Langues vivantes

Philippe Girard, la Grande Noirceur, 2014, couverture

Il est arrivé à l’Oreille tendue de s’intéresser à l’expression Grande Noirceur. Tombant par hasard sur une bande dessinée portant ce titre, celle que vient de faire paraître Philippe Girard, elle a donc fleuré la bonne affaire (lexicale).

Sur ce plan-là, elle a été un peu déçue (mais c’est de sa faute). La bande dessinée se déroule bien pendant la période que l’on appelle au Québec la Grande Noirceur, mais l’expression n’est utilisée que dans le titre. Un lecteur qui n’est pas familier avec elle risque de se demander pourquoi elle a été retenue.

En revanche, sur le plan du plaisir de lecture, aucune déception, bien au contraire.

À Québec, en septembre 1939, Anna Donati est presque renversée par une voiture. Au dernier moment, un homme la sauve; c’est lui, Albert, qui se retrouvera alité dans un couvent, inconscient. Soir après soir, Anna ira lui faire la lecture. Elle commencera par la Bible, mais elle passera rapidement à des textes moins orthodoxes : Paradise Lost (Milton), l’Éducation sentimentale (Flaubert), les Fleurs du mal (Baudelaire), Rome (Zola). Albert ne réagit pas, mais le corps d’Anna, lui, si. L’érotisme va grandissant, non seulement grâce au contenu des lectures, mais aussi par la fine reprise d’une scène muette (Anna se dévêtant avant de se mettre au lit).

Dans la Grande Noirceur s’entrecroisent plusieurs récits, celui d’Anna (et de ses rêves), celui d’Albert, celui d’un abbé bien peu orthodoxe (Marcel Logan) et d’une religieuse qui ne l’est pas moins (sœur Valérie). La chaire côtoie le bordel, comme la censure, la liberté. On passe d’un récit à l’autre sans transition et dans un ordre qui ne s’éclairera qu’à la dernière page. Au lecteur de reconstruire l’histoire.

S’y mêlent aussi les langues : le français, parfois populaire, des habitants de Québec; l’anglais des raisons sociales; l’italien d’Anna et de sa mère, en butte au racisme de deux «commères» (p. 15), ces «langues sales» (p. 83); le latin de l’Église, très fortement présent.

Le religieux est partout dans la société représentée : obligation de la confession, soumission à l’Index Librorum Prohibitorum, évocations récurrentes du diable et de l’enfer, contrôle des loisirs (un homme d’Église regarde sévèrement Anna en train d’écouter chanter La Bolduc). Malgré cela, Anna fera une découverte : «Mon père… je m’accuse d’avoir lu un méchant bon livre et d’y avoir pris plaisir !» (p. 85). Faut-il y voir le signe d’une société en train de changer ?

P.-S. de pion — «Ils ont tous débarqués ici ce matin» (p. 82) ? Non : «débarqué», évidemment.

 

Référence

Girard, Philippe, la Grande Noirceur, Mécanique générale, 2014, 87 p.

Non, Maurice Richard n’est pas qu’un projet de nom de pont

«Libérez le Rocket !», dans Old-Timey Hockey Tales, Volume One

Le gouvernement fédéral du Canada a finalement patiné de reculons : le pont Champlain ne sera pas dé / rebaptisé; il ne s’appellera pas le pont Maurice-Richard.

L’ex-célèbre ailier droit des Canadiens de Montréal n’est pas pour autant sorti de l’actualité.

Son prénom se retrouve en couverture (canadienne) du magazine américain Sports Illustrated.

 

Couverture de l’édition canadienne de Sports Illustrated, décembre 2014

(Jean ? Jean Béliveau. Guy ? Guy Lafleur.)

L’Oreille tendue découvre aussi deux bandes dessinées de Robert Ullman, avec ou sans Jeffrey Brown. La première, «Libérez le Rocket !» (2011), raconte l’émeute du 17 mars 1955, cette pièce centrale du mythe de Maurice Richard. La seconde, «The Rocket vs. ”Killer” Dill» (2014), met en scène les bagarres entre «Le Rocket» et un goon des Rangers de New York, Bob «Killer» Dill, le 17 décembre 1944.

Non, Maurice Richard n’est pas mort.

P.-S. — Oui, certes : le Petit Robert (édition numérique de 2014) ne connaît que l’expression à reculons, et pas de reculons. C’est une autre divergence transatlantique.

