D’Olivier Niquet et du motté

Samuel Archibald, Quinze pour cent, 2013, couverture

Dans l’édition du 1er février de Tourniquet, son infolettre, Olivier Niquet — oui, celui-là — fait un aveu : il souhaite populariser le mot motté.

Motté ?

Nous l’avons croisé sous la plume de Samuel Archibald, en 2013, dans Quinze pour cent : les mottés (p. 43) y étaient associés à la «race désargentée et bannie» (p. 55) dont il était beaucoup question dans le livre.

Les définitions qu’a pu rassembler l’Oreille tendue vont toutes dans le même sens : il ne fait pas bon être motté.

«Personne à l’allure négligée, qui ne paie pas de mine, qui semble (ou est) droguée, qui ne paraît pas entièrement présente d’esprit»; «Synonyme : pouilleux» (Wiktionnaire);

«Selon la culture policière, se dit d’un individu aux apparences criminelles. Syn : Bum, voyou, face à menottes»; «Quelqu’un qui fait preuve de mauvais jugement, cela dû à son manque de culture, sans doute aussi d’un manque d’intelligence» (la Parlure);

«Se dit d’une personne pas très allumée, plutôt niaiseuse sur les bords» (le Journal de Québec, 16 décembre 2014);

«Imbécile. Nono» (Léandre Bergeron, 1981, p. 123).

Le motté a une existence musicale. En 2011, Turbo distorsion lance l’album King Motté. Deux ans plus tard, Bleu Jeans Bleu enregistre «Motel motté» (clip).

Il existe, à Ivry-sur-le-Lac, une baie Motté et, aux Escoumins, une anse à Motté. La Commission de toponymie du Québec ne cache pas son ignorance : «L’origine de ce nom et, le cas échéant, sa signification n’ont pu être déterminées jusqu’à maintenant.»

Quelle est l’origine du mot ? Il paraît surtout d’un emploi régional, mais les sources sont contradictoires. Le Journal de Québec l’associe à la Côte-Nord. Il aurait eu cours à Rimouski dans les années 1990. René Audet évoque la région du Granit, propose une définition — «crotté de longue date (?)» (Twitter) — et avance prudemment une étymologie — «fait référence aux mottes de bouette séchée dans le poil des pattes d’animaux ??» (Twitter) Selon Samuel Archibald, motté n’a pas «pas cours au Saguenay» : «L’expression est là pour marquer que Yawatha ramasse des mots un peu partout» (Twitter).

À votre service.

P.-S.—Vous diriez à l’Oreille qu’il y a une parenté entre le motté et le jigon qu’elle ne serait pas exagérément étonnée.

 

[Complément du 12 février 2022]

Rimouski dans les années 1990 ? Mathieu Arsenault confirme et précise : «“Motté” désignait quelque chose comme un jeune, de village souvent mais pas exclusivement, métalleux, amateur de quatre roues, de motocross, etc. L’équivalent d’un gawa au Saguenay-Lac-Saint-Jean» (Twitter).

Sur la page Facebook de l’Oreille, Gilles Desjardins renvoie au logiciel Antidote — «Se motter : [CHASSE] se cacher derrière des mottes de terre, en parlant du gibier» — et au Centre de national de ressources textuelles et lexicales. Il se pose une question tout à fait pertinente : «À rapprocher de bouseux, cul-terreux ?»

L’Oreille ne connaît rien à Rocks et belles oreilles. Elle remercie @lamymyk de lui avoir fait découvrir ceci, qui incarnerait «l’image parfaite du motté» :

 

 

Références

Archibald, Samuel, Quinze pour cent, Montréal, Le Quartanier, coll. «Nova», 1, 2013, 67 p.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Du pétard

Paul Verchères, Meurtre au hockey, [1953], couverture

En 2001, Shaka les chantait :

Méchants pétards, méchants pétards, méchants pétards
Méchants pétards, méchants pétards, méchants pétards

En 1972, Trevanian parlait de «beau pétard» (p. 11).

