Le français d’Ottawa

Gilles Marcotte, Une mission difficile, 1997, couverture

En 1997, Gilles Marcotte publiait un roman extravagant, Une mission difficile, qu’on pourrait sans mal rapprocher de certains textes de Jean Echenoz.

L’Oreille tendue le relisait l’autre jour et elle y tombe sur cette description d’une des deux langues officielles du Canada, telle que pratiquée par un grand fonctionnaire devant des porteurs dayaks dans la forêt de Bornéo (c’est un peu difficile à expliquer) :

Étaient-ils sensibles à la musique très particulière de ce français d’Ottawa que parlait le directeur, mâtiné de beaucoup d’anglais, d’ukrainien, de polonais et d’un peu d’acadien, dialecte étrange auquel les linguistes commençaient à s’intéresser sérieusement ? […] Il avait prononcé les derniers mots avec l’accent de Paris. Cela aussi fait partie du français d’Ottawa (p. 80-81).

Heureux linguistes !

 

Référence

Marcotte, Gilles, Une mission difficile. Roman, Montréal, Boréal, 1997, 101 p.

(Auto)censure à la dinde

Logo de l’émission de radio The Vinyl Cafe

À la mémoire de Butch

L’Oreille tendue a une confession à faire : elle aime Stuart McLean, son émission de radio, The Vinyl Cafe, ses spectacles, ses livres. (Elle s’étonne de ne pas avoir fait cet aveu plus tôt, sinon allusivement.)

Parmi les histoires de ce conteur, «Dave Cooks the Turkey» est une des plus populaires. En décembre, elle est rediffusée presque tous les ans depuis sa création en 1996. On y suit les aventures, en quelque culinaire sorte, de Dave et de la dinde qu’il a oublié de préparer pour le repas familial de Noël, Butch. C’est hilarant.

Tout allait bien jusqu’à l’an dernier, quand des défenseurs des animaux ont écrit massivement à McLean pour se plaindre de la façon dont l’auteur parlait de la… dinde. Il aurait fait preuve d’insensibilité envers elle, notamment en utilisant l’adjectif «abused» pour la décrire. En 2015, après de longues discussions avec sa productrice de Radio-Canada, Jess Milton, il a décidé de retirer trois phrases du conte, jugées offensantes, au moment de sa rediffusion.

Nouvelle levée de boucliers : les fervents admirateurs de «Dave Cooks the Turkey» refusaient, tout aussi massivement que ses détracteurs, voire plus, que l’on touche à ce «classique».

Que faire en 2016 ? Après de nouvelles discussions avec sa productrice et des échanges soutenus sur la page Facebook de l’émission, McLean a décidé de revenir à la version intégrale du conte. Il s’en explique longuement dans la livraison du 19 décembre de sa baladodiffusion, «Talking Turkey», avant de rediffuser cette demande spéciale de ses auditeurs.

Vous devriez aller écouter cela. D’une part, cela vous fera rire. D’autre part, vous aurez une fois de plus la démonstration que le ridicule ne tue pas (les censeurs).

P.-S. — Dans un de ses livres, Écrire au pape et au Père Noël, l’Oreille évoque très brièvement un des contes épistolaires de McLean.

Écrire au pape et au Père Noël, 2011, couverture

Les deux solitudes

Depuis quelques semaines, le Canada a un nouveau premier ministre, Justin Trudeau. Hier, il prononçait son discours du Trône inaugural.

Interrogé par des journalistes anglophones, Jean Chrétien avait ceci à dire à son sujet : «I don’t want to be the mother-in-law» (phrase citée par @HannahThibedeau).

Les francophones n’avaient aucun mal à comprendre l’allusion : l’ancien premier ministre ne voulait pas se comporter comme une belle-mèremother-in-law») envers le nouveau, commenter ses faits et gestes, lui donner des conseils (non sollicités), se mêler de ses affaires. (On a vu cette expression ici et .)

En revanche, certains anglophones semblent s’interroger :

Plutôt que la famille, l’automobile («backseat driver») : à chacun ses métaphores.

