Autoportrait de lectrice-cueilleuse

Chantal Thomas De sable et de neige, 2021, couverture

«J’appartiens à l’âge de la cueillette. Une sorte de blocage archaïque m’a arrêtée à ce stade. Et quand j’ai commencé non de pouvoir lire mais de prendre le goût de lire, j’ai pensé que j’irais à travers des milliers de pages animée de l’esprit de cueillette, j’empilerais au fur et à mesure de leur découverte des mots, des phrases, des tournures dans un baluchon extensible, qui aurait la vertu de s’alléger tout en s’accroissant.»

Chantal Thomas, De sable et de neige, avec des photos d’Allen S. Weiss, Paris, Mercure de France, coll. «Traits et portraits», 2021, 199 p., p. 177.

Portrait en jouisseur

Marie d’Agoult, Premières années (1806-1827), éd. de 2009, couverture

«Chasseur paresseux, indolent joueur de whist, dormeur inéveillable, amateur de longs repas et de plaisirs commodes, volontiers loin de sa femme dont l’esprit vif et piquant fatiguait son flegme, [le prince Louis de La Trémoïlle] était attiré chez nous par les petits bois giboyeux, par la partie de whist établie en permanence au salon dans les jours de pluie, par les talents d’Adelheid [la cuisinière viennoise], et peut-être aussi par le mien qu’il mettait à contribution chaque soir après dîner en me demandant de lui jouer sur le piano ce qu’il appelait un joli petit air qui l’empêchait de s’endormir avant l’heure d’aller se coucher.»

Marie d’Agoult, Premières années (1806-1827), édition établie et présentée par Martine Reid, Paris, Gallimard, coll. «Folio 2 €», série «Femmes de lettres», 4875, 2009, 140 p., p. 57.

Le zeugme du dimanche matin et de Courtilz de Sandras

Courtilz de Sandras, Mémoires de M. le marquis de Montbrun, éd. de 2004, couverture

«faites-lui votre cour, jouez avec lui, gagnez sa confiance, et son argent si vous pouvez, et enfin portez-le à s’en revenir ici»

Courtilz de Sandras, Mémoires de M. le marquis de Montbrun, texte établi, annoté et indexé par Érik Leborgne, préface de René Démoris, Paris, Desjonquères, coll. «XVIIIe siècle», 2004, 250 p., p. 206. Édition originale : 1701.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Parlons rhétorique

Maison natale d’Elvis Presley, Tupelo

On le sait peut-être : l’Oreille tendue collectionne les zeugmes.

Rappel de la définition de cette figure de style du Dictionnaire des termes littéraires (2001) :

Zeugme, zeugma (gr. lien) • Figure de construction qui consiste à faire dépendre d’un même mot deux termes disparates, qui entretiennent avec lui des rapports différents (dans la majorité des cas, il s’agit d’un verbe suivi de deux compléments d’objet). Le zeugme est souvent doué d’une intention humoristique. V. aussi syllepse. Ex. : «J’ai joué au tennis avec mon oncle et ma raquette» (B. Melançon); «Damoclès tira de sa poitrine un soupir et de sa redingote une enveloppe jaune et salie» (Gide) (p. 510).

Il existe en effet des cas — ce n’est pas «la majorité» — où — au lieu «d’un verbe suivi de deux compléments d’objet» — les sujets d’un verbe sont «deux termes disparates». En voici quelques-uns.

«Ces deux dames, en allant chercher leur voiture, avaient été entraînées par la foule, et séparées de leurs gens. Nous les recueillîmes, et comme il n’y avait pas moyen de faire le tour de la maison pour les faire entrer par la porte, on les hissa par la fenêtre, qui heureusement n’était pas haute; mais leur âge, leurs grands paniers et leur effroi, rendirent cet enlèvement fort difficile» (Mémoires de madame de Genlis, p. 189).

«Je serais devenu l’ignorant, et puis les jours, les rides, les petits vins auraient fait le reste» (Philippe Claudel, Meuse l’oubli, p. 23).

«Harry raccrocha et donna un tour de clé de contact tout en appelant Magnus Skarre de l’autre main. Skarre et le moteur répondirent presque simultanément» (Jo Nesbø, le Bonhomme de neige, p. 532).

«Les vannes et la rue avaient rapidement été fermées […]» (Charles Bolduc, les Truites à mains nues, p. 121).

«Le brut et le pessimisme hantent les marchés» (la Presse+, citée par @Christiane_MTL, 4 mai 2016).

«Quarante ans après son décès, un coffret vient rappeler les débuts du “garçon de Tupelo”, alors que peu à peu sa mémoire et ses fans s’éteignent» (le Devoir, 16 août 2017, p. B7).

Si peu d’heures, tant de procédés.

 

Illustration : maison natale d’Elvis Presley à Tupelo, photo déposée sur Wikimedia Commons

 

Références

Bolduc, Charles, les Truites à mains nues. Nouvelles, Montréal, Leméac, 2012, 139 p.

Claudel, Philippe, Meuse l’oubli, Paris, Stock, 2006, 152 p. Édition originale : 1999.

Mémoires de madame de Genlis, Paris, Mercure de France, coll. «Le temps retrouvé», 2004, 390 p. Édition présentée et annotée par Didier Masseau. Édition originale : 1825.

Nesbø, Jo, le Bonhomme de neige. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, traduction d’Alex Fouillet, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 575, 2008, 583 p. Édition originale : 2007.

Van Gorp, Hendrik, Dirk Delabastita, Lieven D’hulst, Rita Ghesquiere, Rainier Grutman et Georges Legros, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, coll. «Dictionnaires & références», 6, 2001, 533 p.

Les zeugmes du dimanche matin et de Gabrielle Roy

Gabrielle Roy, la Détresse et l’enchantement, éd. de 1986, couverture

«Ce n’était pas seulement parce que nous venions de mettre le pied dans le quartier sans doute le plus affligeant de Winnipeg, cette sinistre rue Water voisinant la cour de triage des chemins de fer, toute pleine d’ivrognes, de pleurs d’enfants et d’échappements de vapeur, cet aspect hideux d’elle-même que l’orgueilleuse ville ne pouvait dissimuler à deux pas de ses larges avenues aérées» (p. 12-13).

«Il est vrai, nos publics, avant la télé, avant la Culture et les ministères des Affaires culturelles, étaient peu exigeants» (p. 146).

«Chaque phrase sombrait dans une sorte de doux bredouillement un peu timide. Puis le vieil homme avait de nouveau retrouvé le fil en sondant apparemment les plis soyeux de sa barbe, comme quelque vieux nid tout plein de jongleries, de souvenirs et de mots tendres» (p. 150).

«Un médecin coréen venu jusque-là Dieu sait du bout de quelle vie la soigna presque mieux qu’elle ne l’avait jamais été, l’apaisa avec des paroles sages et des remèdes pas trop durs» (p. 168).

Gabrielle Roy, la Détresse et l’enchantement, préface de Jean-Claude Guillebaud, avertissement de François Ricard, Paris, Arléa, 1986, 505 p. Édition originale : 1984.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)