Dans les deux cas, il s’agissait de louanger la plastique de personnes du sexe.

L’expression est plus ancienne encore. On la trouve en 1953 chez Paul Verchères :

Le grand vieux se pencha vers son compagnon et lui dit assez haut, pour que les filles l’entendent :
— Deux beaux pétards, hein Aristide (p. 25).

Ce sera tout pour l’instant.

P.S.—Il a été question du contact des langues chez Trevanian ici et de la langue de puck chez Verchères .

 

[Complément du 6 décembre 2021]

«Les deux pétards» de Richard Desjardins (l’Existoire, 2012) sont une «déesse» et un «loup alpha en cuir d’agneau». On les retrouvera morts dans une chambre d’hôtel :

Le coroner lit le verdict
Ça s’est passé vers les minuit
Je suis formel catégorique
Nos beaux pétards
Sont morts d’ennui

 

Références

Desjardins, Richard, «Les deux pétards», l’Existoire, disque audionumérique, étiquette Foukinic, 2012, 5 minutes 1 seconde.

Shaka, «Méchants pétards», disque audionumérique, étiquette Guy Cloutier Communications, PGC-CD-132 DJ, 2001, 3 minutes 1 seconde.

Trevanian, The Main, New York, Harcourt Brace Jovanovitch, 1972. Réédition : New York, Jove, 1977, 332 p.

Verchères, Paul [pseudonyme d’Alexandre Huot ?], Meurtre au hockey, Montréal, Éditions Police journal, coll. «Les exploits policiers du Domino Noir», 300, [1953], 32 p.

La culture Stihl

Scie à chaîne Stihl

Les fidèles bénéficiaires de l’Oreille tendue savent qu’elle a récemment fait une acquisition sylvicole. Un de ses collègues — et néanmoins ami — lui a offert la pièce qui manquait à sa garde-robe : une casquette aux couleurs de sa tchén’ssâ.

Sur Twitter, la réaction de @rafov74 à l’annonce de ce cadeau vestimentaire comportait un passage d’une chanson :

J’pense que chu rendu là
Un p’tit r’tour à’ terre ben gawa
Avec un bon vieux tracteur à battre
Pis ben d’la réguine 4×4
Me semble donc qu’ça s’rait débile
J’aiguiserais enfin ma Stihl
Pour faire mon propre bois
Parc’ que chu plus Stihl qu’Husqvarna

On aura (évidemment) reconnu la chanson «Me d’mandait ma blonde», du Québec Redneck Bluegrass Project.

Ne voulant pas être en reste, l’Oreille lui a répondu avec une citation romanesque :

Je me suis assis sur un tréteau de bois pendant que Michel rangeait quelques outils. J’ai, évidemment, remarqué la nouvelle Miss Octobre du calendrier Stihl : une fille en maillot de bain rose tenant une grosse scie à chaîne, à cheval sur un tronc d’arbre (Léthargie, p. 44).

On n’arrête pas l’érudition.

P.-S.—En effet : ce n’est pas la première fois que l’Oreille cite ces phrases de Sylvain Hotte.

 

Référence

Hotte, Sylvain, Panache. 1. Léthargie, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 1, 2009, 230 p.

Les zeugmes du dimanche matin et de Steven Jezo-Vannier

Steven Jezo-Vannier, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, 2021, couverture

«Les jeunes filles partagent les plats de pâtes et les enseignements de l’école publique no 18, sur Park Hill avenue» (p. 29).

«Le 2 octobre, Ella avance péniblement sous les projecteurs du Music Hall Center de Détroit, soutenue par les applaudissements de la salle et le bras d’un assistant» (p. 351).

Steven Jezo-Vannier, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, Marseille, Le mot et le reste, 2021, 367 p.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 1er juillet 2021.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Histoire d’une voix

Steven Jezo-Vannier, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, 2021, couverture

Comme tous les biographes d’Ella Fitzgerald, Steven Jezo-Vannier, qui vient de publier Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, est confronté à une vraie difficulté. Comment raconter la vie d’une artiste dont on ignore tant de choses de la vie personnelle, notamment au sujet de son enfance et de son adolescence ? On proposera alors de suivre à la trace la carrière de cette artiste.

