 2022]

En t, chez la Monique Proulx des Aurores montréales : «Prends garde à toi, Ugo Lagorio, je m’en viens tuer la tiédeur qui te tue» (éd. de 2016, p. 98).

 

[Complément du 22 janvier 2024]

Deux occurrences dans le Crook Manifesto (2023) de Colson Whitehead.

En p : «Quincy huffed in disgust. “Pickles. Pepper. Pope—what is this, some kind of fucked-up convention”» (p. 164).

En s : «Grinding & Sharpening Blades Saws Scissors Skates» (p. 185).

 

[Complément du 21 avril 2024]

En h : «I stamped through the high, hushed, hollow marble halls and accosted the grand ex-cavalry officer who started the twenty elevators» (The Body on Mount Royal, p. 131).

 

[Complément du 6 mai 2024]

En r, dans Histoire de l’impossible pays (1984), de François Hébert : «Mais, sire, dit Zkté, les hordes impériales de Hiccope 13 font des ravages, du ramdam, du raffut, du rififi, des razzias !» (p. 49)

 

Références

Agassi, Andre, Open. An Autobiography, New York, Vintage Books, 2010, 385 p. Ill. Édition originale : 2009.

Arseniq33, Tranquillement les tranquillisants, 2002, étiquette Indica.

Dupriez, Bernard, Gradus. Les procédés littéraires (Dictionnaire), Paris, Union générale d’éditions, coll. «10/18», 1370, 1980, 541 p.

Echenoz, Jean, le Méridien de Greenwich. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1979, 255 p.

Hébert, François, Histoire de l’impossible pays. Nommé Kzergptatl, de son roi Kztatzk premier et dernier et de l’ennemi de celui-ci le sinistre Hiccope 13 empereur du Hiccopiland. Roman, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, 187 p.

Latraverse, Plume, Chants d’épuration, 2003, étiquette Disques Dragon.

McComber, Éric, la Solde. Roman, Montréal, La mèche, 2011, 218 p. Ill.

Melançon, Benoît, «Diderot chez les francs-maçons : les Gymnastes de l’émotion. Ode au théâtre, sur fond de mauvaise critique / Louis Champagne et Gabriel Sabourin», Jeu, 104, septembre 2002, p. 12-17. https://id.erudit.org/iderudit/26390ac

Montrose, David, The Body on Mount Royal, Montréal, Véhicule Press, A Richochet Book, 2016, 237 p. Édition originale : 1953. Introduction de Kevin Burton Smith. David Montrose est le pseudonyme de Charles Ross Graham.

Proulx, Monique, les Aurores montréales. Nouvelles, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 85, 2016, 238 p. Édition originale : 1996.

Roth, Philip, The Great American Novel, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1980, 382 p. Édition originale : 1973.

Rouaud, Jean, les Champs d’honneur. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1990, 187 p.

Toussaint, Jean-Philippe, C’est vous l’écrivain, Paris, Le Robert, coll. «Secrets d’écriture», 2022, 176 p. Édition numérique.

Voltaire, Nanine ou le Préjugé vaincu, dans Théâtre du XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 241, 1972, vol. I, p. 871-939 et p. 1442-1449. Textes choisis, établis, présentés et annotés par Jacques Truchet. Édition originale : 1749.

Voyer, Marie-Hélène, Mouron des champs suivi de Ce peu qui nous fonde, Saguenay, La Peuplade, coll. «Poésie», 2022, 196 p.

Colson Whitehead, Crook Manifesto. A Novel, New York, Doubleday, 2023, 319 p.

Exercice d’admiration : Diderot, Jobs, Gladwell

Walter Isaacson, Steve Jobs, 2011, couverture

Quelque part durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, dans le Neveu de Rameau, Diderot s’interroge sur ce que la postérité retient des grands hommes. Il fait dialoguer ses personnages, Moi et Lui, au sujet du dramaturge Jean Racine. Les termes de l’alternative sont les suivants :

Lequel des deux préféreriez-vous ? ou qu’il eût été un bonhomme […]; faisant régulièrement tous les ans un enfant légitime à sa femme, bon mari; bon père, bon oncle, bon voisin, honnête commerçant, mais rien de plus; ou qu’il eût été fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant; mais auteur d’Andromaque, de Britannicus, d’Iphigénie, de Phèdre, d’Athalie (éd. de 1984, p. 22-23).

Pour le dire autrement : un génie, les yeux tournés vers le futur, peut-il faire peu de cas, non seulement de ses contemporains, mais de ses proches ?

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Qui lit l’éclairante biographie de Steve Jobs par Walter Isaacson (2011) se trouve confronté précisément à la même question.

