N’achetons pas local

Gilles Guilbault, joué par Michel Forget, dans Lance et compte

Soit la phrase suivante, tirée de la Presse+ : «La majorité achète ces bonnes paroles.» Pourtant, il n’y avait pas de «bonnes paroles» à vendre.

D’où vient alors ce «achète» ? Directement de l’anglais : «The majority buys that argument» (traduction volontairement très libre).

Par quoi le remplacer ? Accepte, fait siennes, etc.

P.-S.—Les amateurs de séries télévisées québécoises se souviendront évidemment du Gilles Guilbault de Lance et compte : «J’achète pas ça.»

Une solution au bout des doigts

Extension «The Digital Switch», pour fureteur Chome, exemple

L’Oreille tendue ne recule pas toujours devant les batailles perdues d’avance (voyez un exemple ici).

Parmi ces batailles, il y a l’utilisation, parfaitement inutile, de digital à la place de numérique.

Un programmeur a pensé à elle. Il a conçu, pour le fureteur Chrome, une extension, «The Digital Switch», qui permet de remplacer digital par numérique, et vice versa, sur n’importe quelle page.

Merci, en quelque sorte.

(Et merci à René Audet.)

Follower, ou pas, l’Académie française

Académie française, rubrique «Dire, ne pas dire», logo

Samedi dernier, le correspondant californien de l’Oreille tendue attire son attention sur un nouveau texte de la rubrique «Dire, ne pas dire» de l’Académie française. Il s’agit, sous «Néologismes & anglicismes», en date du 7 mai 2020, de l’article «Followers».

(Depuis des années, l’Oreille rêve de rebaptiser cette rubrique «Disez, ne dites pas.» Il n’est pas sûr que ça se fasse bientôt.)

Résumons le propos.

Les quatre premières lignes se tiennent : que veut dire follower en anglais ?

Les quatre lignes suivantes témoignent d’une assez spectaculaire méconnaissance du fonctionnement des réseaux sociaux : on peut évidemment y suivre quelqu’un sans «adhérer» à sa «pensée» ou à ses «actions».

Suivent une anecdote imprécise («il y a peu») sur une discussion entre une journaliste et un philosophe, et une allusion à Staline («le petit père des peuples»).

Le paragraphe suivant porte sur le mot acolyte, avec Sainte-Beuve en renfort.

Fort étonnée de sa lecture, l’Oreille écrit ceci sur Twitter, en citant la fin du deuxième paragraphe :

 

Les réactions ont été nombreuses et courroucées.

La linguiste Maria Candea évoque, à juste titre, l’auto-gorafisation de l’Académie. Certains accusent les Académiciens d’avoir un problème de consommation (alcool ou drogue). D’autres, plus généreux, essaient de lire le texte au deuxième degré : et s’il était ironique ? Ils sont peu entendus : ce n’est pas le genre de la maison.

Plusieurs notent qu’il existe déjà abonné pour rendre follower, à la recommandation notamment de l’Office québécois de la langue française. Or abonné est absent de la liste qui ouvre le texte de l’Académie. (Comme il n’y a pas un mot de linguistique dans le texte, ce n’est guère étonnant.)

Les paris sont ouverts : ce texte sera-t-il bientôt modifié ? Les followers de l’Oreille tendue le souhaitent avec passion.

Oui, mais non

Marc Denis est un ancien gardien de but de la Ligue nationale de hockey, devenu analyste au Réseau des sports. L’Oreille tendue apprécie, dans l’ensemble, sa maîtrise de la langue française. Comme n’importe qui, Marc Denis a ses marottes — la patinoire est la «surface glacée», à une époque il aimait vraiment beaucoup le verbe gérer —, mais tout le monde en a. Pour le reste, il s’exprime avec justesse et aplomb.

Les oreilles de l’Oreille ont cependant saigné (un peu) hier soir.

Marc Denis refuse d’utiliser le mot anglais statement dans ses commentaires, ce qui est tout à son honneur. En revanche, quand il le remplace par énoncé, ça grince.

«Les joueurs ont voulu faire un énoncé» ? Non. «C’était un match-énoncé» ? Pas plus. Les Canadiens de Montréal se moquent des Islanders de New York ? C’est une bonne nouvelle, pas un «énoncé».

