Voltaire, au Québec, en… 1837

Denis Héroux, Quelques arpents de neige, film, 1972, épigraphe

En 1972, le réalisateur Denis Héroux intitule Quelques arpents de neige son film de fiction sur les événements qui ont secoué le Bas-Canada en… 1837-1838. Que l’on parle de «troubles», de «révolte», voire de «guerre civile» pour désigner ces événements, on s’entend pour dire qu’il s’agit de luttes politiques entre francophones et anglophones. Elles seront coûteuses en vies humaines : les personnages principaux du film, des Canadiens français et des Bretons installés au Canada, mourront presque tous, par leur propre main ou par celle des Anglais, les «habits rouges».

Le film, tourné entièrement en hiver, dans un paysage enneigé, s’ouvre sur une citation, reproduite à l’écran, du Candide (1759) de Voltaire : «Vous savez que ces deux nations — la France et l’Angleterre — sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu’elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut. Voltaire, Candide, chapitre XXIII.» À un élément près, placé entre tirets («la France et l’Angleterre»), la citation, en lettres rouges sur fond blanc, est fidèle.

Plus loin dans le film, il sera question de quelques autres textes. Les personnages de Julie Lambert (jouée par Christine Olivier) et de Simon de Bellefeuille (Daniel Pilon) s’échangeront des répliques du Cid de Corneille («Je vais mourir, Madame»), devant des ouvrages religieux de la Collectio aveliana. Un curé (Roland Chenail) citera saint Augustin et un mandement épiscopal, et il essaiera d’évoquer en chaire «le philosophe de Genève», Jean-Jacques Rousseau, mais sans succès : les tenants de la Rébellion l’interrompront. En revanche, le nom de Voltaire et le titre de Candide ne seront jamais prononcés. L’évocation des «quelques arpents de neige», en titre, puis en épigraphe, suffit. C’est un lieu commun que tous devraient comprendre.

Daniel Pilon, la vedette masculine du film, vient de mourir à 77 ans.

P.-S.—Ce texte est tiré de l’article suivant :

Melançon, Benoît, contribution au dossier «Enquête sur la réception de Candide (XV). Coordonnée par Stéphanie Géhanne Gavoty», Cahiers Voltaire, 16, 2017, p. 174-175.

P.-P.-S.—Pour une vidéo sur la fortune de l’expression «Quelques arpents de neige» au Québec, on cliquera ici.

P.-P.-P.-S.—Dans sa version restaurée par le programme Éléphant. Mémoire du cinéma québécois, le film de Héroux est disponible pour location sur les plateformes Illico (Vidéotron) et iTunes (Apple).

Denis Héroux, Quelques arpents de neige, film, 1972, affiche

 

Accouplements 79

Georges Dufaux et Jacques Godbout, Pour quelques arpents de neige…, film, 1962

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Ce tweet, au hasard :

Au début des années 1960, les choses étaient bien différentes. À la quinzième minute de leur «reportage» intitulé Pour quelques arpents de neige… (Office national du film, 1962), Georges Dufaux et Jacques Godbout interrogent un père et sa fille qui ont quitté Alep pour s’établir au Canada. Leur optimisme contraste douloureusement avec la situation actuelle. (On peut voir le film ici.)

P.-S. — Outre son titre, emprunté au début du vingt-troisième chapitre de Candide, le film ne fait qu’une allusion à ce conte de Voltaire : d’Halifax, l’immigrant «prendra le train pour traverser les quelques arpents de neige de son nouveau pays».

 

[Complément du 25 janvier 2023]

Tic cinématojournalistique

Denys Arcand, le Confort et l’indifférence, film, 1981, affiche

Soit la phrase suivante, tirée d’un texte récent d’Yvon Rivard :

«J’espère que le pipeline Énergie Est — qui vise à blanchir le sable sale en l’exportant — ou que l’incroyable loi 106 sur la politique énergétique — qui traduit concrètement le déracinement politique du peuple — vont réveiller tous ceux que le confort a endormis dans l’indifférence sociale et spirituelle ou qui croient qu’il suffit de vouloir un pays et de définir ses valeurs pour échapper à la mondialisation de l’insignifiance.»

Soit celles-ci, dans le Devoir :

«Pourtant, il manque parfois un peu d’air de l’extérieur. Les motifs des uns et des autres, ce qui les amène à quitter leur emploi (le cas de Marcel Chaput, fonctionnaire fédéral, est bien connu), la sécurité et, tant qu’à y être, le confort et l’indifférence, comment s’expliquent-ils ?» (9-10 mai 2015, p. F4)

«À la fin, on reste avec l’impression que, épousant de trop près la logique de son sujet, Dimanche napalm nous rejoue la chanson du confort et de l’indifférence sans allumer de nouveaux feux» (15 novembre 2016, p. B7).

Soit les titres de presse suivants :

«L’inconfort de la différence», le Devoir, 16 novembre 2016, p. B9.

«L’inconfort et l’indifférence», la Presse+, 20 mars 2016.