Ce serait comme…

Daniel Grenier, l’Année la plus longue, 2015, couverture

Ce serait comme une histoire de l’Amérique du Nord (de la Nouvelle-France, pendant la guerre de Sécession, en 2047), avec des voyages et du sang, des histoires d’horreur et des histoires d’amour, des guerres et des souvenirs de famille, du réalisme et du fantastique.

Ce serait comme du Mordecai Richler, celui de Barney’s Version (1997). Des gens meurent, mais on ne vous explique pas comment. Vous êtes assez grand pour comprendre. (Et il y a les Gursky qui font une visite.)

Ce serait comme du Jonathan Frantzen, pour la possibilité de s’indigner, notamment du sort des Noirs et des Amérindiens, mais sans le côté premier de classe si fâcheux chez l’auteur de Freedom (2010).

Ce serait comme du Michel Houellebecq, surtout à la fin, par la dimension science-fictionnesque, sans la nécessité de lire des descriptions de tous les orifices humains et de leurs usages.

Ce serait comme du William S. Messier (Dixie, 2013), passionné lui aussi par les archives et par les frontières.

Ce serait comme du Daniel Grenier, avec le sens de l’ironie fine qu’on trouvait dans Malgré tout on rit à Saint-Henri (2012).

Ça tombe bien parce que c’est du Daniel Grenier. Ça s’appelle l’Année la plus longue (2015). C’est magnifiquement construit. C’est raconté par on ne sait qui, et ce n’est pas du tout grave.

C’est à lire.

P.-S. — Ce serait aussi comme du Catherine Leroux, du Maxime Raymond Bock et du Jean-François Chassay, à qui Daniel Grenier s’est permis d’«emprunter certains de leurs personnages» (p. [425]).

 

Références

Franzen, Jonathan, Freedom. A Novel, Toronto, HarperCollins, 2010, 562 p.

Grenier, Daniel, Malgré tout on rit à Saint-Henri. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 07, 2012, 253 p.

Grenier, Daniel, l’Année la plus longue. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 10, 2015, 422 p.

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Richler, Mordecai, Solomon Gursky Was Here, Harmondsworth, Penguin Books, 1990, 557 p. Édition originale : 1989.

Richler, Mordecai, Barney’s Version. With Footnotes and an Afterword by Michael Panofsky, Toronto, Alfred A. Knopf, 1997, 417 p. Paru en français sous le titre le Monde de Barney. Accompagné de notes et d’une postface de Michael Panofsky, Paris, Albin Michel, coll. «Les grandes traductions», 1999, 556 p. Traduction de Bernard Cohen. Édition originale : 1997.

Accouplements 34

Mordecai Richler, Barney’s Version, 1997, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

C’était mal vu de la mère du chroniqueur Pierre Foglia :

À la table, au grand désespoir de son épouse, [le père de Pierre Foglia] garde son béret et sifflote, bras croisés, bien appuyé sur le dossier, heureux malgré tout (Foglia l’Insolent, p. 21).

C’était mal vu de la mère de la seconde deuxième femme de Barney Panofsky, «the second Mrs. Panofsky», le personnage de Mordecai Richler :

«And, whatever you do, no whistling at the table. Absolutely no whistling at the table. She can’t stand it

«But I’ve never whistled at the table in my life

[…]

In fact, my behaviour was four-star exemplary until she told me how she had adored Exodus, by Leon Uris, and, all at once, I began to whistle «Dixie».

«He’s whistling at the table.»

«Who ?» I asked.

«You

«But I never. Shit was I ?»

«He didn’t mean to, Mother

«I apologize», I said, but when the coffee came I was so nervous I found myself suddenly whistling «Lipstick on Your Collar», one of that year’s hit numbers, stopping abruptly. «I don’t know what’s got into me» (Barney’s Version, p. 197).

Siffler, c’est parfois plus fort que soi.

 

Références

Bernier, Marc-François, Foglia l’Insolent, Montréal, Édito, 2015, 383 p.

Richler, Mordecai, Barney’s Version. With Footnotes and an Afterword by Michael Panofsky, Toronto, Alfred A. Knopf, 1997, 417 p. Paru en français sous le titre le Monde de Barney. Accompagné de notes et d’une postface de Michael Panofsky, Paris, Albin Michel, coll. «Les grandes traductions», 1999, 556 p. Traduction de Bernard Cohen. Édition originale : 1997.