Égal pas égal

Le fédéralisme canadien n’est pas simple. Il existe sans qualification («le fédéralisme») et avec qualification («le fédéralisme quelque chose»).

Avec qualification, cela donne, par exemple :

«Le PC [Parti conservateur] propose son “fédéralisme d’ouverture”» (la Presse, 19 janvier 2006, p. A7).

«Ignatieff répond à ses détracteurs. Le candidat au leadership du PLC [Parti libéral du Canada] propose un “fédéralisme de la reconnaissance et du respect”» (le Devoir, 31 mars 2006, p. A1).

La qualification-serpent-de-mer, qui réapparaît périodiquement, est dite du fédéralisme asymétrique ou du fédéralisme de traviole.

«Le ROC [rest of Canada] appuie le concept de fédéralisme asymétrique de Jean Charest» (le Devoir, 3 septembre 2004).

«Un fédéralisme asymétrique qui respecte les compétences du Québec» (le Devoir, 17 septembre 2004, p. A9).

«Le premier ministre doit agir vite, sinon le malentendu s’accentuera, et le fédéralisme asymétrique prendra le chemin de la société distincte» (la Presse, 25 octobre 2004, p. A18).

«La paradoxale asymétrie. Pour la première fois, le fédéralisme asymétrique fait son apparition dans une conférence fédérale-provinciale» (le Devoir, 18-19 septembre 2004, p. B1).

Ce fédéralisme était dans le journal de ce matin :

«Le gouvernement Trudeau envisage une nouvelle version du “fédéralisme asymétrique” […]» (la Presse+, 14 juin 2016).

Peut-être n’est-il donc pas absolument complètement mort.

De fils en père, au hockey

David McNeil, In the Pressure of the Moment, 2016, couverture

Vous vous appelez David McNeil. Gerry McNeil (1926-2004), votre père, a été gardien de but pour les Canadiens de Montréal — c’est du hockey. Vous êtes professeur de lettres et vous vous intéressez à la littérature sportive et à l’évolution du hockey. Vous publiez In the Pressure of the Moment. Remembering Gerry McNeil. Quel genre de livre allez-vous écrire ?

C’est une biographie sportive de Gerry McNeil : ses débuts au hockey dans sa ville natale, Québec; l’occasion offerte par la Deuxième Guerre mondiale de passer professionnel; les années dans la Ligue de hockey sénior du Québec avec les Royals, puis plus tard dans la Ligue américaine; la (brève) carrière montréalaise (essentiellement de 1950-1951 à 1953-1954), après Bill Durnan et avant Jacques Plante. Cela suppose le récit de matchs importants, appuyé par des souvenirs et une utilisation constante des sources journalistiques (articles, photographies, films), et une évaluation globale : «The small guy always played big when something was on the line» (p. 212; Le petit gardien jouait toujours de gros matchs quand l’enjeu était important). Une question est récurrente : Gerry McNeil a-t-il pris une retraite prématurée à cause de la pression nerveuse ? Cela a sûrement guidé en bonne partie sa décision (p. 208), mais il n’était pas le seul dans cette situation, comme l’atteste l’histoire personnelle de Bill Durnan, de Terry Sawchuck ou de Glenn Hall (p. 207).

Sauf dans le dernier chapitre, «The Hockey Sweater», In the Pressure of the Moment est d’abord et avant tout une biographie sportive; les autres éléments de la vie de Gerry McNeil ne sont pas le centre d’intérêt principal du livre. Cela étant, un fils parlant de son père ne peut pas ne pas se mettre en scène. David McNeil le fait sans insistance, dans le texte comme dans l’iconographie, utilisant ses souvenirs, mais aussi la mémoire familiale.