Ella Fitzgerald naît en 1917 à Newport News (Virginie) et meurt en 1996 à Beverly Hills (Californie). À la fin de l’adolescence, elle se fait remarquer en gagnant des concours amateurs de chants à Harlem, avant d’être recrutée par Chick Webb pour son orchestre. Ses conseillers (agents, producteurs) sont s’abord Moe Gale et Joe Glaser, puis Milt Gabler. Quand Norman Granz entre en jeu, la carrière de Fitzgerald paraît prendre un élan nouveau. Ardent défenseur du jazz et militant antiraciste, Granz lance notamment la série des Great American Songbooks (Cole Porter, Rodgers & Hart, Duke Ellington, Irving Berlin, George et Ira Gershwin, Harold Arlen, Jerome Kern, Johnny Mercer); entre 1956 et 1964, cette série d’enregistrements fera autant pour asseoir la carrière de Fitzgerald que pour démontrer la légitimité du jazz comme musique sérieuse de l’Amérique. Entre les années 1930 et la fin des années 1980, la chanteuse passera son temps en tournée aux quatre coins du globe; cela ne lui permet guère d’avoir une vie privée (amoureuse, familiale) riche. On l’entend à la radio, on la voit à la télévision. Ses dernières années sont marquées par des maladies à répétition.

Sur le plan musical, l’auteur présente clairement ce qui caractérise celle qui fut d’abord «The First Lady of Swing», puis «The First Lady of Jazz», et enfin «The First Lady of Song» : étendue du registre vocal; sens du rythme; clarté de la diction; goût de l’improvisation; maîtrise du scat, sa «signature artistique» (p. 82); énergie en apparence à toute épreuve; étendue de son répertoire (on le lui a souvent reproché), des ballades classiques du jazz aux chansons des Beatles, en passant par le blues et le country. Les amis et collaborateurs y sont : Louis Armstrong, Duke Ellington, Oscar Peterson, Count Basie, Joe Pass, Frank Sinatra, Ray Brown, Dizzy Gillespie, etc. Les faiblesses ne sont pas masquées : chez Capitol, Fitzgerald s’est «égarée» (p. 311). La comparaison avec Billie Holiday est une figure obligée de ce genre de livre.

Jezo-Vannier suit méthodiquement et dans le détail la carrière de la chanteuse. Son ouvrage est d’abord et avant tout une synthèse des travaux existants, dûment cités en notes. Il est quand même quelques aspects de cette carrière sur lesquels il apporte un éclairage neuf. C’est le cas quand l’auteur explique comment l’orientation stylistique d’Ella Fitzgerald doit beaucoup plus qu’on ne le dit à Milt Gabler; toutes les réussites de la chanteuse ne sont pas le fait du seul Granz, malgré ce que lui-même a pu prétendre (p. 166, p. 181, p. 210). Un autre passage (p. 262-263), sur le quoting, cette «tradition du jazz qui consiste à citer et intégrer différents airs dans une même chanson» (p. 263), est également novateur.

Sur le plan de la psychologie fitzgeraldienne, Jezo-Vannier insiste sur l’insécurité de la chanteuse : «Consciemment ou non, Ella utilise la chanson pour apaiser ses doutes et être aimée» (p. 40); «Le manque d’estime déforme la vision qu’Ella a d’elle-même» (p. 89); «Sa vision d’elle-même et de ses capacités est déformée par le doute» (p. 177); «Hypersensible, elle peut facilement chavirer, se renfermer et subir les affres de la dépression» (p. 290). Cela ne fait pas de doute.

Sauf pour les dernières années de la vie de Fitzgerald, traitées un peu succinctement, cette biographie musicale donne à lire avec honnêteté et précision une carrière hors du commun.

 

Référence

Jezo-Vannier, Steven, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, Marseille, Le mot et le reste, 2021, 367 p. Ill.