Dans sa vie professionnelle, Jobs (1955-2011) a bouleversé, sinon révolutionné, les mondes de l’informatique personnelle (d’abord et avant tout avec le Macintosh, mais aussi avec le iPad), du film d’animation (chez Pixar), de la musique (par la conjugaison iTunes / iPod), de la téléphonie (grâce au iPhone).

Comment y est-il parvenu ?

En concevant des produits dont les consommateurs ne savaient pas encore qu’ils en auraient un jour besoin. Pour lui, il fallait prévoir à long terme et non seulement réagir au contexte immédiat. Voilà pourquoi il citait cette phrase du joueur de hockey Wayne Gretzky : «Skate where the puck’s going, not where it’s been» (Patinez là où va la rondelle, pas où elle était). Sa créativité dépendait de sa capacité à imaginer.

En défendant bec et ongles un principe, celui de l’intégration totale du matériel (hardware), du logiciel (software) et du système d’exploitation (operating system). Ce que la société Apple mettait en marché était, par définition, peu hospitalier. La plupart des entreprises concurrentes, au premier rang desquelles Microsoft, jouaient la carte de l’ouverture et de la collaboration. Pas Jobs, qui fuyait comme la peste ce qui risquait, selon lui, de dénaturer ses produits.

En apportant une attention folle au détail : la teinte de bleu du iMac de 1998, la forme de la tête d’une vis, l’intérieur des ordinateurs, qu’il jugeait aussi important que l’extérieur. Il aimait raconter une leçon apprise de son père : il faut apporter autant de soin à la partie invisible d’un meuble qu’aux autres. Jonathan Ive, le designer des produits Apple depuis la fin des années 1990, partage la même obsession.

En tirant le plus — généralement, le meilleur — de ses collaborateurs, mais en les rudoyant, en les trompant, en les poussant dans leurs ultimes retranchements. Diderot disait «fourbe, traître, ambitieux, envieux, méchant». On trouverait des exemples de chacun de ces comportements dans le portrait que fait Isaacson de Jobs. Il faudrait encore ajouter impatient, égocentrique, grossier, mesquin. Cette biographie est aussi une théorie d’horreurs.

(Le biographe ne cache rien de ces horreurs, sans leur donner la première place dans son récit ni essayer de leur trouver une explication psychologique. Parmi celles qu’il rapporte, le fait que Jobs ait été un enfant adopté est souvent évoqué. Chrisann Brennan, la mère de la première fille de Jobs, affirmait par exemple que son adoption l’avait laissé «full of broken glass» [plein de verre brisé].)

Qui l’histoire retiendra-t-elle, le génie charismatique ou l’invectiveur puéril ?

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Malcolm Gladwell a un sens du récit journalistique absolument fabuleux. Lisez les sept premiers paragraphes de «Something Borrowed», son texte sur le plagiat. Mettez en parallèle le sort du père et du fils dans «Wrong Turn», quand il étudie la question de la sécurité routière aux États-Unis. Ou interrogez-vous avec lui sur la qualité principale de Steve Jobs, dans le compte rendu qu’il vient de faire paraître du livre d’Isaacson dans les pages du New Yorker.

Dans les quatre premiers paragraphes, il présente des anecdotes tirées de l’«enthralling new biography of the Apple founder». Puis, son texte change complètement de direction : «One of the great puzzles of the industrial revolution is why it began in England.» Pourquoi, se demande Gladwell, la révolution industrielle a-t-elle débuté en Angleterre ? On vient de passer d’une «captivante biographie» («enthralling […] biography») à une énigme historique («One of the great puzzles»). S’il pose pareille question, c’est, bien sûr, qu’il a la réponse. La révolution industrielle a commencé en Angleterre, car on y trouvait un grand nombre d’artisans particulièrement habiles à perfectionner («tweak») les machines existantes pour les rendre de plus en plus performantes. Ces artisans étaient des «tweakers». Jobs était leur digne descendant, voire l’incarnation ultime de cette façon de créer, d’où le titre de l’article, «The Tweaker».

(Gladwell n’a pas simplement le sens du récit. Il a aussi un flair phénoménal pour découvrir l’article scientifique qui va exactement dans le sens de sa réflexion. Ici, il s’agit d’un article de deux économistes, Ralf Meisenzahl et Joel Mokyr.)

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À la fin de son livre, Walter Isaacson résume la personnalité de Jobs en une formule : «Was he smart ? No, not exceptionally. Instead, he was a genius.» Au lieu d’être simplement «smart» (intelligent / futé / malin / astucieux / habile — rayez les mentions inutiles, s’il y en a), c’était un génie. Lui et Gladwell s’entendent là-dessus. Ils s’entendent tout autant sur la façon d’être de Jobs avec les autres, cette brusquerie qui confinait fréquemment à la brutalité. Aucun des deux ne tranche la question de Diderot : «Lequel des deux préféreriez-vous ?».