Au-delà du cas de Gerry McNeil, l’ouvrage propose une réflexion sur les discours entourant le hockey. David McNeil est particulièrement sensible à la photographie et c’est une des forces de son travail que de montrer son rôle dans la constitution des imaginaires sportifs (de la boxe et du hockey, surtout). Il aborde aussi la littérature sur le hockey (p. 232-242), bien que son père y ait été assez peu représenté (p. 218-220). Il est encore question de la télévision et de la radio. Dans le premier cas, il aurait probablement été utile de comparer la pénétration de la télévision selon les provinces canadiennes; en 1956, quatre ans après son introduction au pays, près des deux tiers des ménages québécois (64,2 %) auraient possédé la télévision, selon Yvan Lamonde et Pierre-François Hébert (1981, p. 65), ce qui suppose une importance peut-être plus grande qu’on ne le pense habituellement du spectacle hockeyistique télévisuel. L’importance de la radio, elle, ne doit jamais être sous-estimée. Ken Dryden l’avait parfaitement saisi en 2000, quand il parlait des années 1940 et 1950 et de l’image de Maurice Richard :

And this was an easier time to be a hero. This was before TV. Very few people ever actually saw Richard play. […] Radio was perfect for heroes. Radio was live. Radio games offered an unknowable result. Radio meant lying in the darkness and, to the words of an excited storyteller, painting pictures of everything you heard. It meant using your own imagination. There has never been a bad game played on radio.

(C’était plus facile alors d’être un héros. C’était avant la télé. Très peu de gens ont vraiment vu jouer Richard. […] La radio était parfaite pour les héros. La radio, c’était en direct. La radio, c’était des matchs imprévisibles. La radio, ça voulait dire être étendu dans le noir et, grâce aux mots d’un conteur ardent, peindre des images de ce que vous entendiez. Ça voulait dire vous servir de votre imagination. On n’a jamais joué un mauvais match à la radio.)

Avec la transformation de la couverture médiatique, c’est le rapport au temps et à la mémoire qui change chez les spectateurs : «In the day of the newsreel, the pressure of the moment could last a week» (p. 188; Au temps des actualités filmée, la pression du moment pouvait durer une semaine).

David McNeil livre enfin plusieurs réflexions sur l’évolution du hockey, à la fois comme sport (la disparition des matchs nuls, l’apparition de la reprise vidéo) et comme spectacle, souvent sur le mode de la nostalgie. Cet amateur respecte le caractère sacré du hockey («sacredness», p. 104), sa noblesse («nobility», p. 104). Dès lors, il accepte avec difficulté ce qu’est devenue l’expérience du spectateur dans les arénas modernes : les sources de distraction ne cessent de s’y multiplier, au détriment du match. (Ce n’est pas l’Oreille tendue qui va le contredire, elle qui a avancé, en 2014, «Seize mesures pour réformer le hockey et sa culture».)

Magnifiquement illustré, In the Pressure of the Moment fait découvrir une carrière, celle de Gerry McNeil, et la contextualise, tant sur les plans sportif qu’imaginaire. Son contenu est étonnant, qui mêle analyse socioculturelle, réflexions sur l’histoire et la culture du hockey, anecdotes familiales, personnelles et sportives, biographie sportive et histoire personnelle. On y apprend des masses de choses. Le fils a bien honoré la mémoire du père.

P.-S.—C’est trop rare pour ne pas être signalé : l’index de cet ouvrage ravira les lecteurs les plus maniaques.

P.-P.-S.—Ce n’est pas la première fois que l’Oreille parle de ce livre. Voir ici et .

 

Références

Dryden, Ken, «Farewell to The Rocket», Time, 155, 24, 12 juin 2000, p. 40-44. Texte traduit par Gilles Blanchard sous le titre «Il est arrivé à nous rendre fiers», la Presse, 7 juin 2000, p. S6.

Lamonde, Yvan et Pierre-François Hébert, le Cinéma au Québec. Essai de statistique historique (1896 à nos jours), Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1981, 478 p.

Melançon, Benoît, «Seize mesures pour réformer le hockey et sa culture», Nouveau projet, 05, printemps-été 2014, p. 133-137. https://doi.org/1866/28747

McNeil, David, In the Pressure of the Moment. Remembering Gerry McNeil, Vancouver, Midtown Press, 2016, 285 p. Ill.