Quand Marc Denis dit «Les Canadiens ont battu les Islanders», ça, c’est un énoncé, au sens linguistique du terme : «Résultat, réalisation de l’acte de parole. […] Segment de discours ainsi produit» (le Petit Robert, édition numérique de 2014).

À chacun ses énoncés, et les victoires seront bien gardées.

P.-S.—Oui, c’est de la langue de puck.

 

Référence

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014), couverture

De la mesure

L’Oreille tendue, qui est de la compagnie, s’interroge depuis des années sur les raisons qui expliquent pourquoi les intellectuels sont aussi peu appréciés, que ce soit au Québec ou ailleurs. (Voir ici, par exemple.)

À ces raisons, ajoutons-en une aujourd’hui : l’absence de sens de la mesure. Deux exemples.

Michel Serres, «philosophe, historien des sciences et homme de lettres français» (dixit Wikipédia), publie, avec Michel Polacco, une Défense et illustration de la langue française aujourd’hui (2018). Comment appeler les défenseurs du «sabir anglosaxophone» (p. 6) ? Ce sont des «collabos» (p. 5-7). Explication :

Il y a, aujourd’hui sur les murs de Paris, plus de mots anglais qu’il n’y avait de mots allemands pendant l’Occupation. Où sont donc les troupes d’occupation ? Qui sont donc les collabos ? J’ai compté, un jour, place de la Bastille, quatre-vingt-douze mots anglais pour vingt mots français, sur les murs. […] Les nazis ont plus respecté notre langue que nos propres annonceurs ne le font (p. 56).

Utiliser des mots anglais à la place des mots français serait l’équivalent d’aider l’ennemi à contrôler le territoire national, rien de moins.

Le même Michel Serres fait partie du «collectif d’écrivains» qui publiait le 27 janvier 2019 une lettre ouverte sous le titre «Non au “Young Adult” à Livre Paris !» À quoi s’en prenaient-ils ? À l’omniprésence de l’anglais — young adult, live, bookroom, brainsto, photobooth, bookquizz — au Salon du livre de Paris, récemment rebaptisé Livre Paris. Réglons une chose : ce recours à l’anglais est ridicule (le Petit Robert, édition numérique de 2014 : «De nature à provoquer le rire, à exciter la moquerie, la dérision»). Cela est incontestable.

Citations choisies de cette tribune :

Pour nous, intellectuels, écrivains, enseignants, journalistes, et amoureux de cette langue venus de tous les horizons, «Young adult» représente la goutte d’eau qui fait déborder le vase de notre indulgence, de notre fatalisme parfois. Ce «Young adult», parce qu’il parle ici de littérature francophone, parce qu’il s’adresse délibérément à la jeunesse francophone en quête de lectures, est de trop. Il devient soudain une agression, une insulte, un acte insupportable de délinquance culturelle.

Aucune subvention ne peut être accordée à une manifestation culturelle où un seul mot français serait remplacé inutilement par un mot anglais.

Nous demandons au ministre de l’Éducation de renforcer la protection des Français les plus jeunes face aux agressions de l’uniformité linguistique mondiale. Aucun mot anglais inutile ne doit paraître dans les programmes scolaires. Les cours de français doivent comprendre la redécouverte et la réinvention de notre langue par les élèves, aujourd’hui victimes d’un globish abrutissant.

On voit le ton : «agression» (deux fois), «insulte», «acte insupportable de délinquance culturelle», «abrutissant». Le vocabulaire n’est pas celui de la nuance : «de trop», «Aucune subvention», «Aucun mot anglais». Les signataires n’ont pas peur d’avoir recours à l’expression «grand remplacement». Eux aussi évoquent la Collaboration : «Nous disons à ceux qui collaborent activement à ce remplacement qu’ils commettent, à leur insu ou délibérément, une atteinte grave à une culture et à une pensée plus que millénaires, et que partagent près de trois cents millions de francophones.» Ils semblent croire à l’existence d’un «génie» de la langue française.

Renvoyons-les à une phrase prêtée à Talleyrand («tout ce qui est excessif est insignifiant») et suggérons-leur l’humour du Conseil supérieur de l’audiovisuel.

Appelons-les, bref, à un peu de mesure. Peut-être seront-ils mieux entendus.

 

Référence

Serres, Michel et Michel Polacco, Défense et illustration de la langue française aujourd’hui, Paris, Le Pommier, coll. «Le sens de l’info !», 2018, 127 p.