«Le confort et la différence. La nouvelle pièce de Steve Gagnon dénonce cette “vie préfabriquée” imposée socialement», le Devoir 5-6 mars 2016, p. E3.

La conjonction, donc, des mots (in)confort et (in)différence. Pour quelqu’un d’étranger au Québec, sa fréquence pourrait étonner. Le mystère s’éclaircit facilement : en 1981, Denys Arcand tournait un film intitulé le Confort et l’indifférence.

Comme la paire hiver / force, (in)confort / (in)différence est un des lieux communs de la titrologie de souche.

 

[Complément du 3 juillet 2019]

En titre ?

«Le confort et l’indifférence» (le Devoir, 3 juillet 2019, p. A7).

«Au sud du confort et de l’indifférence» (la Presse+, 4 mars 2017).

«Le confort et l’indifférence» (le Code Québec, 2016, p. 95).

Dans le corps du texte ?

«“Nous n’avons jamais été aussi libres”, constate [Bernard] Émond, mais nous gaspillons cette liberté dans le confort et l’indifférence» (le Devoir, 21-22 janvier 2017, p. F6).

«Mais c’est un cercle vicieux, bien sûr. Plus nous nous engourdissons dans le confort et l’indifférence, plus ces plaisirs prennent la place des choses qui pourraient nous offrir un contentement véritable, et moins justement nous sommes satisfaits de notre existence. Alors nous retombons dans les obsessions, les addictions et la perte de sens généralisée» (Nouveau projet, 13, printemps-été 2018, p. 20).

«L’exploit sportif fait rêver. Il renvoie à l’amateur de sport, affalé dans le confort et l’indifférence de son sofa, une version sublimée de lui-même» (Dans mon livre à moi, p. 9).

«Les élèves de collèges qui ont réveillé la belle province endormie dans son “confort” et son “indifférence” forment les premières cohortes qui ont vécu la tant décriée réforme de l’éducation québécoise. La grève étudiante montre à quel point ces élèves ont intégré les fameuses compétences transversales : exploiter l’information; résoudre des problèmes; exercer son jugement critique; mettre en œuvre sa pensée créatrice; se donner des méthodes de travail efficaces; exploiter les technologies de l’information et de la communication; actualiser son potentiel; coopérer; communiquer de façon appropriée» (Martin Lépine, dans Carré rouge, p. 66).

Le temps serait-il venu d’envisager un (autre) moratoire ?

 

[Complément du 4 juillet 2019]

Ceci, dans la Presse+ du jour. Décidément…

«Le confort et l’indifférence», la Presse+, 4 juillet 2019

 

Références

Léger, Jean-Marc, Jacques Nantel et Pierre Duhamel, le Code Québec. Les sept différences qui font de nous un peuple unique au monde, Montréal, Éditions de L’Homme, 2016, 237 p. Ill.

Nadeau, Jacques, Carré rouge. Le ras-le-bol du Québec en 153 photos, Montréal, Fides, 2012, 175 p. Ill. Note de l’éditeur par Marie-Andrée Lamontagne. Préface de Jacques Parizeau. Postface de Marc-Yvan Poitras.

Niquet, Olivier, Dans mon livre à moi, Montréal, Duchesne et du Rêve, 2017, 295 p. Ill. Mot de l’éditeur (Patrice Duchesne). Préface de Jean-René Dufort.

Rivard, Yvon, «Le péril qui sauve», Nouveau projet, numéro hors série «RétroProjecteur 2016-2017», 2016, p. 19.

Le niveau baisse ! (1969)

(«Le niveau baisse !» est une rubrique dans laquelle l’Oreille tendue collectionne les citations sur le déclin [supposé] de la langue. Les suggestions sont bienvenues.)

 

«La lente mais réelle désagrégation de la langue française au Québec, résultat de la situation politico-sociale globale, a favorisé l’épanouissement d’un cinéma qui ne fait pas confiance, dans la plupart des cas, aux entremises des structures linguistiques tel le scénario.»

Source : André Belleau, «Le cinéma québécois», Europe, 478-479, février-mars 1969, p. 246-251, p. 249-250.

 

Pour en savoir plus sur cette question :

Melançon, Benoît, Le niveau baisse ! (et autres idées reçues sur la langue), Montréal, Del Busso éditeur, 2015, 118 p. Ill.

Benoît Melançon, Le niveau baisse !, 2015, couverture

Autopromotion 268

Conférence sur Maurice Richard, affiche, novembre 2016

L’Oreille tendue s’en va voir ailleurs si elle y est. Elle en profitera pour causer à l’Université de Rouen.

«Le plus beau but de l’histoire du monde. Maurice Richard et la culture sportive au Québec», cours d’histoire, 15 novembre 2016, 14 h.

«Langue et littérature au Québec en 2016», cours sur les littératures des Amériques en français, 16 novembre 2016, 11 h.

«André Belleau et le cinéma», colloque Le créateur et son critique, 18 novembre 2016, 11 h 30.