Le français d’Ottawa

Gilles Marcotte, Une mission difficile, 1997, couverture

En 1997, Gilles Marcotte publiait un roman extravagant, Une mission difficile, qu’on pourrait sans mal rapprocher de certains textes de Jean Echenoz.

L’Oreille tendue le relisait l’autre jour et elle y tombe sur cette description d’une des deux langues officielles du Canada, telle que pratiquée par un grand fonctionnaire devant des porteurs dayaks dans la forêt de Bornéo (c’est un peu difficile à expliquer) :

Étaient-ils sensibles à la musique très particulière de ce français d’Ottawa que parlait le directeur, mâtiné de beaucoup d’anglais, d’ukrainien, de polonais et d’un peu d’acadien, dialecte étrange auquel les linguistes commençaient à s’intéresser sérieusement ? […] Il avait prononcé les derniers mots avec l’accent de Paris. Cela aussi fait partie du français d’Ottawa (p. 80-81).

Heureux linguistes !

 

Référence

Marcotte, Gilles, Une mission difficile. Roman, Montréal, Boréal, 1997, 101 p.

(Auto)censure à la dinde

Logo de l’émission de radio The Vinyl Cafe

À la mémoire de Butch

L’Oreille tendue a une confession à faire : elle aime Stuart McLean, son émission de radio, The Vinyl Cafe, ses spectacles, ses livres. (Elle s’étonne de ne pas avoir fait cet aveu plus tôt, sinon allusivement.)

Parmi les histoires de ce conteur, «Dave Cooks the Turkey» est une des plus populaires. En décembre, elle est rediffusée presque tous les ans depuis sa création en 1996. On y suit les aventures, en quelque culinaire sorte, de Dave et de la dinde qu’il a oublié de préparer pour le repas familial de Noël, Butch. C’est hilarant.

Tout allait bien jusqu’à l’an dernier, quand des défenseurs des animaux ont écrit massivement à McLean pour se plaindre de la façon dont l’auteur parlait de la… dinde. Il aurait fait preuve d’insensibilité envers elle, notamment en utilisant l’adjectif «abused» pour la décrire. En 2015, après de longues discussions avec sa productrice de Radio-Canada, Jess Milton, il a décidé de retirer trois phrases du conte, jugées offensantes, au moment de sa rediffusion.

Nouvelle levée de boucliers : les fervents admirateurs de «Dave Cooks the Turkey» refusaient, tout aussi massivement que ses détracteurs, voire plus, que l’on touche à ce «classique».

Que faire en 2016 ? Après de nouvelles discussions avec sa productrice et des échanges soutenus sur la page Facebook de l’émission, McLean a décidé de revenir à la version intégrale du conte. Il s’en explique longuement dans la livraison du 19 décembre de sa baladodiffusion, «Talking Turkey», avant de rediffuser cette demande spéciale de ses auditeurs.

Vous devriez aller écouter cela. D’une part, cela vous fera rire. D’autre part, vous aurez une fois de plus la démonstration que le ridicule ne tue pas (les censeurs).

P.-S. — Dans un de ses livres, Écrire au pape et au Père Noël, l’Oreille évoque très brièvement un des contes épistolaires de McLean.

Écrire au pape et au Père Noël, 2011, couverture

Les deux solitudes

Depuis quelques semaines, le Canada a un nouveau premier ministre, Justin Trudeau. Hier, il prononçait son discours du Trône inaugural.

Interrogé par des journalistes anglophones, Jean Chrétien avait ceci à dire à son sujet : «I don’t want to be the mother-in-law» (phrase citée par @HannahThibedeau).

Les francophones n’avaient aucun mal à comprendre l’allusion : l’ancien premier ministre ne voulait pas se comporter comme une belle-mèremother-in-law») envers le nouveau, commenter ses faits et gestes, lui donner des conseils (non sollicités), se mêler de ses affaires. (On a vu cette expression ici et .)

En revanche, certains anglophones semblent s’interroger :

Plutôt que la famille, l’automobile («backseat driver») : à chacun ses métaphores.