P.-P.-S. — Pour en savoir plus sur le travail de Robert Ullman, on clique ici.

P.-P.-P.-S. — Ce n’est pas la première fois que Richard apparaît sur la couverture du Sports Illustrated. C’était déjà le cas le 21 mars 1960, avec une illustration signée Russell Hoban.

 

Couverture de Sports Illustrated, mars 1960

 

Références

Ullman, Robert et Jeffrey Brown, «Libérez le Rocket !», dans Old-Timey Hockey Tales, Volume One, Greenville, Richmond et Minneapolis, Wide Awake Press, 2011, s.p.

Ullman, Robert, «The Rocket vs. ”Killer” Dill», dans «Old-Timey» Hockey Tales, Volume Two, Wide Awake Press, 2014, s.p.

Gilles Tremblay (1938-2014)

Arsène et Girerd, On a volé la coupe Stanley, 1975, p. 39

Gilles Tremblay est mort ce matin. Après avoir été ailier gauche pour les Canadiens de Montréal — c’est du hockey — de 1960 à 1969, il a été commentateur des matchs de l’équipe à la télévision de Radio-Canada de 1971 à 1999. Il a donc été un des premiers joueurnalistes de l’histoire de ce sport.

Contrairement à son coéquipier Jean Béliveau, il n’apparaît que dans peu d’œuvres artistiques. Il fait une courte apparition dans la pièce de théâtre la Coupe Stainless de Jean Barbeau (1974) et dans la bande dessinée d’Arsène et Girerd On a volé la coupe Stanley (1975, p. 39; voir ci-dessus), et son nom est mentionné à plusieurs reprises dans Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hockey de Marc Robitaille (2013).

À la télévision, il a notamment travaillé avec Richard Garneau et René Lecavalier. Il a manifestement servi de modèle au personnage de Granger dans un roman du premier, Train de nuit pour la gloire ou 45 jours à la conquête de la coupe Stanley (1995). François Hébert l’a uni indissociablement au second, lui qui écoutait «religieusement les commentaires de ces fins exégètes que sont René Lecavalier et Gilles Tremblay, qui me font un peu penser, toutes proportions gardées, à Don Quichotte et Sancho Pança» (1996, p. 212).

Gilles Tremblay a cependant eu droit à sa biographie, signée par Guy Robillard (2008).

P.-S. — On signalera aussi, pour mémoire, les attaques de Michel-Wilbrod Bujold contre les Tremblay — Gilles, Mario, Réjean — à la fin de ses Hockeyeurs assassinés (1997, p. 131-135).

 

[Complément du 30 novembre 2014]

La culture télévisuelle de l’Oreille tendue laisse parfois à désirer. Un lecteur qui en a une meilleure lui fournit l’information suivante :

Le personnage de Gilles Tremblay apparaissait dans les sketchs de Rock et belles oreilles aux côtés de René Lecavalier, joué brillamment par André Ducharme. «Gilles» ne disait jamais un mot… Au début, le «rôle» était tenu par Sylvain Ménard, le directeur technique de RBO; ensuite on l’a remplacé par un mannequin, muet lui aussi.

Merci.

 

[Complément du 10 mai 2018]

Sur son blogue, le Machin à écrire, Nicolas Guay a une très belle série de souvenirs, sous le titre «Passé simple». Voici le 35e texte, «Papa» :

Papa qui porte des favoris. Papa qui me précède dans les pistes de ski de fond du parc des Salines. Papa qui dit : « T’es bin sarfe » pour me taquiner. Papa parti travailler. Papa qui m’envoie en pénitence dans ma chambre. Le son matinal du rasoir électrique de papa alors que je suis encore couché. Papa qui me coupe les cheveux. Papa qui simonize la voiture. Papa qui commente à voix haute les nouvelles à la télé. Papa, ailleurs dans la maison pendant que je fais des dessins dans ma chambre. Papa qui taille les haies avec de grands ciseaux. Papa qui se moque des mimiques et du parler de Gilles Tremblay à la Soirée du hockey.

 

Références

Arsène et Girerd, les Enquêtes de Berri et Demontigny. On a volé la coupe Stanley, Montréal, Éditions Mirabel, 1975, 48 p. Bande dessinée. Premier et unique épisode des «Enquêtes de Berri et Demontigny». Texte : Arsène. Dessin : Girerd.