 

Références

Diderot, Denis, le Neveu de Rameau. Satires, contes et entretiens, édition établie et commentée par Jacques et Anne-Marie Chouillet, Paris, Librairie générale française, coll. «Le livre de poche», 5925, 1984, 414 p.

Gladwell, Malcolm, «Wrong Turn. How the Fight to Make America’s Highways Safer Went off Course», The New Yorker, 11 juin 2011.

Gladwell, Malcolm, «Something Borrowed. Should a Charge of Plagiarism Ruin your Life ?», The New Yorker, 22 novembre 2004.

Gladwell, Malcolm, «The Tweaker. The Real Genius of Steve Jobs», The New Yorker, 14 novembre 2011.

Isaacson, Walter, Steve Jobs, New York, Simon & Schuster, 2011. Édition numérique.

Meisenzahl, Ralf et Joel Mokyr, «The Rate and Direction of Invention in the British Industrial Revolution : Incentives and Institutions», The National Bureau of Economic Research, NBER Working Paper No. 16993, avril 2011.

Enquête diderotienne

Denis Diderot, timbre commémoratif

[Ô Lecteur, sache que la longue entrée qui suit est surtout destinée aux amateurs de littérature française du XVIIIe siècle et d’érudition. Tu auras été prévenu.]

Le 27 octobre 2011, le site HistoBook, sous la signature de Pierre-Olivier (sans nom de famille), publiait un texte intitulé «[Inédit] Diderot répond à un lecteur mécontent de l’Encyclopédie, 1757».

Première constatation : le texte de la lettre — les mots de Diderot —, cela n’est pas inédit. On trouve ce texte dans le deuxième volume de l’édition Roth de la Correspondance de Diderot (1956, p. 26-27), de même que dans le cinquième volume de l’édition Versini des Œuvres (1997, p. 70-71). Il est commenté par de nombreux spécialistes et biographes, par exemple Arthur M. Wilson (1985, p. 236-237).

Il faut pourtant aller au-delà de cette première constatation.

Pour Roth et pour Versini, cette lettre est destinée au médecin genevois Théodore Tronchin. Pour HistoBook, il s’agirait plutôt de Jacques François De Luc. On suppose — le site ne le dit pas — qu’il s’agit de l’auteur des Remarques sur le Paragraphe de l’article Genève dans l’Encyclopédie qui traite de la Comédie et des Comédiens (1758). La lettre de Diderot a été annotée. Ce serait par le petit-fils de ce Jacques François De Luc («Je suppose que cette lettre a été adressée à mon grand-père Jacques François De Luc»); le site ne donne pas le nom de ce petit-fils. (Il est brièvement question de l’auteur des Remarques chez Henri Gouhier, dans Rousseau et Voltaire, p. 134-135.)

Compliquons un peu les choses, cette fois-ci sur le plan des archives. Laurent Versini se contente de dire que «les lettres à Tronchin [sont] à la bibliothèque de Genève» (p. XVIII). Georges Roth présente les choses plus précisément, et démontre dans le même temps que le texte n’est pas inédit : «Sources : Orig. autogr. Bibliothèque de Genève, Archives Tronchin, vol. 167 fol. 325; publiée (avec des altérations) dans La Réformation au XIXe siècle, Genève, 1845, I, 195; et, d’après l’original, par A. Delattre, Correspondance de Voltaire avec les Tronchin, 1950, Lettre 296, Paris)» (p. 26 n. 1). Dans HistoBook, on lit : «Ce document provient de la collection Claude Roulet. Merci de mentionner histobook.fr en cas de publication.» Rien n’est dit de cette collection.

Une dernière observation, histoire de ne pas faire plus simple. Sur le site d’HistoBook, la lettre de Diderot est reproduite en mode image et son texte est transcrit. On peut donc la comparer avec les versions publiées. Si on laisse de côté les choix éditoriaux des uns et des autres — ponctuation normalisée ou conservée en l’état, orthographe modernisée ou pas, etc. —, qu’en est-il des différences entre les textes ?

HistoBook a fait quelques erreurs de transcription. Il faut «du premier mérite» et pas «de premier mérite», et «au lieu» en place de «au lien». Roth et Versini ont «Je n’ai aucune part à l’article Genève. Je n’y entre pour rien, ni comme auteur, ni comme éditeur»; HistoBook donne «Je n’ai aucune part à l’article Genève. Je n’y entre complètement rien, ni comme auteur, ni comme éditeur.» C’est une faute de transcription (on a mis «complètement» au lieu de «pr», l’abréviation de «pour»). De même, Diderot n’écrit pas «de la multitude», mais «ds [dans] la multitude». Il manque le «y» dans «ce que vous y trouverez d’obligeant et de vrai».

À certains moments, les versions de Roth et Versini, et d’HistoBook diffèrent. On lit chez Roth et Versini «J’espère que des hommes aussi équitables dans leurs jugements et aussi modérés dans leurs procédés, auront égard à cette différence, et n’attacheront pas une idée défavorable, un sens odieux à un mot inconsidéré»; HistoBook a une virgule à place du premier «et», ce qui est fidèle à la reproduction en mode image. Deux verbes ne sont pas conjugués au même temps : «trouvez» (Roth, Versini) / «trouverez» (HistoBook); «auroi», donc «aurai» (Roth, Versini) / «aurois» (HistoBook). HistoBook contient «des gens d’honneur», là où les autres éditeurs proposent «les gens d’honneur». Diderot met le verbe «croire» à la troisième personne au lieu de la première («moi […] qui en croit»); Roth et Versini le corrigent.

Récapitulons. À quelques détails près, deux lettres identiques; deux lieux de conservation potentiels; un destinataire sur lequel on ne s’entend pas.

Qui voudrait mener l’enquête sur cette lettre devrait se poser un certain nombre de questions.

Il faudrait faire une visite à la bibliothèque de Genève. L’«original autographe» dont parle Georges Roth y est-il ? Sinon, où est-il passé ? Si oui, la transcription des éditeurs de la Correspondance et des Œuvres est-elle fiable ? La question se pose. En 1970, Jean-Daniel Candaux, qui travaillait alors sur des documents de François Tronchin, non de Théodore, écrivait ceci :

L’intérêt des pièces contenues dans ce dossier n’a pas échappé aux spécialistes de Diderot : M. Georges Roth a transcrit toutes celles dont Diderot était l’auteur ou qui lui étaient adressées. Il les a insérées ensuite dans son édition de la Correspondance, non sans commettre à plusieurs reprises de fâcheuses erreurs d’identification, de datation et de lecture (p. 14).

Il faudrait ensuite découvrir ce que c’est que cette «collection Claude Roulet», notamment pour comprendre comment la lettre du 30 décembre 1757 y a abouti.

Une fois menées ces deux opérations, il serait possible de comparer les deux autographes — si tant est qu’il y en ait deux.

On pourrait alors reprendre sur de nouvelles bases la discussion sur le destinataire de la lettre : Tronchin ou De Luc ? Il n’est d’ailleurs pas du tout impossible qu’il y ait deux lettres (quasi identiques) pour deux destinataires. Diderot a pratiqué la chose, pour Grimm et Sophie Volland, par exemple.

Bref, il y a de quoi mettre un limier sur l’affaire, afin de démêler ce qui est inédit de ce qui ne l’est pas. Ce ne sera pas l’Oreille tendue. Quelqu’un est preneur ?

P.-S. — Confession : sur Twitter, le lien vers le site d’HistoBook et sa lettre «inédite» a beaucoup circulé, y compris par le compte de l’Oreille tendue. Celle-ci aurait peut-être eu intérêt à attendre.

 

[Complément du 13 décembre 2011]

Un nouvel article du site HistoBook revient sur cette lettre le 12 décembre 2011.

 

[Complément du 28 septembre 2012]

Les divers échanges autour de cette entrée du blogue ont mené à la rédaction d’un court article par l’Oreille tendue :

Melançon, Benoît, «Diderot, Tronchin et Internet», Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 47, 2012, p. 325-330. https://doi.org/10.4000/rde.4955

 

[Complément du 24 novembre 2012]

Selon les résultats d’une étude publiée en novembre 2012, un très grand nombre de tweets contenant un lien sont retweetés sans que le retweeteur ait cliqué sur le lien, donc sans avoir pris connaissance de son contenu…

 

Références

Candaux, Jean-Daniel, «Le manuscrit 180 des Archives Tronchin : inventaire critique et compléments à la correspondance de Diderot», Dix-huitième siècle, 2, 1970, p. 13-32.

Diderot, Denis, Correspondance, Paris, Éditions de Minuit, 1955-1970, 16 vol. Éditée par Georges Roth, puis par Jean Varloot.

Diderot, Denis, Œuvres. Tome V. Correspondance, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1997, xxi/1468 p. Édition établie par Laurent Versini.

Gouhier, Henri, Rousseau et Voltaire. Portraits dans deux miroirs, Paris, Vrin, coll. «Bibliothèque d’histoire de la philosophie», 1983, 480 p.

Wilson, Arthur M., Diderot. Sa vie et son œuvre, Paris, Laffont-Ramsay, coll. «Bouquins», 1985, 810 p. Traduction de Gilles Chahine, Annette Lorenceau et Anne Villelaur. Édition originale : 1957 et 1972.