Barbeau, Jean, la Coupe Stainless, dans la Coupe Stainless. Solange, Montréal, Leméac, coll. «Répertoire québécois», 47-48, 1974, p. 7-89.

Bujold, Michel-Wilbrod, les Hockeyeurs assassinés. Essai sur l’histoire du hockey 1870-2002, Montréal, Guérin, 1997, vi/150 p. Ill.

Garneau, Richard, Train de nuit pour la gloire ou 45 jours à la conquête de la coupe Stanley. Roman, Montréal, Stanké, 1995, 239 p.

Hébert, François, «La Bible de Thurso», Liberté, 152 (26, 2), avril 1984, p. 14-23. Repris dans Jean-Pierre Augustin et Claude Sorbets (édit.), la Culture du sport au Québec, Talence, Éditions de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine et Centre d’études canadiennes, coll. «Publications de la MSHA», 220, 1996, p. 207-213. https://id.erudit.org/iderudit/30741ac

Robillard, Guy, Gilles Tremblay. 40 ans avec le Canadien, Montréal, Éditions Au carré, 2008, 239 p. Ill. Préfaces de Jean Béliveau et Réjean Tremblay.

Robitaille, Marc, Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hockey. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2013, 180 p. Ill.

Coudon(c) !

Réjean Ducharme, Dévadé, 1990, couverture

Pas plus tard que la semaine dernière, l’Oreille tendue twittait ceci : «Mon fils de 11 ans vient de dire “du coup”. Je pense à le déshériter.» Réponse, sibylline pour certains, de François Bon : «coudonc…».

Coudon(c), donc.

La graphie n’est pas fixée. Au «coudonc» de l’ami François ou de @Dutrizac répondent le «coup donc» de Sylvain Hotte (Attaquant de puissance, p. 218) et le «coudon» de Réjean Ducharme (Dévadé, p. 44) ou de Marc Beaudet et Luc Boily (Gangs de rue, p. 17).

@machinaecrire en propose l’origine suivante : «Principe d’économie : “Écoute donc” devient “‘cout’donc” devient “coudonc” devient “coudon”. Ah bin, coudon.» Il rejoint par là le Dictionnaire de la langue québécoise (1980) de Léandre Bergeron (p. 151), qui choisit la graphie coudon.

Quel est le sens de cette interjection ? Ce n’est pas plus simple. Voici au moins deux possibilités.

Elle marque l’exaspération : Où t’a mis l’aide maritale, coudon !?

Elle peut clore une discussion, faute d’argument à opposer à son interlocuteur : Il a marié sa sœur ?! Coudonc…

Il existe aussi un usage vaguement interrogatif.

Coudon(c), è don ben bruyante, ton aide maritale ?!

On l’aura compris : le c final ne se prononce habituellement pas.

 

[Complément du 27 octobre 2014]

Un linguiste était bien sûr déjà passé par là :

Laurendeau, Paul, «Description du marqueur d’opérations coudon dans le cadre d’une théorie énonciative», Revue québécoise de linguistique, 15, 1, 1985, p. 79-116. https://doi.org/10.7202/602550ar

Merci à Dominique Garand pour le lien.

 

[Complément du 2 novembre 2018]

L’Oreille ne connaissait pas la graphie ‘coudonc (avec apostrophe inversée initiale). Elle la découvre dans le plus récent recueil de «récits» de Michel Tremblay, Vingt-trois secrets bien gardés (p. 45, p. 70, p. 91).

 

[Complément du 26 mars 2019]

Dès 1937, la brochure le Bon Parler français déplorait la réduction de «Écoute donc» à «Coudon» (p. 10).

 

Références

Beaudet, Marc et Luc Boily, Gangs de rue. Les Rouges contre les Bleus, Brossard, Un monde différent, 2011, 49 p. Bande dessinée.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Le Bon Parler français, La Mennais (Laprairie), Procure des Frères de l’Instruction chrétienne, 1937, 24 p.

Ducharme, Réjean, Dévadé. Roman, Paris et Montréal, Gallimard et Lacombe, 1990, 257 p.

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Tremblay, Michel, Vingt-trois secrets bien gardés. Récits, Montréal et Arles, Leméac et Actes Sud, 2018, 106 p.